Dédollarisation : le monde est-il en train de s’affranchir du billet vert ?

L’utilisation du dollar comme arme politique par les États-Unis pousse plusieurs États dans le monde à se passer du billet vert dans leurs transactions commerciales et en tant que monnaie de réserve. Les politiques anti-dollar s’intensifient au profit de l’euro, du yuan chinois, du rouble russe ou de l’or, mais elles ne risquent pas de détrôner le billet vert de sitôt.

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Dédollarisation : le monde est-il en train de s’affranchir du billet vert ?

Le 3 juin 2023 à 10h09

Modifié le 3 juin 2023 à 10h09

L’utilisation du dollar comme arme politique par les États-Unis pousse plusieurs États dans le monde à se passer du billet vert dans leurs transactions commerciales et en tant que monnaie de réserve. Les politiques anti-dollar s’intensifient au profit de l’euro, du yuan chinois, du rouble russe ou de l’or, mais elles ne risquent pas de détrôner le billet vert de sitôt.

La suprématie du dollar américain touche-t-elle à sa fin ? C’est la question que se pose l’ensemble des experts en économie monétaire avec la montée en puissance des politiques anti-dollar dans le monde. Monnaie la plus utilisée dans le commerce international mais aussi par les investisseurs mondiaux, et qui constitue une bonne partie des réserves des banques centrales, le dollar commence à perdre progressivement de sa popularité et de son attrait.

Non pas tant à cause de l’affaiblissement de la puissance militaire et économique américaine, principal garant du dollar-roi, mais en raison principalement de l’utilisation par les Etats-Unis du billet vert comme arme politique. Un risque qui pousse les pays non alignés sur les positions de Washington, ou ceux qui souhaitent s’affranchir de cette pression américaine, à chercher de nouvelles solutions en diversifiant les moyens de paiement de leurs transactions commerciales et la nature de leurs réserves stratégiques.

Daniel McDowell, auteur de l’essai Bucking the Buck : US Financial Sanctions and the International Backlash against the Dollar (Oxford, 2023), montre de manière très pédagogique comment les sanctions mises en place de manière croissante par Washington depuis plusieurs années ont directement contribué à la multiplication des politiques anti-dollar, tant chez les adversaires des États-Unis qu'auprès de leurs alliés.

Les sanctions économiques, ou quand les Américains se tirent une balle dans le pied

"La plupart des programmes de sanctions financières sont lancés lorsque le président américain signe un décret ordonnant au Trésor d’ajouter des personnes, des entreprises ou des institutions gouvernementales étrangères à une liste noire financière de ressortissants spécialement désignés (SDN). Une fois inscrites sur la liste noire, les personnes visées voient geler leurs avoirs auparavant déposés dans des institutions financières américaines; elles deviennent incapables d’effectuer ou de recevoir des paiements en dollars. Les institutions financières qui faisaient autrefois des affaires pour le compte d’une cible ne répondent plus à ses appels. Du jour au lendemain, une cible de sanction peut se retrouver plus pauvre, isolée financièrement et stigmatisée", explique Daniel McDowell dans son ouvrage.

Preuve de l’intensification de cette politique de sanctions économiques et monétaires : en 2000, plus de 20 décrets de l’exécutif américain ordonnaient au Trésor de mettre en œuvre des programmes de sanctions. À la fin de l’année 2020, ce nombre était passé à 94, mettant sur liste noire des milliers de cibles étrangères. Si certains de ces programmes visent des groupes terroristes et d’autres organisations non étatiques, la plupart d’entre eux s’attaquent à des gouvernements étrangers.

"En 2020, plus de vingt pays étrangers, soit environ un État souverain sur dix, ont été ciblés pour divers motifs : violations des droits de l’homme, recul démocratique ou positions de politique étrangère contraires à celles de Washington", souligne Daniel McDowell.

Résultat : au fur et à mesure que le nombre de cibles de Washington dans les capitales étrangères augmentait, la perception du "risque politique" associé au fait de compter sur le dollar comme monnaie internationale tendait à s’accroître, même si le dollar restait fondamentalement attractif du point de vue économique.

Le recours croissant de Washington aux sanctions financières incite ainsi politiquement les cibles, comme les cibles potentielles, à transférer au moins une partie de leurs activités économiques hors du dollar. "Bien qu’il soit peu probable que les sanctions renversent le rôle de premier plan joué par le dollar au niveau mondial, les réactions négatives à l’égard de la monnaie pourraient ébranler sa position et affaiblir l’efficacité des sanctions américaines à l’avenir", alerte l’économiste américain.

La Russie en guerre ouverte contre le dollar

Ces politiques anti-dollar peuvent prendre diverses formes, notamment des accords visant à régler davantage d’échanges commerciaux en monnaies locales plutôt qu’en dollars, des accords d’échange de devises entre banques centrales, une augmentation des investissements en or et même des efforts visant à lancer des cryptomonnaies nationales.

Le cas le plus concret est celui de la Russie. Depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022, les mesures prises par la Russie pour dédollariser son économie se sont intensifiées. D’ailleurs, les efforts de Vladimir Poutine pour réduire l’exposition de son pays à la monnaie américaine sont antérieurs de plusieurs années à la guerre ukrainienne. Washington a sanctionné la Russie pour la première fois en 2014, lors de l’annexion de la Crimée. La Russie a également fait l’objet de plusieurs séries de sanctions supplémentaires au cours des années suivantes pour soupçons d’ingérence dans l’élection présidentielle américaine de 2020, des cyberattaques et des violations des droits de l’Homme.

À mesure que la liste des cibles s’allongeait en Russie, le pays a pris des mesures pour minimiser son exposition à la coercition financière des États-Unis. Ainsi, dès 2018, la Banque centrale de Russie a commencé à vendre ses actifs en dollars américains et à les remplacer par des euros et des yuans.

Au cours de cette année, la Russie a réduit ses avoirs en dollars de 20%, ce qui représente une diversification sans précédent par rapport à la monnaie de réserve mondiale, en un délai aussi court.

Les motifs de cette décision sont clairs : Washington avait déjà gelé auparavant les avoirs de réserve de l’Iran et de la Libye. La Russie craignait que ses avoirs en dollars puissent un jour connaître le même sort. Des inquiétudes qui se sont matérialisées puisque les États-Unis ont gelé tous les actifs en dollars restants de la Russie, après le début de la guerre en Ukraine.

Un autre domaine dans lequel la Russie s’est efforcée de réduire sa dépendance à l’égard du dollar est celui des règlements commerciaux. Les responsables du Kremlin ont compris que les actifs en dollars du pays n’étaient pas les seuls à être menacés. Le cœur industriel de leur économie, orienté vers l’exportation (énergie, minerais, armement…),  était également vulnérable aux sanctions américaines.

En effet, entre 2014 et 2020, les États-Unis avaient déjà ciblé certaines grandes entreprises russes. Une fois inscrites sur la liste noire, ces entreprises ont vu les banques refuser d’effectuer des paiements en dollars en leur nom. Le fait d’être coupé du système du dollar a rendu extrêmement difficile l’obtention de paiements pour les exportations. Elles ont pu également contraindre les entreprises partenaires à ne pas honorer les dettes libellées en dollars, dont elles devaient s’acquitter. Vladimir Poutine a ainsi cherché des partenaires étrangers prêts à transférer leurs échanges commerciaux dans des monnaies non libellées en dollars.

Voyant les dégâts causés par cette politique de sanctions économiques, d’autres pays ont suivi la Russie dans sa guerre contre le dollar. En 2018, alors que la Banque centrale russe vendait une grande partie de ses dollars, la Chine a commencé à régler la majeure partie de ses achats de produits russes en euros plutôt qu’en dollars. Idem pour l’Inde qui a commencé à payer ses équipements de défense russes en roubles plutôt qu’en dollars. Depuis le début de la guerre en Ukraine, ces tendances se sont intensifiées, la Russie utilisant de plus en plus le yuan et le rouble dans ses règlements commerciaux.

Selon les chiffres révélés par Bucking the Buck : US Financial Sanctions and the International Backlash against the Dollar, les paiements effectués, par exemple, par la Russie à la Chine sont passés de plus de 90% en dollars en 2013 à moins de 11% actuellement. La monnaie qui est venue remplacer le billet vert dans les transactions entre les deux pays est l’euro, dont la part dans les échanges entre Pékin et Moscou est passée de 1% en 2013 à plus de 45% à fin 2022. Vient ensuite le rouble pour 10%...

Le retour de l’or comme actif de réserve en remplacement du dollar

Autre conséquence de cette politique américaine : le remplacement du dollar par l’or comme actif de réserve de plusieurs banques centrales dans le monde. De toute évidence, l’intérêt de l’or en tant que couverture contre les sanctions américaines réside principalement dans sa nature physique. Les investissements en dollars américains sont généralement détenus sur des comptes ouverts auprès de banques américaines, voire de la Réserve fédérale, comme dans le cas de l’Arabie saoudite. Ils sont donc susceptibles d’être gelés par les autorités américaines.

À l’inverse, l’or peut être stocké dans des coffres-forts situés sur le territoire d’un pays, en toute sécurité et hors de portée de Washington. Le métal précieux peut également être déplacé et vendu en dehors du système bancaire basé sur le dollar, ce qui le rend presque impossible à suivre ou à arrêter pour Washington.

Depuis l’intensification des sanctions américaines contre la Russie, l’Iran, la Turquie et d’autres pays d’Amérique Latine, plusieurs banques centrales dans le monde ont enclenché une politique de diversification de leurs avoirs : les achats d’or par les banques centrales dans le monde ont ainsi bondi de 150% en 2022, à 1.136 tonnes, contre moins de 500 tonnes par an durant les douze dernières années.

L’inflation galopante y a joué un rôle, mais selon plusieurs experts, c’est la volonté des pays d’échapper aux sanctions basées sur le dollar qui est le principal moteur de ce mouvement. Surtout après la démonstration de force, grandeur nature, des Américains et leurs alliés occidentaux envers les Russes.

À la suite de l’invasion de l’Ukraine, les pays occidentaux ont en effet coupé la Russie du système financier international et ont gelé près de 300 milliards de dollars d’avoirs appartenant à sa Banque centrale, qui étaient déposés auprès de différentes institutions mondiales. Seul actif qui a échappé à l’assaut des Occidentaux, les réserves en or, car elles étaient stockées en Russie…

"La crainte des sanctions américaines fait que des pays qui ne sont pas alignés avec l’Occident ont été de gros acheteurs d’or l’an dernier (2022, ndlr). La Chine en a acquis 62 tonnes entre novembre et décembre 2022, et en détient maintenant plus de 2.000 tonnes. La Turquie a ajouté 148 tonnes à son stock, qui atteignait 542 tonnes en 2022. Des pays d’Asie et du Moyen-Orient ont également été très actifs l’an dernier", signale le Wall Street Journal dans un récent article dédié à ce mouvement acheteur sur l’or.

Faute de solutions de rechange, le dollar ne mourra pas de sitôt…

La Chine joue également un rôle important dans le processus de dédollarisation. Un peu par nécessité : certains de ses principaux fournisseurs de pétrole font l’objet de sanctions américaines, comme la Russie, le Venezuela ou l’Iran. Pékin doit donc leur payer leurs barils avec une autre monnaie que le dollar. C’est pourquoi la Chine a créé sa propre bourse des matières premières, à Shanghai en 2018. Le pétrole qui y est échangé ne représente que 5% des flux mondiaux, mais il se règle en yuan.

C’est aussi une volonté politique puisque Pékin veut que sa monnaie soit plus internationalisée, comme le dollar l’est depuis des décennies. Cela facilitera les échanges commerciaux du pays, déjà premier exportateur du monde, et devrait accroître sa présence internationale.

Plusieurs pays dans le monde lui ont emboîté le pas, comme le Brésil qui a affiché sa volonté de régler ses achats à la Chine en yuan et a encouragé d’autres pays émergents à rejoindre cette initiative.

Même l’Union européenne, grande alliée des Etats-Unis, a été tentée par ce mouvement de dédollarisation, comme le révèle l’économiste américain.

"En 2018, lorsque l’administration Trump s’est brusquement retirée de l’accord avec l’Iran, de sévères sanctions financières américaines ont été rétablies. Il s’agissait notamment de sanctions secondaires qui obligeaient les banques et les entreprises européennes à couper leurs liens avec l’Iran. Les dirigeants européens étaient furieux contre Trump, et ils ont déporté leur colère sur le dollar américain en créant INSTEX, une chambre de compensation conçue pour maintenir le commerce avec l’Iran en dehors du système du dollar ; cette chambre fut cependant plus symbolique qu’effective : elle n’a pratiquement pas été utilisée. Cependant, l’Union a commencé à plaider en faveur d’un euro plus musclé, qui réduirait la dépendance du continent à l’égard du dollar. L’objectif était de renforcer l’autonomie stratégique de l’Europe ; celle-ci a notamment trouvé un partenaire volontaire dans la Russie de Poutine. Entre 2014 et 2021, les deux parties ont réglé une part croissante de leurs échanges énergétiques en euros, réduisant la part du dollar dans leurs échanges de 80% à moins de 50% au cours de cette période", peut-on lire dans l'essai de Daniel McDowell.

Toutefois, la décision de la Russie de déclencher une guerre terrestre en Europe, en attaquant l’Ukraine, a stoppé ce mouvement. Les intérêts américains et européens étant désormais alignés, les deux parties ont conjointement sanctionné la Russie, mettant fin (pour l’instant ?) à la politique anti-dollar des Européens.

Mais si ce mouvement de dédollarisation a éclaté au grand jour, il ne présente pas un grand risque pour les Etats-Unis, selon plusieurs experts. Première puissance militaire et économique dans le monde, les Etats-Unis et sa monnaie restent encore dominants dans les échanges mondiaux. Et ce, faute de solutions réelles et sûres pour remplacer le billet vert.

En effet, pour que des pays puissent échanger dans une monnaie commune, plusieurs ingrédients sont nécessaires, en particulier des dynamiques économiques similaires et des institutions fortes. L’exemple de l’Union européenne montre les difficultés et le temps nécessaire pour concrétiser de telles ambitions. La devise européenne est dominante sur le Vieux Continent, mais pas sur le reste de la planète.

Donc, malgré ces initiatives et la diversification des avoirs des banques centrales, le dollar reste et restera toujours dominant dans le commerce mondial et les réserves détenues par chaque pays. Le yuan pourrait être un candidat, grâce à la taille et à la position de plus en plus centrale de l’économie chinoise. Mais son système juridique et politique n’est pas considéré comme très rassurant par les investisseurs étrangers. Quant aux monnaies électroniques comme le Bitcoin ou l’Ethereum, elles ne pèsent pas lourd dans le système financier mondial, sans parler de leur très forte volatilité.

Même si certains pays cherchent donc à réduire leur dépendance vis-à-vis du dollar, il y a fort à parier que le billet vert va conserver son rôle dominant pendant encore longtemps…

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