Education, développement, un entretien avec Esther Duflo

ENTRETIEN. Esther Duflo, lauréate du prix Nobel d'économie en 2019, était présente cette semaine au Maroc, dans le cadre de l'école d'été "Méthodologie du développement". Médias24 s'est entretenu avec elle sur le thème du système éducatif.

Esther Duflo - Photo Médias24

Education, développement, un entretien avec Esther Duflo

Le 7 juillet 2023 à 20h01

Modifié 7 janvier 2024 à 22h54

ENTRETIEN. Esther Duflo, lauréate du prix Nobel d'économie en 2019, était présente cette semaine au Maroc, dans le cadre de l'école d'été "Méthodologie du développement". Médias24 s'est entretenu avec elle sur le thème du système éducatif.

Esther Duflo est une économiste française renommée pour son travail dans le domaine de l'économie du développement. Elle est professeure d'économie au Massachusetts Institute of Technology (MIT) et co-directrice du Abdul Latif Jameel Poverty Action Lab (J-PAL).

Elle est intervenue ce mardi sur le thème de l’éducation aux côtés de Abhijit Banerjee lors de la journée inaugurale de l’école d’été "Méthodologie du développement", qui s'est tenue du 4 au 7 juillet à l’UM6P Rabat.

Les deux cofondateurs du J-PAL sont lauréats du prix Nobel d’économie de 2019, en compagnie de Michael Kremer, pour leur contribution à la lutte contre la pauvreté au niveau mondial. Née en 1972 à Paris, Esther Duflo est la plus jeune récipiendaire de ce prix et la deuxième femme à l'avoir reçu.

Elle est connue pour son approche novatrice, basée sur la méthode expérimentale, notamment celle des essais randomisés contrôlés (RCT), afin d'évaluer l'efficacité des politiques publiques et des interventions en faveur des populations défavorisées. Elle a mené des expériences de terrain dans plusieurs pays, en collaborant étroitement avec les gouvernements et les organisations locales.

Ses travaux ont permis de remettre en question certaines idées reçues telles que l’effet des aides directes apportés aux populations défavorisées sur leur niveau d’activité. Ils ont également apporté un éclairage crucial dans les domaines de l'éducation, la santé, la microfinance et l'économie du genre.

Au-delà de son travail académique, Esther Duflo s'engage activement dans les débats sur les politiques de développement. Elle plaide en faveur de l'utilisation de preuves empiriques pour orienter les décisions politiques et souligne l'importance de la collaboration entre chercheurs et décideurs.

Médias24 : Vous êtes connue pour travailler sur les thèmes de la pauvreté et de l'économie du développement. Quelle est la relation avec le thème de l'éducation ?

Esther Duflo : L'éducation évidemment est une composante essentielle du développement. D'abord, c'est un bien en soi de pouvoir lire, de pouvoir comprendre le monde autour de soi. Ensuite, elle est essentielle au développement de chaque individu et aussi au développement du pays.

Une des choses dont j'ai parlées aujourd'hui, par exemple c'est que pour les jeunes filles qui ont eu la chance d'accéder à l'éducation secondaire, eh bien leurs enfants survivent davantage. Ils sont eux-mêmes plus vifs, quand ils arrivent à avoir 5 ou 7 ans et entrent à l'école secondaire. Donc l'éducation, c'est vraiment la source du développement humain et du développement d'un pays.

- Après votre présentation aujourd’hui, on comprend qu’il n’est pas aisé de réformer un système éducatif. Que préconisez-vous finalement ?

- Un système qui a des millions d'enfants, des dizaines de milliers d’enseignants, qui est en place depuis des décennies, forcément c'est très difficile à bouger. C'est comme faire tourner un très gros navire de guerre, on ne peut pas le faire très facilement.

Mais, par contre, on peut faire plein de progrès dans le cadre du système lui-même, en expérimentant au niveau local et en tirant la leçon de ces expérimentations. On voit que certaines innovations, qui commencent à un niveau très local, se sont finalement répandues aujourd'hui dans la terre entière.

Comme l'idée toute simple d'enseigner aux enfants au niveau où ils sont, et pas au niveau où l'on aimerait qu'ils soient. Ce qu'on appelle "enseignement ciblé par compétences" [Teaching at the right level (TARL), ndlr]. C'est une idée qui a commencé expérimentalement par une ONG en Inde, et qui aujourd'hui se développe dans le monde entier, y compris au Maroc.

- Le système marocain repose beaucoup sur le privé, surtout au niveau du primaire. Qu'en pensez-vous ? Est-ce une bonne ou une mauvaise chose ? Faut-il l’encourager ou pas?

- Ce n'est ni bon ni mauvais ! Souvent on pense que les écoles privées sont bien supérieures aux écoles publiques. En fait, ce n’est pas le cas. Au point de vue de l'effet vraiment causal du système privé sur les performances des enfants, on ne voit pas de différence.

En tant que tel, ce n'est ni bon ni mauvais, mais par contre ce qu'il faut, c'est s'assurer que même dans les écoles privées, il y a une attention qui soit portée sur les enseignements fondamentaux. Il faut aussi aider les parents à choisir entre les écoles, parce que c'est très difficile pour les parents de choisir, leur donner de l'information pour savoir quelles sont les meilleures écoles publiques ou privées, et comment mettre un petit peu de pression sur les écoles pour qu'elles donnent aux enfants ces connaissances de base, c'est quelque chose que le gouvernement doit encadrer.

- Vous êtes connue pour avoir favorisé l'utilisation des méthodes expérimentales dans la recherche en économie. Pouvez-vous nous en parler ?

- Quand on se pose des questions - par exemple la question que vous venez me poser "est-ce que le privé, c'est bien ou pas ?" -, dans l'abstrait, c'est très difficile de répondre à cette question parce que les enfants qui vont à l'école privée sont souvent dans les familles un peu plus aisées, ou ce sont des enfants qui eux-mêmes ont montré des aptitudes pour l'école.

Donc quand on compare les enfants qui vont à l'école privée aux enfants qui vont à l'école publique, on compare des pommes et des oranges. L'approche expérimentale, elle, permet de comparer les pommes avec des pommes. Elle utilise la même rigueur que ce qu'on utilise pour tester un nouveau médicament, mais pour les politiques publiques.

Donc, par exemple, dans le cas de l’enseignement privé, ce qu’on peut faire, c’est de donner des bourses pour les enfants pour aller à l'école privée, en choisissant au hasard qui reçoit une bourse et qui n'en reçoit pas, et suivre leurs performances.

Comme ils ont été choisis au hasard, il n’y a rien de systématiquement différent entre eux et donc, si on voit une différence, on peut l'attribuer au privé avec confiance, mais si on n’en voit pas, on peut se dire que finalement si les enfants réussissent mieux dans le privé, ce n'est pas à cause de l'école privée, c'est à cause de leur caractéristiques.

- On a vu, dans votre présentation, qu’il y avait beaucoup de similitudes entre le Maroc et l'Inde ; comment l'expliquez-vous et que peut-on en tirer comme conclusion ?

- Ce sont des pays qui sont à des niveaux de revenu similaires. Ils ont des expériences historiques pas similaires mais comparables dans une certaine mesure, avec une expérience coloniale. Ce sont des pays qui ont aujourd'hui des structures sociales relativement similaires avec une classe très éduquée, très performante qui se forme à l'étranger, pour le Maroc, parfois en France, pour l’Inde, c’est souvent aux États-Unis. Ils reviennent après et en même temps contribuent à la vitalité du pays.

En même temps, il y a ces endroits très pauvres, ruraux, loin de tout, sur lesquels il faut travailler pour s'assurer qu'ils soient intégrés dans le reste de la société.

- La question de la langue de l’enseignement, qui n'est pas totalement résolue dans les deux pays, est-elle un facteur qui contribue à la faiblesse du système éducatif ?

- Je pense que dans les deux pays, c'est une force et une faiblesse. Il y a dans les deux pays de multiples langues qui coexistent et il n'est pas très clair dans quelle langue l'enseignement doit être fait. On le voit au Maroc, avec le français, l'arabe et, dans certaines régions du Maroc, les langues plus locales. Et on le voit aussi en Inde, où il peut arriver par exemple que des enfants aillent à l'école dans une langue qu’ils ne comprennent pas.

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L’UM6P s’associe au J-PAL en faveur des politiques publiques fondées sur les preuves

L’organisation de cette Summer School s’inscrit dans le cadre d’une coopération plus large entre l’UM6P et J-PAL. En effet, le Lab de l’emploi Maroc (MEL) est une initiative lancée par J-PAL et Evidence for Policy Design (EPoD) de Harvard Kennedy School, en partenariat avec l’agence Millennium Challenge Account Morocco (MCA-Morocco).

Hébergé depuis sa création au sein du Policy Center for the New South (PCNS), le MEL rejoint désormais le Pôle sciences sociales, économie et humanités de l’UM6P. Ce projet a l’ambition d’installer une culture d’élaboration des politiques publiques basée sur les preuves grâce à des évaluations d’impact rigoureuses et au renforcement des capacités.

Le président de l’UM6P, Hicham El Habti, a expliqué à Médias24 que son université se veut un lieu d'échanges autour de thématiques diverses et variées, en lien avec les défis auxquels font face les pays d’Afrique en général, et le Maroc en particulier.

Parmi ces défis, il y a celui de l’éducation. Hicham El Habti rappelle que l’UM6P a créé en son sein l’Institut des sciences de l’éducation, pour développer de nouvelles approches pédagogiques et accompagner les efforts des différents acteurs dans ce domaine.

C’est la 2e édition de l’école d’été organisée par la chaire "Méthodologie du développement", après celle de l’année précédente organisée à Abidjan. Cette chaire portée par Esther Duflo et Abhijit Banerjee a été créée par l’Agence française de développement (AFD), Paris School of Economics (PSE) et l’Université Paris Sciences et Lettres (PSL).

Hicham El Habti - Président de l'UM6P - Ph. Médias24
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