Protectorat. Révélations sur la politique de la dette française au Maroc

Mehdi Michbal | Le 26/7/2020 à 9:55

Dans son livre « Dette publique & Impérialisme au Maroc (1856-1956) », le chercheur franco-marocain Adam Barbe raconte le rôle ambigu qu’a joué la France au Maroc par le biais de l’endettement public. Une thèse où il démonte le mythe du « rôle positif » de la colonisation, en démontrant que derrière les politiques d’équipement réalisées par la France se cachait bien souvent des intérêts purement mercantilistes.

Après avoir asphyxié le Maroc par l’endettement, la France a pris le contrôle du Royaume officiellement en 1912 après la signature du traité du protectorat. Un protectorat qui durera jusqu’en 1956, date de déclaration de l’indépendance du Maroc. Dans la majorité des récits historiques, on raconte que ces 44 années de domination française sur le Maroc ont permis de développer le Royaume, de le doter d'infrastructures (routes, ponts, chemins de fer, électricité, barrages…), de créer de nouveaux centres urbains, une administration moderne et ont jeté les bases de la construction de l’Etat marocain tel qu’on le connaît aujourd’hui.

Ce récit de la colonisation bienfaisante qui apporte aux pays colonisés prospérité, modernité et développement continue d’alimenter les débats actuels, comme le démontrent les polémiques houleuses nées après les déclarations de repentance faites par le président français Emmanuel Macron en Algérie en 2017 ou encore la tentative par le gouvernement français d’introduire par une loi de 2005 (abrogée en 2006 par décret) la promotion de l’enseignement du « rôle positif » de la colonisation dans les manuels scolaires.

Dans son livre « Dette publique & Impérialisme au Maroc (1856-1956) », publié aux Editions La Croisée des Chemins (90 DH), Adam Barbe apporte une réponse cinglante aux tenants de cette ligne du colonisateur bienfaisant, en démontrant que tout l’effort financier qu’a nécessité la politique de travaux publics et d’équipement a été porté par le gouvernement marocain, via des dettes publiques payés en dernier lieu par le contribuable marocain. La métropole, que l’on présente dans les récits historiques, comme ayant contribué à développer le Maroc par des aides financières et un grand effort d’investissement, a en vérité profité doublement du protectorat : les dettes portées par le Maroc ont été octroyés exclusivement par les banques françaises, Paribas à leur tête. Ce qui générait des profits financiers non considérables pour les prêteurs. Et ces dettes, mieux encore, alimentaient essentiellement les carnets de commande d’entreprises encore une fois françaises, contrôlés pour l’essentiel d’entre elles par la même banque, Paribas.

« L’équipement du Maroc, ne peut être mis en balance pour documenter des bienfaits de la colonisation : loin d’être un don de la métropole, il est avant tout engagé pour le compte de groupes privés, qui recherchent avant tout la rentabilité de leurs activités. Le développement des infrastructures pendant le protectorat est ainsi une manifestation de la violence coloniale : elle contraint le pays à un développement déséquilibré et à une intégration brutale à l’économie mondiale », écrit Barbe, réfutant ainsi cet argument souvent avancé par les défenseurs du « rôle positif » de la colonisation : « [Le colonisateur] a pris, mais je veux dire avec respect qu’il a aussi donné. Il a construit des ponts, des routes, des hôpitaux, des dispensaires, des écoles. Il a rendu fécondes des terres vierges, il a donné sa peine, son travail, son savoir ».

Une assertion qui s’avère fausse comme le démontre le chercheur dans la deuxième partie de son livre consacrée à la politique de la dette au Maroc durant le protectorat et à la domination exercée notamment par la banque Paribas sur tous les secteurs vitaux de l’économie marocaine.

Le paradoxe de la dette marocaine

Adam Barbe commence d’abord par expliquer les causes qui ont conduit au surendettement marocain à partir de 1912. Il relève ainsi un grand paradoxe : durant toute la période du protectorat, le budget du gouvernement marocain n’était pas déficitaire. Il était même souvent excédentaire, note-t-il. Mais le ratio de la dette par rapport au PIB qui était de 30% au début du protectorat est passé à 40% en 1923 avant d’exploser à 70% en 1935.

« Cette dette est inhabituelle du fait de ses origines : elle n’est pas due à l’accumulation sur plusieurs années de déficits budgétaires. Au contraire, le Maroc a dégagé la plupart du temps des excédents budgétaires : le pays a maintenu un excédent pendant 32 années sur les 41 années pour lesquelles des données sont disponibles. Ces surplus finançaient alors un fonds de réserve dédié aux dépenses d’investissement. La dette marocaine peut ainsi être considérée comme « importée » : elle a été accumulée à travers une succession d’emprunts français qui n’étaient pas nécessaires d’un point de vue budgétaire », analyse l’auteur.

Pourquoi donc le Maroc continuait de s’endetter alors que ses comptes publics sont à l’équilibre, voire excédentaires ? Les raisons de l’envolée de la dette publique sont à chercher ailleurs selon Barbe : dans le déséquilibre structurel de sa balance commerciale, que la France a tout fait pour maintenir en l’état. Un déficit qui justifiait le recours à des emprunts étrangers qui n’étaient pas nécessaires d’un point de vue budgétaire, mais dont la seule utilité était d’équilibrer le trou des échanges commerciaux du Maroc avec le reste du monde. Un trou alimenté par une politique française volontariste, qui a empêché toute tentative d’industrialisation du Maroc. Comme ce fut le cas en Algérie également, note l’auteur :

« Si le Maroc et l’Algérie diffèrent par le lien commercial qui les unit à la France, ils se rejoignent dans la constance de leur déficit commercial hors période de guerre. Ce déficit est caractéristique du pacte « colonial » tel que défini par Saul (2016). Dans les deux pays, les exportations françaises sont constituées de produits finis tandis que les exportations algéro-marocaines sont composées de biens primaires : le centre produit des biens manufacturés et les exporte à la périphérie, qui en retour lui fournit des biens agricoles et des matières premières. Le pacte « colonial » prévient ainsi tout développement industriel en minant tout effort de créer de la valeur ajoutée exportable sur les territoires colonisés. Le déficit commercial est l’incarnation statistique du déséquilibre généré par la relation coloniale… », explique Adam Barbe.

Le déficit de la balance commercial doit être donc vu comme un signe de supériorité et de domination commerciale et économique. Mais en même temps comme un prétexte pour permettre aux banques françaises de prêter de l’argent au gouvernement marocain, qui se voit de fait obligé de lever des dettes étrangères pour combler le trou de sa balance. 

« Les emprunts contribuent toujours à compenser environ un quart de ce déficit. Les dépenses militaires jouent de loin le rôle le plus important, compensant plus de la moitié du déficit de la balance commerciale. Il est intéressant de noter que celles-ci ne sont pas exclusivement françaises : 30% ont une origine étrangère, probablement américaine. Il est ironique de constater que les capitaux compensant le déficit commercial du Maroc, qui ont par le passé été interprétés comme de l’aide au développement, sont en réalité en grande partie dus à des dépenses militaires », précise l’auteur qui apporte ici un autre éclairage sur les flux financiers entre métropole et pays colonisés.

Qu’est-ce que cette dette a financé ?

En étudiant l’affectation des emprunts contractés par le Maroc durant le protectorat, Adam Barbe tire une conclusion assez choquante, mais qui reste d’actualité, montrant que l’essentiel des dépenses effectuées à l’époque étaient tournées vers les infrastructures au détriment du développement du capital humain et des secteurs sociaux comme l’éducation et la santé : « Plus de 70% des emprunts devaient ainsi financer des dépenses relatives aux travaux et aux communications (Postes, télégraphes et téléphones) alors que moins de 10% du total est consacré à l’éducation et à la santé ». Idem pour les dépenses d’investissement de l’Etat dont « une part de 70% vont aux travaux publics, et une part toujours aussi faible est consacrée à l’investissement dans le capital humain (santé et éducation) ».

« Ce déséquilibre ne pouvait être que difficilement compensé par le budget ordinaire, bien trop faible pour développer un embryon d’État-providence, et déjà largement amputé par le service de la dette », signale Adam Barbe.

Autre donnée mise en lumière par le chercheur : tous les emprunts n’ont pas été contractés par l’État marocain de manière directe. « Entre un quart et la moitié de la dette marocaine est constituée d’emprunts destinés aux entreprises chargées d’équiper le pays, le reste des emprunts ayant été directement émis pour le gouvernement marocain », note Barbe.

Le hic, c’est que même la dette portée par les entreprises privées était garantie par l’Etat marocain. Des emprunts destinés souvent, comme le montre l’auteur, à des entreprises ayant pour mission de bâtir les infrastructures du pays, à l’instar de la Société d’énergie électrique du Maroc (devenue ONE après l'indépendance), de la Compagnie des chemins de fer du Maroc (l’actuel ONCF) ainsi que d'autres compagnies agissant dans les secteurs des ports, des mines, de l’industrie, des travaux publics…

« La stratégie de colonisation française semble à priori rationnelle. Elle vise à faire reposer autant que possible les investissements nécessaires à l’équipement du Maroc sur les emprunts. De fait, le capital français est immédiatement disponible, alors que le système fiscal marocain est plus lent à s’établir et à se pérenniser : c’est l’importance encore relativement faible de l’État dans l’économie qui contraint à financer une politique d’investissements publics ambitieuse par la voie de l’endettement. Or il est plus avantageux d’investir dans une colonie le plus tôt possible pour espérer des retours dans un horizon temporel raisonnable. Le service de la dette étale alors sur plusieurs décennies le paiement avec intérêts par le Maroc des investissements que réalise la France sur son territoire. Il est ainsi important de comprendre que les investissements massifs que la France réalise au Maroc devaient être en fin de compte payés par les Marocains », écrit l’auteur.

Paribas, la banque qui contrôlait le Maroc

Dans un chapitre du livre, Adam Barbe démontre que le plus grand bénéficiaire de cette politique de la dette et d’équipement du Maroc n’est autre que la banque Paribas, à l’origine des emprunts de 1904 et de 1910 qui ont conduit au Protectorat.

En plus de piloter l’émission des emprunts depuis la Banque d’Etat du Maroc (l’actuelle Bank Al-Maghrib) qu’elle contrôle, l’argent est attribué à des entreprises que la banque française contrôle également à travers Génaroc, un groupe tentaculaire présent dans tous les secteurs vitaux de l’économie marocaine.

Un double contrôle des flux entrants et sortants qui assure à la banque une domination presque totale sur l’économie du pays et la gestion de ses finances.

Premier axe de cette influence, le contrôle exercé sur la Banque d’Etat du Maroc que Adam Barbe explicite dans ce passage :

« La BEM est créée en tant qu’établissement de droit marocain dont le capital est sous contrôle international et dans lequel les pays signataires d’Algésiras ont des droits égaux. Chaque gouvernement assignant à une banque de son choix la gestion de ses parts, c’est Paribas qui contrôle les possessions françaises au sein de la BEM : sur les quatorze membres du conseil d’administration de la BEM, huit sont nommés par Paribas. Le Président de la BEM est dans ces circonstances systématiquement nommé par Paribas : à la création de la BEM, c’est Léopold Renouard, vice-Président de Paribas, qui prend la tête de la BEM. Bien plus tard, entre 1945 et 1955, le président de la BEM n’est autre qu’Émile Oudot, administrateur chez Paribas. Son successeur à la BEM, Henri Deroy, est également un ancien administrateur de la banque avant de devenir le Président de Paribas entre 1962 et 1966. La BEM devient alors le symbole de la puissance et de l’influence de Paribas au Maroc : c’est par ce canal que Paribas a accès à toutes les informations pertinentes pour son activité, qu’elle se constitue un puissant réseau et qu’elle contrôle le financement de l’économie marocaine ».

« En tant que banque centrale, la BEM a le pouvoir d’émettre la monnaie marocaine et assure la fonction de trésorier-payeur du pays. A partir du 1921, c’est elle qui gère le compte d’opérations que le Maroc détient auprès du Trésor français. Elle ne détient toutefois pas la totalité des attributs d’une banque centrale : elle n’assure pas le rôle de prêteur en dernier ressort et ne peut créditer les autres banques commerciales. Le statut de la BEM est en réalité hybride, puisqu’elle demeure une banque commerciale dont l’objectif principal est de générer des profits au bénéfice de ses actionnaires. Rôle qu’elle a assumé avec constance. Sa valeur de marché tout comme sa rentabilité sont impressionnantes. En 1955, la BEM était cotée à 4 620 000 000 de francs, soit 100 fois la valeur de son capital nominal. La BEM ne se contentait donc pas seulement d’être le garant de l’influence de Paribas au Maroc : elle générait également des profits substantiels », raconte Adam Barbe.

Deuxième instrument de contrôle par Paribas de l’économie marocaine : la présence de la banque dans le capital de tout ce que compte le pays comme grandes entreprises. Une présence « invisible », note l’auteur, puisque avant l’année 1950, il n’existait aucune mention de Paribas au Maroc et le groupe n’y possédait aucun bureau, révèle-t-il. « Le pouvoir de Paribas est en réalité transitif : il s’exerce à travers un jeu de participations financières au centre duquel se trouve la société de portefeuille Génaroc », précise Adam Barbe.

Bras armé de Paribas au Maroc, le groupe Génaroc est fondé le 12 février 1912, un mois avant l’instauration officielle du protectorat. Il est pensé dès sa création, comme le raconte l’auteur, pour être la principale organisation à travers laquelle Paribas pourra investir dans la nouvelle colonie française. Son portefeuille compte tous les fleurons de l’économie marocaine dans les chemins de fer, le portuaire, les travaux publics, l’assurance, l’immobilier, les mines, les hydrocarbures, la presse, l’agriculture, le commerce, la distribution, le transport…

Une des entreprises emblématiques contrôlés par Paribas n'est autre que la holding ONA. Créée en 1934 par le fondateur de l’actuelle CTM, l’homme d’affaires Jean Epinat, pour réunir ses participations dans le secteur minier, l’ONA tombe sous le contrôle de Paribas entre 1950 et 1953. La holding compte alors plus d’une vingtaine d’entreprises dans son portefeuille et est considérée comme un acteur clé de l’économie marocaine. Rôle qu’elle continuera de jouer même après l’indépendance en devenant la plus grande entreprise privée du pays. Paribas ne lâchera son contrôle qu’en 1980 après le rachat de la part de la banque par Feu Hassan II…

« La dette a durablement modifié l’équilibre des pouvoirs économiques au Maroc au profit de ceux qui ont mené l’offensive financière. Paribas en émettant l’important emprunt de 1904, s’assure une place de choix au Maroc en dirigeant la BEM, Génaroc et quelques-unes des principales entreprises du pays (…) Ce nouvel équilibre des pouvoirs économiques influe en retour sur l’évolution du niveau de la dette marocaine. De fait, l’institution en charge de l’émission de la dette marocaine tout comme les principaux bénéficiaires des emprunts marocains, font partie du groupe Paribas », signale Adam Barbe dans la fin d’un chapitre qu’il a entièrement réservé au rôle joué par cette banque française aussi bien dans l’instauration du protectorat que dans le façonnage des politiques économiques du Maroc.

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