Qiwama et paradigmes patriarcaux : le régime successoral marocain sous l'oeil critique de Rabéa Naciri

A l'occasion des première assises du féminisme qui s'est tenue le samedi 16 décembre à Rabat, le professeur Rabia Naciri a présenté un plaidoyer pour un régime successoral grantissant les droits et la justice pour tous. En voici les points saillants.

Qiwama et paradigmes patriarcaux : le régime successoral marocain sous l'oeil critique de Rabéa Naciri

Le 24 décembre 2023 à 13h06

Modifié 24 décembre 2023 à 11h36

A l'occasion des première assises du féminisme qui s'est tenue le samedi 16 décembre à Rabat, le professeur Rabia Naciri a présenté un plaidoyer pour un régime successoral grantissant les droits et la justice pour tous. En voici les points saillants.

Dans un exposé éclairant, Rabéa Naciri, militante féministe de la première heure, qui a été rapporteure du CNDH en 2015 lorsqu'il a présenté un rapport sur l'égalité dans l'héritage, a abordé les principales problématiques qui se posent dans le régime successoral actuel. Un exposé clair, sans idéologie, avec des termes et des chiffres factuels. En somme une démonstration. Une démonstration tellement argumentée et magistrale, qu'elle en devient un plaidoyer.

"La réforme de 2004 est venue pour répondre jusqu'à un certain point aux mutations sociales de la famille et de la société marocaine. On a essayé, d'une manière très timide, de légiférer pour une famille conjugale, c'est-à-dire une famille composée d'un couple et enfants, mais cette tentative n'a pas abouti, donc on s'est retrouvés avec un cadre juridique qui est très contradictoire avec d'autres textes ou d'autres cadres juridiques nationaux", a déclaré Mme Naciri.

La réforme, bien qu'ayant apporté quelques changements, a majoritairement préservé les dispositions traditionnelles, à l'exception de certains aspects relatifs au legs obligatoire et aux successions. L'oratrice souligne que la réforme a maintenu deux paradigmes fondamentaux : "La Qiwama (l'autorité) de l'homme et la famille patriarcale étendue".

Un aspect crucial de cette réforme, selon Mme Naciri, est l'accessibilité accrue des règles de l'héritage au grand public. "Ce qui est important, c'est qu'aujourd'hui, on connaît tous les règles de l'héritage. Autrefois, elles étaient tellement complexes que c'était quelque chose qui était réservé aux Fouqaha (jurisconsultes). Aujourd'hui, il y a appropriation par beaucoup de citoyens et citoyennes de ce texte".

Les cinq règles discriminatoire

Il existe cinq règles qui sont discriminatoires dans le régime successoral actuel, souligne Mme Naciri.

"La première règle est le droit au legs obligatoire qui était une nouveauté et dont une partie a été introduite en 2004," explique-t-elle. Cette règle spécifique distingue les héritiers selon le sexe du parent décédé. "Elle stipule que les enfants de la fille prédécédée héritent seulement à la première génération, mais que les enfants du fils à l'infini ont droit au legs obligatoire".

Le Professeur Naciri souligne l'ambiguïté de cette réforme : bien qu'elle introduise une nouveauté qui semblait positive, les limites qu'elle pose révèlent une tentative de modérer ses effets sur la structure traditionnelle de l'héritage.

"La deuxième règle très controversée aujourd'hui, c'est la règle du Ta'assib", déclare-t-elle. "Ce n'est pas une règle du Coran, mais des jurisconsultes musulmans". Cette règle régit la distribution de l'héritage restant après l'attribution des parts fixes (Fardh), généralement destinées aux femmes.

Elle explique en détail : "En l'absence d'un fils, une seule fille a droit à la moitié de la succession, et deux filles aux deux tiers. Le reste revient aux collatéraux". Plus étonnant encore, ajoute Rabea Naciri, est le cas où il n'y a pas d'héritier masculin : "S'il n'y a pas d'héritier male, le reste de la succession va au Trésor public".

Le Pr  Naciri critique cette pratique, la considérant comme anormale : "Le Trésor public devient aussi héritier, ce qui n'est pas normal". Elle souligne l'injustice inhérente à cette règle, où les filles peuvent se voir privées d'une part significative de l'héritage au profit de parents éloignés ou même de l'État.

La troisième règle est très connue, "à l'homme une part équivalente à celle de deux femmes", qui est l'inégalité des parts au même degré de parenté par rapport à la personne décédée. "Les femmes héritent donc de la moitié de la part des hommes", souligne le professeur Naciri.

"La quatrième règle discriminatoire, c'est l'interdiction de la successibilité entre musulmans et non musulmans", précise-t-elle.

Selon le Professeur Naciri, cette règle affecte de manière significative les droits successoraux dans les mariages entre un musulman et une non-musulmane. "C'est toujours l'épouse parce que la femme musulmane ne peut pas épouser un non musulman, seul l'homme musulman peut épouser une femme non musulmane". Cette disposition entraîne une situation où ni l'épouse non musulmane n'hérite de son mari musulman, ni ce dernier d'elle, créant ainsi une injustice qui touche les deux parties.

La spécialiste en droit met également en lumière l'impact de cette règle sur les enfants issus de ces unions, notant que "les enfants n'héritent pas de leur mère et la mère n'hérite pas de ses enfants". Cette situation, qualifiée de "discrimination tournante" par Naciri, révèle les complexités et les contradictions du système successoral marocain dans un contexte de plus en plus globalisé et interconnecté.

"La cinquième règle discriminatoire, c'est l'interdiction de la successibilité dans le cas où la filiation paternelle est désavouée légalement", explique-t-elle. Cette règle a des implications profondes : "C'est à dire qu'un enfant né hors mariage ne peut pas hériter de son père biologique".

Le commentaire du Mme  Naciri révèle une dimension critique du droit successoral marocain, où la légitimité légale de la filiation détermine les droits d'héritage. "Cette disposition exclut de facto les enfants nés hors mariage de l'héritage de leur père biologique, créant une inégalité fondamentale basée sur les circonstances de naissance".

Ces cinq règles obéissent à deux paradigmes qui structurent les règles de l'héritage. Le premier de ces paradigmes, explique-t-elle, est la Qiwama. "Le premier est la Qiwama où l'homme est présenté comme étant l'unique pourvoyeur de ressources et de l'entretien de l'épouse et des enfants, ce qui lui confère plusieurs droits et prérogatives". Ce paradigme attribue à l'homme un rôle central et dominant dans la famille, lui octroyant un pouvoir significatif en matière de droits successoraux.

Le deuxième paradigme mis en avant par le Professeur Naciri est celui de la famille patriarcale hiérarchique et inégalitaire. "Cette famille donne la préférence aux parents mâles par les mâle, c'est-à-dire c'est toujours la lignée des mâles". Elle décrit ce système comme étant basé sur les "privilèges agnatiques", où la lignée masculine est privilégiée dans la transmission du patrimoine.

"Ces inégalités sont tantôt présentées comme justifiées par le dogme religieux (le Coran) et tantôt justifiées par l'entretien de l'épouse qui incombe à l'époux, donc il est normal que  les hommes héritent du double de la femme".

La division des sphères

"L'inégalité successorale s'inscrit dans le cadre du patriarcat", affirme notre spécialiste, soulignant ainsi les racines profondes de cette inégalité.

Selon Rabéa Naciri, cette inégalité est soutenue par deux piliers principaux identifiés par des sociologues, économistes et féministes. Le premier est la division sexuelle du travail. "Les sphères séparées (le pilier économique), c'est-à-dire que le patriarcat assigne la sphère privée domestique aux femmes et la sphère publique aux hommes, faisant d'eux les principaux pourvoyeurs de ressources". Ce modèle, explique-t-elle, attribue aux hommes le rôle de pourvoyeurs principaux, tandis que les femmes sont reléguées aux tâches domestiques et à l'éducation des enfants.

Le second pilier, selon notre spécialiste, est le principe hiérarchique (le pilier politique). "Les tâches qui sont effectuées par l'homme ont plus de valeur que celles effectuées par la femme". Ce principe renforce l'autorité masculine et maintient les femmes dans un rôle subordonné.

Cette division traditionnelle du travail est souvent justifiée par la complémentarité des rôles. Selon les jurisconsultes, on ne peut pas parler d'égalité parce que les femmes et les hommes ne sont pas identiques sur le plan biologique. Ils sont complémentaires : la femme ne peut pas apporter de ressources pour entretenir sa famille, et l'homme ne peut pas enfanter, donc il y a une complémentarité des rôles masculin et féminin.

"Cette division traditionnelle du travail est souvent justifiée par la complémentarité des rôles", explique Mme Naciri, en se référant aux perspectives de certains juristes musulmans.

Une société qui évolue

"Selon des enquêtes récentes, plus de 70% des Marocains estiment que la femme doit contribuer à l'entretien de la maison, aux dépenses du foyer", rapporte Mme Naciri.

Elle observe que les préoccupations économiques sont devenues centrales dans les décisions matrimoniales des jeunes Marocains : "Aujourd'hui, la première question que les jeunes se posent avant le mariage concerne le travail et le salaire". Cette évolution reflète un changement dans les réalités économiques, où un seul salaire ne suffit souvent pas pour subvenir aux besoins d'un ménage.

Cependant, le Professeur Naciri note une discordance entre ces évolutions sociales et les dispositions légales actuelles : "Malgré ces transformations sociales, le code de la famille maintient l'obligation d'entretien d'une épouse dans son article 194". Elle souligne ainsi une contradiction entre la non-reconnaissance du travail productif non rémunéré des femmes et l'obligation légale pour l'homme d'entretenir sa femme.

Des pratiques intrinsèquement misogynes

"Est-ce que ces inégalités successorales sont au nom de Dieu ou celui des hommes?" En explorant cette interrogation, elle met en lumière les pratiques traditionnelles qui perpétuent l'inégalité de genre dans le droit successoral.

Le Professeur Naciri examine les "hial fiqhia" (astuces juridiques) qui reflètent l'ingéniosité humaine dans le contournement des lois. Elle cite l'exemple du Waqf (bien de main morte), un mécanisme juridique permettant de mettre des biens à l'abri des règles normales de l'héritage. "Il s'agit d'un subterfuge pour contourner les règles de l'héritage", explique-t-elle, "une personne peut décider d'immobiliser ce bien au nom de ses seuls enfants mâles".

Cette pratique a pour effet direct de priver les filles de leur héritage. "C'est légal parce que ce sont les jurisconsultes qui ont établi le droit de Waqf", souligne notre oratrice, notant que, dans la pratique actuelle, "tous les biens Waqf sont pratiquement au nom des hommes". Cela implique que les biens sont intentionnellement soustraits aux règles normales de l'héritage, perpétuant ainsi l'inégalité envers les femmes.

"Les terres soulalia (terres collectives) concernent 15 millions d'hectares. C'est le réservoir foncier le plus important du Maroc", affirme Mme Naciri. "Les femmes étaient privées de ces terres au nom du Orf (coutume). Il a fallu attendre l'année 2008 pour que la situation des femmes en lien avec les terres soulalia soit officiellement reconnue et discutée au niveau national",  rappelle-t-elle.

"Nous savons tous que le Coran consacre le droit des femmes à l'héritage", affirme Mme Naciri. Cependant, elle observe que l'application de ces droits religieux peut être compromise par des considérations patriarcales ou tribales. "Mais quand le dogme religieux ne coïncide pas avec l'intérêt patriarcal ou tribal, il n'est plus reconnu".

Le Professeur Naciri va plus loin en examinant la nature des inégalités successorales. "L'égalité successorale considérée comme sacrée, relève en réalité d'intérêts et de privilèges basés sur l'appartenance d'une identité biologique".

La baisse de la fécondité comme facteur aggravant

"Des démographes comme Emmanuel Todd et Youssef Courbage ont souligné l'expérience unique du Maroc dans la région, car le Royaume a fait une transition démographique très accélérée, et ceci grâce à l'éducation", explique Mme Naciri.

Cette transition s'est caractérisée par une réduction significative du nombre d'enfants par femme, un phénomène observé tant dans les zones urbaines que rurales du pays. "En quelques années, les femmes ont commencé à avoir beaucoup moins d'enfants. Les taux de fécondité ont baissé pratiquement de la même manière dans l'urbain et dans le rural," rapporte le Professeur Naciri.

Le Maroc se trouve aujourd'hui à un point critique de son histoire démographique. "Au niveau national, nous sommes aujourd'hui dans une moyenne de 2,07 enfants par femme, avec moins de 2 dans le milieu urbain", poursuit Mme Naciri. Cette baisse marque un seuil de non-renouvellement des générations, une situation qui pourrait présenter des défis importants pour l'avenir du pays.

"En prenant en compte que 87 à 88% des ménages sont constitués de quatre personnes, Courbage et Todd suggèrent que dans un tiers des cas, les couples auront exclusivement des enfants de sexe féminin. Un autre tiers des couples aura uniquement des enfants de sexe masculin, et donc seul un tiers des enfants des deux sexes. Ça veut dire que le Ta'assib deviendra un véritable problème", explique-t-elle.

"Quand nos mères avaient huit enfants, il était fort probable  qu'il y ait au minimum un garçon et donc éviter la problématique du Ta'assib, mais aujourd'hui il y a des fortes probabilité pour qu'il n'y ait aucun garçon dans la descendance".

"La population marocaine est en train de vieillir très rapidement car on fait moins d'enfants, et l'espérance de vie n'a pas cessé d'augmenter," explique-t-elle.

Cette évolution démographique pose des défis particuliers pour les veuves âgées au Maroc. Le Professeur Naciri soulève une question importante concernant leurs droits successoraux. " Quand le mari décède, le logement familial devient le droit des héritiers : la veuve n'en possède que 1/8e ou le 1/4".

Le recours aux contournements pour garantir l'égalité

"Le modèle de la Qiwama est en crise", martèle Mme Naciri, soulignant un changement significatif dans les attitudes et les pratiques sociales.

Face à cette crise, de plus en plus de familles marocaines recourent à des méthodes de contournement pour moduler les règles successorales traditionnelles. "Il y a aujourd'hui un recours croissant au contournement, permettant donc une certaine modulation". Ces contournements, explique-t-elle, peuvent prendre la forme de dons ou de ventes fictives, entre autres.

Ces stratégies sont particulièrement utilisées pour adresser les problèmes liés au Ta'assib (héritage en l'absence de fils) et les inégalités entre filles et garçons dans l'héritage. "Toutes les familles maintenant essaient de trouver des solutions de ce type pour régler le problème de Ta'assib quand il n'y a pas de garçons ou pour régler le problème des inégalités entre filles et garçons," rapporte Mme Naciri.

"Sans égalité, il ne peut pas y avoir de justice, la réforme des règles est donc une nécessité. C'est une exigence d'éthique, de justice sociale et de reconnaissance de ces réalités sociales", a-t-elle conclu.

Débat sur l'héritage. Les explications de Rabea Naciri, rapporteure du rapport du CNDH

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