Gilbert Fossum Houngbo (OIT) : comment le Maroc doit s’adapter aux évolutions du marché du travail

Après sa réunion avec le ministre de l’Emploi, Younes Sekkouri, sur le dialogue social, Médias24 a échangé avec le directeur général de l’Organisation internationale du travail, Gilbert Fossum Houngbo, sur diverses questions d’actualité comme l’évolution actuelle du marché du travail à l’international et les perspectives d’emplois qui s’ouvrent pour les travailleurs marocains.

Gilbert Fossum Houngbo (OIT) : comment le Maroc doit s’adapter aux évolutions du marché du travail

Le 9 mai 2024 à 17h35

Modifié 10 mai 2024 à 7h28

Après sa réunion avec le ministre de l’Emploi, Younes Sekkouri, sur le dialogue social, Médias24 a échangé avec le directeur général de l’Organisation internationale du travail, Gilbert Fossum Houngbo, sur diverses questions d’actualité comme l’évolution actuelle du marché du travail à l’international et les perspectives d’emplois qui s’ouvrent pour les travailleurs marocains.

Evolution du marché de l’emploi, NEET, migration circulaire, flexibilité du travail, impact de l’intelligence artificielle sur les emplois existants, promesse de création d’un million d’emplois, sécheresse et exode rural, vocation de la coalition internationale pour la justice sociale, discussions avec les syndicats et le patronat marocain... Telles sont les thématiques abordées avec le directeur général de l’Organisation internationale du travail (OIT).

Médias24 : Quelles sont les exigences actuelles du marché du travail pour un pays comme le Maroc ?

Gilbert Fossum Houngbo : Le Maroc a une population très jeune ; il faut donc que le patronat se projette dans les dix prochaines années pour savoir quelles formations et compétences sont essentielles pour assurer les besoins du secteur privé.

Il est aussi nécessaire de soutenir l’apprentissage ou la formation professionnelle pour satisfaire la demande des nouvelles industries marocaines comme l’aéronautique ou l’automobile, qui ne cessent de se développer et constituent un vivier d’emplois très important pour l’avenir.

Le développement des actions de perfectionnement (upskilling) et l’apprentissage d’un nouveau métier (reskilling) est essentiel pour s’intégrer ou changer de voie dans le cadre d’une reconversion.

- Selon une récente étude du Conseil économique, social et environnemental, il y a 1,5 million de NEET au Maroc, c’est-à-dire des jeunes marocains de 15 à 24 ans qui ne sont ni employés, ni en formation, ni en études. Ce chiffre monte à 4,2 millions pour la tranche d’âge entre 15 et 35 ans. Que préconisez-vous pour y remédier ?

- Cela revient à ce que nous disions ; ça ne signifie pas nécessairement que les NEET ne sont ni formés ni diplômés, mais plutôt qu’ils ne sont plus dans le circuit des études ou de la formation parce qu’ils sont découragés, comme c’est le cas par exemple de certains diplômés chômeurs.

Ces personnes que l’on ne parvient pas à récupérer par une formation, un emploi ou un stage doivent être prises en charge, même si cela peut-être lourd pour le budget public dans le cadre d’un système win-win où l'État subventionne certaines entreprises qui les recrutent pour une période donnée.

- Avec des primes à l’emploi ?

- Absolument. Cela pourrait aider à éviter ce problème récurrent dans plusieurs pays membres de l’Union européenne, notamment dans le domaine des nouvelles technologies pour encourager les jeunes à se reconvertir.

Mais pour avoir de meilleurs résultats, il faut surtout revoir le système éducatif afin de l’adapter aux évolutions et aux projections du marché actuel du travail.

- Ne craignez-vous pas une fuite des compétences ?

- Il n’y a pas de risque zéro ; les compétences marocaines peuvent en effet choisir de s’installer définitivement dans les pays qui manquent de main-d’œuvre dans certains secteurs.

Il n’est évidemment pas question d’encourager l’exode massif ou la fuite des cerveaux. Cette migration circulaire peut être ponctuelle dans certains domaines ciblés où le pays d’origine n’a pas beaucoup investi en termes de formation, comme la médecine ou l’ingénierie.

Mais si cette main-d’œuvre dépasse les besoins du Maroc, elle peut partir pour quelques années avant de revenir s’installer dans son pays pour mettre à profit les compétences acquises à l'étranger.

Tout cela pour dire qu’il ne faut pas être dogmatique en ayant peur de créer une fuite des cerveaux. Dans certains pays en effet, l’Etat n’arrive pas à recruter dans la fonction publique les jeunes qu’il a formés.

- Il y a quand même un risque qu’ils ne reviennent jamais dans leur pays... 

- Entre le risque qu’ils ne reviennent jamais et celui de rester dans leur pays à chômer indéfiniment, le choix est très vite fait pour ces jeunes qui ne veulent pas perdre leur temps à ne rien faire.

Si l’on a besoin de cardiologues dans un pays étranger et que l’on ne peut pas les recruter chez soi... Ce n’est pas blanc ou noir, il faut être pragmatique.

- Face à la pénurie croissante de médecins et d’infirmiers, donc beaucoup se sont installés en Europe et au Canada, le gouvernement envisage d’importer du personnel médical étranger. Qu’en pensez-vous ?

- Pour éviter ce scénario, il faut améliorer leurs conditions salariales et sociales afin qu’ils restent dans leur pays, car la formation de ces médecins et infirmiers coûte très cher à l’Etat marocain.

Mais dans le secteur des services comme le tourisme, notamment l’hôtellerie qui arrive à former plus de personnes que les besoins du marché, on peut très bien imaginer que certains partent à l’étranger.

- Justement, comment la réglementation du travail doit-elle évoluer ? Faut-il davantage de flexibilité au risque de fâcher les syndicats ?

- J’imagine que vous parlez de multiplier les contrats à durée déterminée et de faciliter les licenciements. Je ne suis pas contre votre définition... Dans certaines situations, il faut se rendre à l’évidence.

En effet, les jeunes ne sont pas nécessairement intéressés par un seul emploi et préfèrent parfois cumuler plusieurs contrats où ils ne travaillent pas à temps plein. Il faut être ouvert à leur choix ; ce n’est pas une question de capital qui essaie de rendre l’emploi précaire, mais plutôt un marché qui penche vers cette direction.

Mais la vraie question, c’est de savoir si les jeunes qui travaillent dans plusieurs sociétés peuvent être éligibles à une protection sociale et à une pension de retraite pour leurs vieux jours.

Je n’ai rien contre la flexibilité à condition qu’elle ne soit pas en contradiction avec les principes de protection des droits basiques du travailleur.

Cela dit, nous ne sommes pas naïfs ; nous savons au BIT [Bureau international du travail, ndlr] qu’il y a beaucoup d’abus pour certains travailleurs comme des livreurs qui, après avoir eu un accident, n’ont bénéficié d’aucune indemnité.

Si la principale préoccupation actuelle des syndicats est d’éviter, à raison, de précariser les emplois, il n’en demeure pas moins que nous devons évoluer vers davantage de flexibilité du marché du travail, un phénomène devenu inévitable pour régler les problèmes relatifs à l’emploi.

- L’intelligence artificielle est-elle une menace pour l’emploi dans un pays comme le Maroc ?

- Au BIT, nous ne considérons pas l’intelligence artificielle comme une menace mais comme une opportunité qui doit être gérée car elle est inévitable. Cette évolution technologique est positive car elle va permettre d’améliorer la productivité.

- Et faire disparaître certains métiers ?

- Exact, mais elle va aussi en créer beaucoup d’autres, tandis que d’autres encore ne vont pas disparaître mais devront faire l’objet d’une transformation profonde.

Notre préoccupation n’est pas de diaboliser l’intelligence artificielle mais de préparer et reconvertir les compétences à manipuler les nouveaux outils technologiques qu’elle génère.

En réalité, la majorité des personnes qui ont perdu leur emploi après l’apparition de l’intelligence artificielle n’étaient pas préparées car elles n’ont pas été formées pour s’adapter aux évolutions technologiques. C’est le cas de certains médecins qui n’ont pas affiné leurs compétences pour dépasser l’obsolescence de leurs équipements médicaux.

- En tant qu’ancien Premier ministre du Togo, jugez-vous possible, voire crédible, de créer un million d’emplois en cinq ans comme l’a promis le chef du gouvernement du Maroc au début de son mandat ?

- Sachant que cela revient à créer 200.000 emplois par an, ce chiffre ne me semble pas impossible à atteindre pour une population marocaine de près de 40 millions d’habitants.

Je pense qu’il est très important que le gouvernement se fixe des objectifs ambitieux, car même s’il ne parvient pas à les atteindre, il sera soumis à une pression positive qui l’obligera à faire le maximum.

Votre chef du gouvernement aurait pu pratiquer l’inverse avec des promesses plus modestes de 20.000 emplois par an et se féliciter d’avoir dépassé ses objectifs de 50% avec 30.000 emplois créés.

- Avec la sécheresse récurrente qui touche le Maroc, provoque un exode rural massif et détruit des centaines de milliers d’emplois, le gouvernement devrait-il penser à mettre en place un plan pour rééquilibrer la balance des emplois ruraux au profit du marché urbain ?

- Il s’agit là d’un phénomène irréversible. 80% des foyers pauvres vivent dans la ruralité. Il faut donc intégrer dans le plan de développement des villes les arrivées massives de l’exode rural tout en décentralisant certains services dans les campagnes pour améliorer la qualité de vie des habitants.

L’amélioration des infrastructures routières est essentielle pour que les populations rurales puissent revenir facilement dans leur région d’origine et soient moins tentées de se fixer dans les grandes villes.

- Quelle est la vocation de la Coalition internationale pour la justice sociale que vous voulez créer ? Et quel pourrait être son impact concret pour les travailleurs marocains ?

- Partant du constat que dès qu’il y a une crise, les premières coupures budgétaires concernent les services sociaux, nous proposons de faire des efforts dans certains secteurs de la justice sociale.

- Un exemple concret ?

- Faire en sorte de mettre fin à l’économie informelle en la formalisant et lutter contre les inégalités avec une meilleure protection sociale pour les personnes défavorisées comme les chômeurs.

Pour cela, il convient de mettre en place une assurance maladie universelle comme le fait le Maroc actuellement et éventuellement créer une allocation mensuelle comme le revenu minimum d’insertion (RMI) pour les chômeurs, qui existe en France depuis plusieurs années.

Si tous les Etats n’en ont pas le budget nécessaire, certains pourront commencer par offrir à leurs citoyens des allocations familiales avant de généraliser l’assurance maladie puis le RMI.

Mais la justice sociale commence d’abord par l’égalité des chances dans l’éducation afin de pouvoir accéder plus facilement aux opportunités d’emploi.

- De quoi avez-vous parlé avec les syndicats et le patronat marocain ?

- De toutes les thématiques que nous avons évoquées, en particulier de la cause de notre Coalition internationale de la justice sociale, à laquelle les syndicats et le CESEM veulent adhérer.

En effet, lorsque nous aurons constitué un rapport sur la justice sociale de tous les pays membres de l’OIT, cela poussera les moins bien classés à faire de leur mieux pour améliorer les points négatifs.

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