Abdallah-Najib Refaïf

Journaliste culturel, chroniqueur et auteur.

45 minutes, plus l’éternité

Le 29 novembre 2022 à 11h34

Modifié 29 novembre 2022 à 11h36

C’est fou comme un passé proche peut paraître maintenant aussi ancien que le Moyen-Âge. C’était au temps des images en noir et blanc et la télé n’était encore qu’un meuble de luxe rare et inaccessible pour les gens de peu. Le Maroc s’était qualifié pour la première fois de son histoire à la Coupe du Monde, et ce fut le premier pays africain et la 2e nation arabe depuis l’Égypte en 1934.

On l’avait su en écoutant la radio ou, pour quelques rares personnes instruites, en lisant le journal. De l’équipe nationale on ne savait que peu ou pas grand-chose, mais on reconnaissait tout de même quelques joueurs dont les noms revenaient dans nos conversations faites de commentaires maintes fois relayés et relatés par de plus prétendus avertis. Ces conversations se nourrissaient aussi des exploits de tel joueur rapportés et exagérés à souhait par les plus mythos d’entre nous. Et il y en avait des mythos, car nous vivions de rêves, de fèves, de pain sec et de faits imaginaires dans le foot comme dans le cinéma, seuls spectacles disponibles et champs ouverts sur tous les fantasmes.

Et voilà que notre équipe nationale s’en va conquérir le monde dans cette contrée lointaine nommée Mexico. Le nom déjà faisait rêver les adolescents que nous étions et nous renvoyait à ces films westerns dont nous nous gavions dans la salle du quartier, Apollo, à la lisière des grands remparts qui ceignent la ville. Mais c’est surtout la présence d’un joueur de notre quartier qui va faire notre bonheur et notre fierté. On le connaissait déjà comme un joueur de talent dans l’équipe de la ville, le MAS et le voilà sélectionné dans le onze qui va affronter une des meilleures équipes du monde, celle de l’Allemagne. Moulay Driss, présenté maintenant sur la liste officielle des joueurs retenus sous son nom de famille, Khannoussi, que nous ignorions jusqu’à ce jour. Depuis, la maison où il vivait avec ses parents ne désemplissait pas. Les habitants du quartier y passaient une tête pour saluer ses proches, les hommes pour réciter des prières ardentes et les femmes pour lancer des youyous stridents. Quant à nous autres, jeunes et enfants des rues étroites, nous campions devant la maison comme si les matchs devaient s’y dérouler sur place. C’est de voir les matchs justement que nous nous languissions. Comment faire alors qu’aucun des habitants du quartier ne possédait un poste de télévision ? La radio ne pouvait remplacer les images malgré le bagout sonore et l’art oratoire trop bavard des commentateurs vedettes de l’époque.

Une folle rumeur circulait sur l’opportunité de visionner les matchs en direct à la télé dans un magasin de la ville nouvelle. En effet, un des deux seuls commerces de la ville vendant de l’électroménager avait exposé un téléviseur dans la vitrine trônant sur un réfrigérateur blanc immaculé. Mais deux heures avant la rencontre qui allait opposer l’équipe du Maroc à la sélection allemande, une foule compacte et bruyante campait déjà devant le magasin et les plus costauds avaient réservé les meilleure place nez sur la vitrine. Certains les monnayaient au prix fort inventant ainsi bien avant l’heure le pay-per-view et la télé payante.

La rencontre historique du premier tour entre les deux équipes va se dérouler dans le stade d’une ville dont nous avions retenu le nom comme s’il s’agissait d’une bourgade de chez nous. Guadalajra, le "kh" de la jota espagnole bien prononcé et très familier, car il était d’origine arabe comme nous avait appris le téléspectateur le mieux scolarisé de la foule, le nez collé à la vitrine qui enfermait le téléviseur. Il signifie même, ajouta-t-il imbu de sa science en histoire-géo : "le torrent qui emporte tout"  (El oued al jarre), nom donné par les Arabes andalous à une rivière en Espagne… On ne lui demandait pas tant de savoir, impatients que nous étions  de voir d’abord le match. Mais ce nom arabe était de bon augure, un peu comme un signe du destin quant à l’issue de la rencontre. Et ce fut le cas pendant une mi-temps. Notre sélection va battre la vaillante équipe de l’Allemagne de l’Ouest à l’époque par un but à zéro pendant 45 minutes. Plus l’éternité. Un demi-match remporté contre des joueurs comme Beckenbauer, Muller, Vogt, Maier avant de s’incliner par 2 à 1 seulement.  Le but du Maroc est inscrit par Hommane, le joueur du Raja de Casablanca qui, d’émotion, va s’évanouir juste après et au moment où la balle fut remise au centre. Il venait peut-être de réaliser, tout comme nous autres derrière la vitre suivant le match sans le son, qu’il avait inscrit son nom dans l’histoire du foot. Mais qui s’en souvient encore ? Surtout depuis la formidable performance du Onze national contre les Diables rouges de Belgique, ce dimanche dernier quelque part au Qatar. Seule une maigre et laconique fiche de Wikipédia consacrée à cette rencontre de Guadalajara cite son prénom, en nous apprenant que son nom de famille est Jarir. Merci aux wikipédistes d’accomplir ce devoir de mémoire à notre place.

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