Le Casablanca improbable de… Karim Rouissi (1/2)

On croit bien connaître les lieux architecturaux les plus mythiques de Casablanca. À tort, évidemment. Pour y remédier, Karim Rouissi, architecte et président de Casamémoire, nous emmène faire un tour du côté de la périphérie, de l’urbanisme "culturaliste" et des cités "références" de la théorie d’architecture. Un tour de piste qui vaut le détour pour tout visiteur amoureux de Casablanca.

Immeubles Nid d'abeilles et Semiramis en 1952 à Casablanca

Le Casablanca improbable de… Karim Rouissi (1/2)

Le 8 avril 2024 à 12h20

Modifié 8 avril 2024 à 16h26

On croit bien connaître les lieux architecturaux les plus mythiques de Casablanca. À tort, évidemment. Pour y remédier, Karim Rouissi, architecte et président de Casamémoire, nous emmène faire un tour du côté de la périphérie, de l’urbanisme "culturaliste" et des cités "références" de la théorie d’architecture. Un tour de piste qui vaut le détour pour tout visiteur amoureux de Casablanca.

Le positionnement touristique de Casablanca est intimement lié à son architecture protéiforme. Pour le visiteur, initié comme novice, une simple flânerie dans les principales artères de la ville donne accès à cette âme rebelle de la capitale économique. C'est que la ville blanche ne choisit pas une seule voie quand il s'agit de style architectural. Depuis des décennies, elle entremêle agréablement, d'un quartier à l'autre,  Art déco, style baroque et autres mouvements néo-classiques, pour ne citer que ceux qui ont pignon sur rue.

C'est un secret de polichinelle, la ville a été un laboratoire architectural durant le XXe siècle et, pendant très longtemps le terrain d'exploration de célèbres architectes européens ayant laissé un témoignage en béton armé de cette effervescence de jadis. Or, si l'on veut saisir cette âme purement casablancaise, un tour dans les lieux incontournables de la ville ne suffit pas. Tout visiteur intéressé doit se plonger aussi dans l'histoire et aller à la découverte des racines de cette philosophie de l'habitat, peut-être la seule constante du développement de la ville blanche, qui continue à accueillir chaque année plus de monde, venu de tous bords.

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Il est alors fort indiqué pour le visiteur curieux, qui aurait déjà vu l'essentiel de Casablanca, de chercher plus loin, de regarder sous le voile et peut-être alors rencontrer l'improbable au milieu de l'habituel. C'est toute la promesse de l'architecte Karim Rouissi. Car, justement, le Casablanca de Karim Rouissi est celui des "lieux improbables". En acceptant de participer à l’exercice du choix subjectif du paysage architectural emblématique de la ville blanche, notre interlocuteur nous prévient d'emblée : "Je préfère sortir des sentiers battus, évoquer plutôt des lieux qui ne sont pas forcément connus". Vendu !

Au fil de la discussion avec le président de l’association Casamémoire, c’est tout un pan de l’histoire de l’habitat urbain à Casablanca qui affleure des sédimentations mémorielles. Rappelons que des circuits touristiques pour découvrir ou redécouvrir ce patrimoine architectural sont régulièrement organisés par l’association Casamémoire, qui œuvre justement pour sa promotion et sa sauvegarde.

Casablanca a toujours couru derrière la possibilité d’offrir du logement à ses habitants

Karim Rouissi, architecte et président de l'association Casamémoire.

 

Karim Rouissi nous guide à travers les dédales des anciennes Cités marocaines et européennes de la capitale économique. Il retrace cette épopée de bâtisseurs menée de main de maître par des architectes visionnaires, témoins privilégiés de l’effervescence de cette époque. L’architecte reconstitue minutieusement la trame de cette période, en rappelant que Casablanca s’est toujours inscrite dans cette course effrénée au logement... qui se poursuit encore aujourd’hui.

Vue aérienne sur la zone industrielle de Aïn Sebaâ à Casablanca - Photo d'archives

 

Pour capter le Zeitgeist architectural du logement du siècle dernier, il est nécessaire de rappeler brièvement le contexte démographique indissociable de l’urbanisation de la ville blanche. "Casablanca a été pendant tout le XXe siècle une ville avec une population qui connaît une croissance vertigineuse. Elle est passée de 20.000 habitants au début du siècle dernier à près 4 millions d’habitants à la fin du siècle. Et si l'on donne des dates intermédiaires, la ville logeait 500.000 âmes en 1953 pour atteindre les 2 millions en 1981. Ce sont des dates clés faisant référence à des événements marquants pour l’histoire de la ville [l’attentat au Marché central en 1953 et les émeutes du pain à Casablanca en 1981, ndlr]", analyse ce diplômé de l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Toulouse en 2001, aujourd’hui architecte à Casablanca. Notre interlocuteur est, aussi, professeur en master 'Urbanisme, villes héritées et développement durable' de l’Université de la Sorbonne et enseigne la théorie architecturale et urbaine à l’Université Euro-Med de Fès.

La cité ouvrière Cosuma, bâtie par l’architecte Edmond Brion, est une sorte de réinterprétation moderne de l’architecture marocaine   

Mosquée dans la cité Cosuma à Casablanca - Photo d'archives

 

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 "La population casablancaise a ainsi beaucoup augmenté. Et la ville a toujours couru derrière la possibilité d’offrir du logement à ses habitants. La question du logement est donc primordiale dans le développement urbain et architectural de Casablanca", souligne l’architecte.

Pour suivre cette course au logement, Karim Rouissi commence son récit architectural, tiré au cordeau, par la cité ouvrière Cosuma et les immeubles Sémiramis et Nid d’abeilles. Deux projets qui retracent deux périodes du protectorat français, et qui font l’objet de cette première partie du "Casablanca improbable de… Karim Rouissi".

La Cité ouvrière Cosuma ou la tradition de l’urbanisme "culturaliste"

"La Cosuma est une cité ouvrière qui a été construite pour les ouvriers de l’usine de sucre à Aïn Sebaâ. Appelée la Cosuma à l’époque, elle est connue aujourd’hui sous le nom de Cosumar. Réalisée de 1932 à 1937, cette cité ouvrière a été bâtie à côté de l’usine par l’architecte Edmond Brion, dans la tradition de l’urbanisme 'culturaliste'. C’est une sorte de réinterprétation moderne de l’architecture marocaine. On y retrouve un certain nombre d’éléments semblables à ceux des Habous, avec notamment les modénatures, les arcades, le plâtre sculpté, etc., mais avec un peu moins de décorations. Il est intéressant de rappeler qu’Edmond Brion est également l’architecte des Habous, en compagnie d’Auguste Cadet.

 La Cosuma a été bâtie à côté de l’usine par l’architecte Edmond Brion, dans la tradition de l’urbanisme 'culturaliste'

La Cité ouvrière Cosuma - Photo d'archives

 

La cité est composée de logements modestes de deux ou trois pièces, en plus d’équipements intégrés à la cité, comme l’école, les commerces, les fontaines, les fours ou la mosquée. Le lieu offrait donc un cadre de vie idéal pour les ouvriers de l’époque, bien qu'il laissait transparaître la logique du paternalisme ouvrier qui régnait en Europe à la fin du XIXe siècle. Dans cette logique, le patron construisait des logements tout en essayant d’encadrer et de surveiller la vie de ses protégés. Du reste, c’est une super architecture ! Elle est appelée ‘culturaliste’ parce qu’elle emprunte à la culture marocaine un certain nombre de principes. Il faut imaginer que ce sont de petites maisons à patio, avec des venelles rappelant la médina, sauf que là les rues sont droites. On modernise ainsi la trame de la médina. C’est une cité très intéressante de ce point de vue-là.

 

La cité Cosuma se distingue par la présence d'un certain nombre d’éléments semblables à ceux des Habous, avec notamment les modénatures, les arcades, le plâtre sculpté, etc.

 

Il faut rappeler que la Cosuma n’était pas la seule cité ouvrière. Il y en avait d’autres : la Socica (Société chérifienne de la cité ouvrière marocaine de Casablanca), la cité Lafarge, aujourd’hui appelée Bechar El Kheir, et bien d’autres. Elles méritent d’ailleurs toutes d’être protégées".

 

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Les immeubles Sémiramis et Nid d’abeilles, un éloge à "l’habitat adapté"

"Dans la seconde moitié de la colonisation, et à partir de 1946 avec la naissance du mouvement national et les premières manifestations pour l’Indépendance, le colonisateur français décide d’y répondre en achetant la paix sociale à travers l’urbanisme et la construction. Il se lance donc dans des grands projets de construction. Et c’est là que naît le quartier phare de cette période-là : Hay Mohammadi, appelé à l’époque ‘Les Carrières centrales’.

Ces projets d’urbanisme sont réalisés en 1952 par l’AT-BAT Afrique (Atelier des Bâtisseurs) composé des architectes Georges Candilis et Shadrach Woods et de l’ingénieur Vladimir Bodiansky. Il s’agit de trois immeubles qui s’inscrivent au centre de la trame horizontale (8x8) des maisons à patio dessinées par Michel Écochard aux Carrières centrales de Casablanca. Ces immeubles prototypes représentent aux yeux de leurs concepteurs la forme définitive de l’habitat adapté. Les appartements ont tous un patio en façade.

Ces immeubles prototypes, Sémiramis et Nid d'abeilles, représentent aux yeux de leurs concepteurs la forme définitive de l’habitat adapté   

 

Les architectes Georges Candilis et Shadrach Woods en 1952, derrière les maquettes du Nid d'abeilles et Sémiramis

 

Michel Écochard était un urbaniste très moderne faisant partie des CIAM (Congrès international des architectes modernes). Quand il arrive au Maroc, il constitue un groupe d’architectes marocains ou travaillant au Maroc. Il ramène aussi des jeunes architectes occidentaux, très modernes, réputés à l’époque, pour l'aider à construire ces quartiers.

Parmi ces architectes figure alors l’architecte grec George Candilis qui était le patron d’AT-BAT Afrique. Avec ses associés, Candilis construira deux immeubles, le Nid d’abeilles et le Sémiramis, qui ont marqué l’histoire de l’architecture moderne, non seulement au Maroc ou dans la région, mais de par le monde. Ces projets ont été publiés dans des revues du monde entier, faisant notamment la couverture, en 1953, du magazine spécialisé L'Architecture d’aujourd’hui.

Le Nid d’abeilles et le Sémiramis ont marqué l’histoire de l’architecture moderne, non seulement au Maroc ou dans la région, mais de par le monde

Couverture du magazine L'Architecture d'aujourd'hui en 1953, faisant référence au projet "Les Carrières centrales"

 

Pour ces bâtiments, le défi majeur était d’arriver à faire ce qu’ils appelaient à l’époque 'l’habitat adapté'. On pense alors à l’habitat adapté aux Marocains et aux Européens installés au Maroc. Il était important à leurs yeux de respecter la culture de chaque communauté, mais aussi leur gestion de l’intimité dans le logement, leurs pratiques, us et coutumes… D’où cet enjeu de produire une architecture différente et adaptée.

Le Nid d’abeilles est par exemple un logement où l'on va disposer dans chaque appartement d'une cour extérieure. L’idée de la cour est une sorte de représentation ou de reprise du patio qui est généralement au centre de la maison, sauf que là, ce sera en façade. À partir de là, on on va se dire que les activités quotidiennes qui se font généralement dans une maison traditionnelle pourront avoir lieu en terrasse.

Les architectes ayant travaillé avec Candilis durant cette période parlaient de l’architecture comme d'une œuvre ouverte

Le projet Nid d'abeilles à Casablanca - Photo d'archives

 

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Plébiscités dans le monde entier, ces bâtiments mythiques d’une certaine époque ont connu malheureusement des transformations de la part de leurs habitants et occupants, considérant que ces habitations ne répondaient pas aux besoins attendus. Donc, quelque part, c’était de l’expérimentation.

Il faut dire aussi que les architectes qui ont travaillé avec Candilis durant cette période parlaient de l’architecture comme d'une œuvre ouverte. Dans leur esprit, les habitants devaient changer et transformer des éléments de la construction. J’imagine qu’ils ne s’attendaient pas à ce niveau de transformation. Ce qu'il est intéressant de noter, c’est que bien des années plus tard, ces cités sont aujourd’hui pour le moins originales, de par leur conception d’abord, mais aussi au regard de l’ingéniosité des transformations qui y ont eu lieu, même si le résultat esthétique des façades n’est pas des plus agréables ! Quand on visite les appartements de l’intérieur, on voit comment les habitants, très ingénieux donc, ont pu créer des espaces supplémentaires, trouver de nouvelles possibilités dans ces logements qui étaient exquis, mais qui ne répondaient pas finalement à leurs besoins".

À suivre…

Vue aérienne sur Les Carrières centrales à Casablanca - Photo d'archives

 

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