Santé. Une conversation avec Lamia Tazi, PDG de Sothema 

Intelligence artificielle, Data, partenariat public-privé, généralisation de la couverture médicale et stratégie de Sothema… Dans cet entretien, Lamia Tazi évoque les chantiers les plus urgents du secteur de la santé et sa vision de l’avenir.

Santé. Une conversation avec Lamia Tazi, PDG de Sothema 

Le 19 juin 2023 à 11h35

Modifié 19 juin 2023 à 15h22

Intelligence artificielle, Data, partenariat public-privé, généralisation de la couverture médicale et stratégie de Sothema… Dans cet entretien, Lamia Tazi évoque les chantiers les plus urgents du secteur de la santé et sa vision de l’avenir.

Fin de journée ensoleillée au Four Seasons Resort Marrakech. Nous rencontrons Lamia Tazi, PDG du laboratoire pharmaceutique Sothema, après son intervention dans le dernier panel de ce premier jour de l’événement "Bloomberg New Economy Gateway Africa", organisé les 13 et 14 juin par le groupe américain Média en partenariat avec le ministère de l’Investissement.

Lors de cette conférence intitulée "Faire de la santé une priorité : l’avenir des médicaments et des vaccins en Afrique", la dirigeante s’est distinguée par son intervention en revenant, entre autres, sur les disparités entre le Nord et le Sud pendant la crise du Covid, tout en précisant que "le modèle marocain avait été un exemple à suivre tout au long de la pandémie".

D’autres sujets ont également été abordés lors de cette conférence, tels que l’importance des partenariats public-privé, la fuite des cerveaux, le manque de données dans le secteur de la santé en Afrique et la nécessité d’avoir le soutien des gouvernements pour attirer les investissements privés.

Dans l’espace "Networking Riad" de cet événement international, notre interlocutrice nous parle, au cours de cet échange, d’intelligence artificielle, de Data, de partenariat public-privé, de l’expérience chinoise avec Sinopharm et de la stratégie de Sothema.

Médias24 : Dans le monde, l’usage de la Data et l’exploration du potentiel de l’intelligence artificielle dans le domaine de la santé sont en avance sur ce qui se fait actuellement au Maroc et en Afrique. Mais on sait que la technologie est "contagieuse". Comment peut-on au Maroc profiter des apports de l’intelligence artificielle dans le domaine de la santé ?

Lamia Tazi : Avec la mondialisation, tout arrive très vite. Mais il faut que ce soit bien implémenté dès le départ. Car l’intelligence artificielle peut être positive comme négative. Le risque serait de relever de la mauvaise Data, de tirer de mauvaises conclusions et d’avancer sur cette base. Donc, il y a plusieurs niveaux pour l’intelligence artificielle.

En ce qui nous concerne, Sothema a investi dans la start-up Ziwig, qui utilise l’intelligence artificielle dans la détection de l’endométriose. Il s’agit d’une maladie très difficile à détecter.

Cette entreprise française, dont le fondateur et président est marocain (Yahya El Mir, ndlr), est en train de s’internationaliser. Mais elle n’utilise pas encore la Data africaine, ni marocaine, car la start-up n’a pas encore trouvé le moyen d'obtenir ces informations.

- Il va donc falloir commencer par la Data…

- Il faut mettre en place le relevé de la Data. Dans les systèmes connectés en Europe ou aux États-Unis, quand on prend la tension par exemple, la mesure est intégrée dans un Cloud.

Au Maroc, on tente de calculer le nombre d’hyper-tendus de façon approximative en se basant sur le nombre de médicaments que l’on vend, les hospitalisations, etc. Mais en réalité, on ne connaît pas avec précision le nombre d’hyper-tendus au Maroc, ni le niveau de leur tension. On ne sait pas le calculer.

Or la collecte de la Data peut aider à l’épidémiologie. Et l’épidémiologie aide à créer les protocoles thérapeutiques. Cela soulève donc plusieurs questions au Maroc : souhaite-t-on investir dans les maladies les plus répandues comme le diabète par exemple ? Si oui, comment investir ? Quel type de diabète devons-nous suivre ? Ceci est le premier niveau de l’intelligence artificielle.

Et, malheureusement, ce premier niveau nous ne l’avons pas, parce que nos hôpitaux ne sont pas connectés, nos médecins n’ont pas un suivi informatisé, nos pharmaciens n’ont pas de systèmes de vente des médicaments connectés, etc. Tout cela n’est pas très difficile à mettre en place. Il faut juste de la volonté et savoir où l'on veut mettre le curseur. Il faut que l’on sache ce que l’on a au Maroc en termes de traitement, d’incidence et d’évolution des maladies, etc.

La généralisation de la protection sociale pourrait être un levier pour prélever la Data, car une couverture médicale universelle suppose la mise en place de systèmes de gestion connectés

- Quels sont alors les autres niveaux d’usage de l’intelligence artificielle dans le domaine de la santé ?

- Aux États-Unis, la FDA (Food & Drug Administration) est en train de tester et d’expérimenter la conception de médicaments basée sur des modèles informatiques, un process appelé "In Silico Drug Design".

Cette approche "In Silico Drug Design" permet d'accélérer le développement de nouveaux médicaments efficaces et d'en réduire considérablement le coût.

Sothema est en train de mettre en place une collaboration avec des Américains pour pouvoir justement démarrer ce genre de choses au Maroc. Et c’est précurseur.

Aujourd’hui, on sait qu’il y a un système de santé à différentes vitesses

Les apports de la généralisation de l’AMO

- La généralisation de la couverture sociale ne pourrait-elle pas être un levier pour prélever cette Data ?

- En principe, oui. Pour une couverture médicale universelle, il est nécessaire de mettre en place des systèmes de gestion connectés. Dans ce cadre, quand le patient consulte ou achète son médicament, il doit se faire rembourser. Et pour se faire rembourser, il est nécessaire d’avoir un suivi d’information. Et le système fera émerger cette information.

Après, il est nécessaire de savoir si cette Data sera exploitée et si nous sommes capables de la capter, de l’analyser, de la transformer et d’en tirer des conclusions.

Mais je crois que l’on est au début d’une belle histoire pour cette couverture généralisée.

- Sur quoi faut-il aujourd'hui se focaliser dans le domaine de la santé ? quelles sont les priorités?

- Pour le Maroc, les challenges sont énormes. Il faut d’abord réussir cette couverture sociale qui transformera complètement le visage du pays dans le domaine de la santé.

Parce qu’aujourd’hui, on sait qu’il y a un système de santé à différentes vitesses. Donc, le système de santé est aujourd’hui obligé de se mettre à niveau. Pour moi, le prochain défi est d’élever la performance générale du système de santé.

Et par rapport à nous, en tant que laboratoire pharmaceutique, le gros challenge est que cette couverture puisse durer.

Il est nécessaire de réfléchir aux mesures pour faire baisser le prix du médicament. C’est un gros challenge pour les autorités et pour l’industrie

- C’est-à-dire ?

- Il faut de l’argent. On voit bien que la sécurité sociale dans certains pays européens est un gouffre financier. Ils dépensent beaucoup avec des ressources insuffisantes.

Au Maroc, plusieurs commissions travaillent sur ce sujet, mais l’industrie pharmaceutique n’y est pas incluse. Il faut rappeler que l’un des piliers de la santé est le médicament, qui compte pour 30% des dépenses. Il est donc nécessaire de réfléchir aux mesures pour faire baisser le prix du médicament. Et là, c’est un gros challenge pour les autorités et pour l’industrie pharmaceutique. Et c’est aussi un débat.

- Pourriez-vous développer votre propos ?

- Le but n’est pas de baisser le prix du médicament qui coûte 10 dirhams, mais celui qui coûte 30.000 dirhams. Il faut s’intéresser aux médicaments chers. Et pour y arriver, il va falloir fabriquer localement.

À Sothema, quand nous avons fabriqué des anti-cancéreux, nous avons multiplié par six le nombre de patients bénéficiaires de traitements grâce à la baisse du prix. La mise en compétition a réussi à faire baisser les prix de six fois.

Cela dit, il faut encourager la fabrication locale. Les autorités doivent aider les entreprises industrielles marocaines à travers des "incentives". Il y a donc énormément de challenges que cette couverture sociale devra relever.

Et notre challenge à nous, à Sothema, c’est de nous développer sur le continent africain, parce que nous estimons avoir beaucoup de choses à apporter. Nous avons une usine opérationnelle à Dakar. Nous aimerions dupliquer cette expérience sur le continent parce que nous sommes conscients d'avoir un rôle africain à jouer.

Nous travaillons sur le développement d’une centaine de molécules sur les cinq prochaines années

Implantés dans 5 pays du continent d'ici fin 2023

- Justement, vous avez déjà annoncé vos ambitions pour l’Afrique de l’Est à travers votre filiale West Afric Pharma. Y a-t-il du nouveau ?

- C’est en cours. L'objectif est de nous implanter en Afrique de l’Est. On ne peut rien annoncer pour l’instant, parce que rien n’a encore été signé. Mais on espère que cela se fera rapidement, car Sothema deviendra alors africaine, en s’implantant directement dans cinq pays.

- Est-ce qu’il y a un échéancier à cette opération ?

- Oui. On espère boucler l’opération d’ici la fin de cette année 2023.

- Combien de molécules êtes-vous en train de développer aujourd’hui à Sothema ?

- Nous travaillons sur le développement d’une centaine de molécules sur les cinq prochaines années.

- Et elles concernent quelles maladies ?

- Sothema est aujourd’hui concentrée sur les médicaments à prescription dans les maladies chroniques et assez graves, comme le cancer, le diabète et le cardiovasculaire. Ou encore la psychiatrie.

Nous avons aussi investi dans les diagnostics et les dispositifs médicaux pour compléter le soin. Il faut savoir qu’aujourd’hui, les dispositifs médicaux sont un vrai sujet, car le Maroc est importateur à 100%. Il est donc nécessaire de passer à la fabrication locale pour faire gagner au pays une certaine autonomie dans ce domaine.

- Quels sont les projets en cours de Sothema ?

- Nous avons investi dans Prodimedic, l’usine qui produira les dispositifs médicaux (Sothema a annoncé en août 2022 son projet de prise de participation à hauteur de 40% dans le capital de Prodimedic, ndlr).

Nous allons également lancer Access Pharma, une unité qui fabriquera des produits oncologiques de chimiothérapie. Elle va démarrer dans quelques mois et sera spécialisée dans les produits appelés "High Potent", qui sont très contaminants. L’homme ne peut pas inhaler les poudres parce qu’elles sont très dangereuses. Ces produits sont donc fabriqués en circuit complètement fermé. C’est une technologie à part.

L’expérience avec Sinopharm

- Sothema a été sollicité dans le cadre du projet de vaccins en 2021 avec Sinopharm. Comment avez-vous vécu cette expérience avec les Chinois ?

- L’expérience a été très enrichissante.

- Concrètement, cela s’est passé comment ?

- C’était difficile parce que la période était difficile aussi, en plein Covid. Mais c’était également une belle expérience. Ce n’était pas un simple contact d’un laboratoire avec un autre laboratoire. Il y avait l’État au milieu, à travers le ministère des Affaires étrangères et le ministère de la Santé. Et nos partenaires chinois étaient sollicités par de nombreux pays. L’essentiel à retenir, c’est que nous avons réussi à traverser cette crise.

Pour ma part, c’était une satisfaction personnelle de pouvoir dire que Sothema a participé à cette expérience pendant cette crise.

- Dans le panel auquel vous venez de participer à Marrakech, le partenariat public-privé a été un sujet central. Quels sont les chantiers dans lesquels l’État devrait s’impliquer davantage  ?

- Mis à part la couverture sociale, il y a l’autonomie sanitaire. Cela veut dire qu’il faut avoir ses propres médecins et qu’ils soient bien formés, avoir suffisamment d’infirmiers bien formés également, des structures bien organisées, une industrie pharmaceutique forte et autonome. Et à ce niveau, il faut dire que nous ne sommes pas mauvais, mais nous ne sommes pas bons non plus.

Aujourd’hui, la fuite des médecins et des étudiants inquiète. Etudiants, ils pensent déjà à partir. Et c’est un vrai sujet dans le secteur de la santé. C’est dommage quand même de commencer à importer des ressources humaines parce que les nôtres s’en vont. Pour moi, c’est une problématique qu’il faut aborder. Bien sûr, c’est plus facile à dire qu’à faire. Et je sais qu’il y a déjà des chantiers dans ce cadre.

L’autre chantier serait de considérer davantage les nouvelles technologies et la recherche. C’est compliqué de parler de la recherche parce que l’on sait qu’on en est très loin. Mais ce serait dommage de ne pas mettre le pied à l’étrier. Car sinon, on est très vite devancés et on finit par prendre ce que les autres ont découvert.

Nous avons des universités, des chercheurs qui travaillent, mais nous avons besoin de modèles. Nous n’arrivons pas à modéliser la recherche au Maroc. Il y a un manque de moyens, c’est certain. Et l’argent va ailleurs. Mais même avec le peu de moyens que nous avons, je pense que l’on peut optimiser.

Aujourd’hui, il n’y a rien qui se crée dans l’écosystème de la recherche et c’est vraiment dommage. C’est un chantier lourd et difficile à mettre en place, mais il faut s'y atteler.

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