Gauche, Etat social, éducation, Gaza… Une conversation avec Nabil Benabdellah

Le chef de file du PPS, parti qui vient de fêter ses 80 ans, nous livre son analyse de la situation politique et géopolitique du Maroc, marquée par un contexte de guerre au Proche-Orient et un bras de fer interminable entre gouvernement et enseignants autour de la réforme de l’Education. L’occasion d’évoquer aussi le rôle de la gauche, son avenir, au moment où des idéaux du socialisme s’imposent comme jamais dans la conception des politiques publiques.

Gauche, Etat social, éducation, Gaza… Une conversation avec Nabil Benabdellah

Le 18 novembre 2023 à 8h55

Modifié 18 novembre 2023 à 8h56

Le chef de file du PPS, parti qui vient de fêter ses 80 ans, nous livre son analyse de la situation politique et géopolitique du Maroc, marquée par un contexte de guerre au Proche-Orient et un bras de fer interminable entre gouvernement et enseignants autour de la réforme de l’Education. L’occasion d’évoquer aussi le rôle de la gauche, son avenir, au moment où des idéaux du socialisme s’imposent comme jamais dans la conception des politiques publiques.

Médias24 : Vous venez de célébrer le 80e anniversaire de la fondation du Parti communiste, ancêtre du PPS, et vous avez choisi pour cela d’organiser un événement sur la gauche dans le cadre de l’université annuelle du parti. Pourquoi ?

Nabil Benabdellah : Parce que nous avons voulu faire de cette célébration une occasion de réfléchir sur nous-mêmes, en sortant du nombrilisme, pour faire en quelque sorte œuvre utile à travers cette réflexion sur la gauche, son parcours historique, son rôle actuel.

La gauche est surtout un mouvement de progrès qui a pour principales références la démocratie, la justice sociale…

- C’est quoi la gauche aujourd’hui ?

- On peut dire tout simplement que c’est un positionnement géographique dans le Parlement. Mais c’est aussi et surtout un mouvement de progrès qui a pour principales références la démocratie, la justice sociale…

- La gauche a indéniablement joué un grand rôle dans l’histoire du Maroc. Mais aujourd’hui, au Maroc comme partout dans le monde, la démarcation gauche-droite a presque disparu. On le voit bien chez nous, avec le gouvernement actuel, d’obédience libérale, mais qui promeut et déroule un programme de gauche, avec comme socle la mise en place d’un État social…

- Un certain nombre de partis d’essence libérale, liés à des milieux d’affaires, essaient en effet de donner de la consistance à leur discours en le parsemant de références liées au discours et aux fondements même de la gauche. C'est quelque part la preuve que le libéralisme, qu'il soit parfaitement théorisé, comme dans beaucoup de pays européens, ou pratiqué sans être théorisé et défendu, ni même affiché, comme c'est le cas au Maroc, ne peut pas fonctionner. Pour tout vous dire, ceci est en soi un succès de la démarche de la gauche dans le monde, et en particulier au Maroc.

Le gouvernement actuel est un gouvernement de classe

Maintenant, qu'on le veuille ou non, le gouvernement actuel est un gouvernement de classe, c'est un gouvernement qui privilégie les intérêts d'un certain nombre de milieux de production, d'un certain nombre de milieux d'activités économiques. Et il saupoudre son discours et son action de concepts et de références issues de la gauche, que sont l'État social, la justice sociale. Mais quelque part, c'est tant mieux parce que cela fait que des avancées peuvent être réalisées sur des questions qui ont été longtemps revendiquées d'abord et avant tout par la gauche, par nous, en particulier au PPS.

Je vais vous donner un exemple précis : nous avons été les premiers à parler de l'aide sociale directe, ou de ce qui a été appelé ailleurs "revenu minimum d'insertion" ou encore "le revenu pour la dignité", c'est-à-dire qui permet d'assurer un minimum de vie décente aux populations les plus pauvres. Eh bien lorsque nous avons amené ce sujet sur la table pour la première fois, on nous a traités de tous les noms. On nous a dit qu’il n'était pas question de mettre ça en œuvre, qu'on allait exploser les finances publiques, etc. Pire, ceux-là même qui le mettent en œuvre aujourd'hui se sont opposés à ce projet lorsque nous étions ensemble dans le gouvernement dirigé par les islamistes. Le chef du gouvernement actuel a même conditionné son adhésion au deuxième gouvernement Benkirane, qui n'a jamais vu le jour, à l'abandon de ce projet.

Et donc le voilà en train de le mettre en œuvre aujourd’hui… Eh bien tant mieux. Quelque part, cela signifie qu’un projet libéral pur et dur, sauvage comme on dit dans d'autres pays, ne peut pas fonctionner et qu’il est nécessaire de s'occuper de justice sociale, de plus de progrès pour les couches les plus défavorisées.

- Dans ce cas, si tout le monde porte les mêmes projets, le même discours, qu’est-ce qui différencie aujourd’hui aux yeux de l’électeur les partis de gauche de ceux de droite ?

- La différence est très claire. Ces forces actuellement au gouvernement ont certes un discours de gauche, mais ne portent pas la conviction de gauche, la nécessité de faire des chantiers sociaux une priorité. Je crains que cela soit plus une sorte de couverture pour mieux faire passer d'autres orientations.

Lorsque nous avons exigé, par exemple, qu'il y ait une véritable participation à l'effort national de solidarité pour les pétroliers et d'autres secteurs de production, nous nous sommes confrontés à ce que j’appelle un caractère de classe. Idem pour les amendements que nous avons présentés pour le projet de loi de finances 2024 et 2023, qui ont été tous refusés, parce qu’ils pouvaient, de leur point de vue, porter atteinte à un certain nombre de classes sociales qui constituent le fondement réel de ce gouvernement. Cet accaparement du discours de gauche par ces forces libérales est une œuvre de piratage intellectuel et de piratage politique…

- Cette politique de gauche est devenue un impératif mondial depuis la pandémie du Covid. Tout parti au pouvoir est un peu obligé de suivre la tendance…

- Ils sont obligés, en effet. Tout le monde a intégré depuis le Covid cette dimension sociale, d’aides directes aux populations, de service public, de solidarité... C’est la preuve que l'idée de gauche ou l'idéal de progrès est encore vivace.

Ce que l'on a vécu pendant le Covid a donné la preuve que faire uniquement confiance au marché et au capital, et en particulier au grand capital, dans ce que l’on appelle la théorie du ruissellement, est une vision qui a échoué. Tous les pays, y compris les plus libéraux, comme les États-Unis, ont adopté une politique d’interventionnisme pour soutenir l’économie et les couches sociales les plus défavorisées.

Ce gouvernement qui est composé d’un certain nombre de ce que l'on a appelé "des compétences" n’a pas d’empreinte politique

- Cette politique de gauche portée par le gouvernement est juste technique, liée à une conjoncture, si on comprend bien votre discours, mais n’a pas de fondement politique. C’est bien cela ?

- Oui, le gouvernement épouse ce discours parce que quelque part, il y a péril en la demeure. Mais il n’a pas la force politique nécessaire pour porter ce discours. On ne s'improvise pas force de gauche. L’idéal de gauche est un cheminement, qui se fonde sur un certain nombre de référentiels ; c’est une conviction profonde et une manière de vivre aussi.

Pour autant, sans que la gauche ne soit fâchée avec les technocrates - parce qu’il y a également des technocrates qui sont d'excellents militants de gauche -, ce gouvernement qui est composé d’un certain nombre de ce que l'on a appelé "des compétences" n’a pas d’empreinte politique. Il n'y a personne qui veut assumer ce que fait ce gouvernement. C’est le vide politique et communicationnel. Et pour le remplir, il faut une culture politique que ce gouvernement n’a pas.

- Entrons un peu dans les détails. Ce gouvernement a entrepris depuis son investiture deux grands chantiers, révolutionnaires dans le texte : l’élargissement de la protection sociale et la mise en place d’aides directes. Comment jugez-vous la marche que prend cet État social ?

- L'État social ne se limite pas à ça. L'État social est un concept développé, il y a fort longtemps, en Allemagne à la fin du XIXe siècle, avant qu’il ne prenne d’autres déclinaisons dans un certain nombre de pays européens. C’est un concept global où il ne s’agit pas simplement de mettre en place des aides directes, une couverture sociale, mais d’adopter un nouveau mode de fonctionnement de l’État.

L'État social est un État d'abord démocratique, dans lequel des institutions démocratiques fonctionnent pleinement, où les libertés sont respectées et assumées, qu’elles soient collectives ou individuelles. C’est un Etat où il y a égalité entre l’homme et la femme, qui promeut la libre concurrence pour dépasser l’économie de rente, la corruption… Le tout avec un système d’éducation publique qui promeut l’égalité des chances, un hôpital public de qualité et un champ culturel riche, diversifié… Vous constaterez que mis à part ces deux questions de protection sociale et des aides directes qui sont devenus des nécessités, le discours gouvernemental sur ces autres sujets est creux, voire inexistant.

- Parlons justement de l'Education, qui est un grand dossier social et qui a fait l’objet de beaucoup de promesses électorales. Comment se positionne le PPS dans le bras de fer entre enseignants et gouvernement ?

- Comme nous l'avons déclaré à plusieurs reprises, nous constatons qu’il y a aujourd’hui une crise profonde qui peut avoir des résultats extrêmement dangereux et préjudiciables pour le secteur de l’Education et pour les enfants des couches les plus défavorisées. Avec ce qui se passe, il y a un risque d’année blanche pour les élèves.

Objectivement, au départ de l'action, il y avait une volonté réelle, en particulier au niveau du ministre qui porte ce dossier, de réformer l'école publique. Il y avait une vraie compréhension des enjeux et des défis, et surtout du fait que sans ressources humaines, il ne peut pas y avoir de réforme. D’autant que le parti qui dirige le gouvernement, le RNI, a promis de relever le salaire minimum de départ dans la fonction d’enseignant à 7.500 dirhams, soit une augmentation de 2.500 dirhams. C'est écrit noir sur blanc, ça fait partie du programme électoral du RNI.

Il y a eu certes un effort dans le nouveau statut proposé par Chakib Benmoussa, qui concerne notamment 80.000 enseignants en fin de parcours qui vont percevoir des augmentations de salaire. Il y a eu des améliorations d'indemnités pour des couches comme les directeurs, les économes, les surveillants généraux... Et la résolution du dossier des fameux enseignants contractuels qui bénéficient désormais des mêmes avantages que tout fonctionnaire du ministère, même s’ils relèvent toujours des académies régionales.

Mais il y a aussi des problèmes qui ont été exacerbés, comme les doubles peines qu’on veut imposer aux enseignants, le piège de l’échelle 10, ou encore les conditions matérielles des professeurs en début de carrière. L’effort global est louable, il se chiffre à 9 milliards de dirhams, mais il aurait dû s’accompagner malgré tout de la résolution de ces points de blocage et surtout de l’augmentation des 2.500 dirhams à laquelle tout le monde s’attendait comme promis par le gouvernement. Ça n’a pas été fait, donc le train a déraillé, malheureusement, avec des dizaines de milliers d’enseignants qui font grève, des syndicats débordés par leurs bases, et des millions d’élèves privés d’école…

- Le chef du gouvernement a proposé la création d’une commission qui va reprendre le dialogue avec les syndicats. Pensez-vous que cela puisse débloquer les choses et pousser les enseignants à suspendre les grèves?

- Aux enseignants qui font grève, on propose de reprendre le dialogue dans le cadre d’une nouvelle commission. C’est vraiment fort. Un État social, un vrai, doit dans ces conditions prendre des décisions, et elles sont connues. Et si c’est fait, cela permettra réellement de débloquer la situation et permettre à nos enfants de reprendre les cours. Le gouvernement doit faire un pas, un geste concret et fort pour désamorcer cette bombe sociale.

- Le chef du gouvernement a révélé à l’occasion de la réunion des partis de la majorité qu'il était initialement question d'augmenter les salaires en début de carrière de 2.500 dirhams, mais les syndicats ont refusé cela et ont préféré que les 2.500 dirhams soient mis en fin de parcours. C'est ce qu'il a dit textuellement. Qu’en dites-vous ?

- Nous avons, à travers nos cadres et nos membres, une présence dans les syndicats, notamment à l'UMT et à la CDT. Dans ces syndicats, je peux vous dire, très honnêtement, qu'à aucun moment nous n'avons été informés qu'il y avait une position de ce genre, ou une discussion sur cet arbitrage entre début de carrière et fin de carrière. Je ne suis absolument pas au courant de cela et je pense que cela est juste impossible. Vous imaginez les syndicats prendre le risque de demander que seulement 80.000 personnes concernées par le hors échelle soient privilégiées au détriment de la majorité du corps enseignant ? Je ne pense pas que ce soit le cas. Je pense qu'il y a quelque chose qui a été mal géré dans ce dossier, même si au départ de l’action du ministère, selon mes informations, les choses étaient bien parties.

Nous vivons une crise DU politique, pas une crise politique

- Ne pensez-vous pas que derrière cette tension dans le secteur de l'éducation se cache une crise institutionnelle, une crise de médiation, notamment chez les syndicats qui paraissent déconnectés de la réalité de la masse, des enseignants qui protestent dans la rue ?

- En effet. Il est temps aujourd’hui de comprendre que nous vivons une crise DU politique, pas une crise politique. Nous sommes en train de récolter ce que nous avons semé en affaiblissant les partis politiques, les syndicats, les instruments de médiation.

Un fossé s'est creusé entre la population et le monde politique, générant une perte de confiance dans le politique, dont je vous parle depuis plusieurs années déjà.

Tout ce qui a été fait, semé, apparaît aujourd’hui au grand jour. Et cela pose la nécessité d'une profonde réforme du politique qui réconcilie les citoyens avec tous les instruments de médiation, avec le Parlement, avec les conseils élus localement, avec les partis, avec les syndicats.

Ce n’est pas juste une responsabilité d'en haut. Les syndicats, puisque c’est notre sujet, doivent également se remettre en cause. Et comprendre la nécessité d'assumer une totale indépendance de leurs décisions. Il y a la nécessité de donner, d'offrir au peuple un visage de crédibilité. Cela passera forcément par la lutte, le combat, pour remplir le vide politique avec des forces qui pourront demain jouer pleinement leur rôle. Ce qui se passe aujourd’hui, avec des syndicats qui n’ont aucune influence sur des dizaines de milliers d’enseignants qui protestent dans la rue, est dangereux.

- La géopolitique régionale et mondiale a été chamboulée avec la guerre de Gaza, la réaction de l’Occident, les deux poids deux mesures de la communauté internationale, des intellectuels, des médias... Comment voyez-vous le Maroc dans ce paysage bouillonnant, comment jugez-vous son positionnement, ses positions diplomatiques ?

- Je souhaiterais d’abord commencer par exprimer mon horreur, ma dénonciation la plus profonde, mon rejet et ma condamnation de ces crimes de guerre perpétrés par Israël. Et de cette arrogance de l’entité sioniste qui se permet tout, avec l'aval de l’Occident, voire avec le soutien de l’Occident et notamment des États-Unis, mais également, et c’est malheureux de le dire, de la France qui avait toujours été dans une situation d'équilibre sur cette question.

Cela est absolument abject de lâcher des bombes sur des populations civiles sous prétexte qu’il y aurait au sein de ces populations des membres du Hamas, une organisation qu’il faudrait détruire, pour récupérer les otages et assurer la sécurité d’Israël. Ce sont cela les objectifs de cette guerre inhumaine. Or, on voit qu’après 40 jours de bombardements, et près de 12.000 civils massacrés, dont la moitié sont des enfants, des femmes, ni le Hamas n’a été liquidé, ni les otages libérés, ni ce que Israël appelle sa sécurité n’a été garantie.

Gaza: Les positions officielles marocaines sont des positions avancées pour un pays qui a théoriquement des liens diplomatiques avec Israël

Cela ne le sera de toute manière, qu’avec la création d’un État palestinien libre, indépendant et viable politiquement et géographiquement. Voilà donc la réalité. Et dans ce cadre-là, j'aimerais souligner que les positions officielles marocaines, notamment la dernière exprimée lors du sommet arabo-islamique, sont des positions avancées pour un pays qui a théoriquement des liens diplomatiques avec Israël. Ce sont des positions claires, qui dénoncent les actes criminels et appellent à des pauses humanitaires au plus vite, qui permettraient tout de suite d’arriver à un cessez le feu.

Maintenant, en tant que force politique, je vais aller encore plus loin que la position officielle parce que j’ai justement plus de libertés en tant que parti politique qui n’a pas de responsabilité directe. Etant donné cette arrogance israélienne, ces crimes de guerre, cette volonté déclarée de génocide collectif, d’épuration ethnique, il est difficile de continuer d’avancer dans les relations avec Israël.

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