Larabi Jaïdi : “La maîtrise de l’inflation et l’accélération de la croissance ne sont pas des objectifs contradictoires”

INTERVIEW. Senior Fellow au sein du Policy Center for the New South, l’économiste Larabi Jaidi décrypte pour nous le phénomène inflationniste que traverse le Maroc. Selon lui, si des différences d’interprétation existent bien chez les décideurs publics, les objectifs des uns et des autres ne sont pas totalement inconciliables.

Larabi Jaïdi : “La maîtrise de l’inflation et l’accélération de la croissance ne sont pas des objectifs contradictoires”

Le 28 mars 2023 à 17h21

Modifié 28 mars 2023 à 18h27

INTERVIEW. Senior Fellow au sein du Policy Center for the New South, l’économiste Larabi Jaidi décrypte pour nous le phénomène inflationniste que traverse le Maroc. Selon lui, si des différences d’interprétation existent bien chez les décideurs publics, les objectifs des uns et des autres ne sont pas totalement inconciliables.

Le Maroc vit depuis une semaine une grande fracture, entre ceux qui soutiennent l’action de Bank Al-Maghrib qui tente par le moyen du relèvement de son taux directeur de juguler l’inflation, quitte à freiner la croissance ; et ceux qui estiment que l’action de cette dernière va brimer tous les efforts fournis par le gouvernement pour réaliser son programme et ses objectifs en matière d’accélération de l’investissement, de la croissance et de la création d’emplois.

S'il estime que ce débat se justifie, au vu de la posture et des missions de chaque institution, Larabi Jaïdi pense qu’il n’y a pas réellement d’opposition entre la position de la Banque centrale et celle du gouvernement. Voici son argumentaire.

 

- Médias 24 : Mardi dernier, Bank Al-Maghrib a annoncé une nouvelle hausse de son taux directeur à 3%, la troisième en six mois. Jamais une décision de la Banque centrale n'avait suscité autant de débats, de critiques, d'interprétations…. Pourquoi à votre avis ?

- Larabi  Jaïdi : Je crois que c’est lié au contexte extrêmement difficile, complexe et qui interpelle l’ensemble des décideurs publics qui, il faut le dire, ont des positions différentes. Tous les acteurs, (gouvernement, Banque centrale, HCP…) ont bien sûr une vision de l’intérêt général qu’ils essaient de défendre. Mais les postures des uns et des autres sont différentes, et les missions de chacune de ces institutions donnent parfois lieu à des perceptions différentes de la même réalité. D’où cette situation où l'on est face à des annonces qui peuvent créer une situation d'incompréhension auprès de l'opinion publique.

Mais il faut être lucide. La Banque centrale a ses rendez-vous. Là, elle a assumé pleinement son rôle. La responsabilité qui est la sienne est de prendre la décision en fonction des données dont elle dispose et, en même temps, des prévisions qu'elle établit.

Mais, au même moment, le gouvernement est plus soucieux, surtout à la veille du Ramadan, de rassurer l'opinion publique, ce qui est tout à fait logique, surtout sur un sujet comme l’évolution des prix à la consommation et le pouvoir d’achat. Le Ramadan est un mois très particulier, du point de vue du comportement du consommateur, de la dépense des ménages, notamment dans tout ce qui est alimentaire et pour certaines denrées qui sont d'une extrême importance.

Et nous avons par ailleurs le HCP, une institution très respectée, qui a annoncé le même jour un chiffre de l’inflation de 10,1% à fin février. Une annonce que le HCP a considéré importante à faire.

Évidemment, il peut y avoir des différences de point de vue, mais qui ne sont pas nécessairement des différences liées à la méthode.

Le taux d'inflation annoncé par le HCP est calculé sur un glissement annuel de février 2022 à février 2023. Alors que le taux d'inflation annoncé par la Banque centrale est fait sur la base d'un indicateur d'inflation annuelle et prévisionnel sur les mois à venir.

En même temps, la ministre de l’Economie et des finances qui était interpellée au Parlement sur cette question très sensible s’est montrée rassurante et a annoncé un certain nombre de mesures visant à maîtriser cette inflation.

Cette séquence des faits a pu produire une sorte de dissonance, mais elle reflète en réalité une simple différence entre les postures et les missions de chaque institution.

Cela dit, il faut peut-être aller vers plus de dialogue entre ces différents acteurs afin d’éviter  que les perceptions, qui sont aussi rationnelles les unes que les autres, ne soient considérées comme des oppositions.

Il y a aussi un autre effet qui joue énormément et qui fait que ce phénomène inflationniste sera durable, et non passager. C’est l’incertitude.

- Il y a en effet des perceptions et des postures différentes, mais on voit tout de même qu’il y a une convergence, du moins entre la Banque centrale et le HCP, sur la nature de cette inflation. Les deux institutions ne parlent plus d’inflation importée comme en 2022, mais d’une inflation domestique liée à une insuffisance de l’offre, notamment agricole. Qu’en pensez-vous ? L'inflation que subit le Maroc a-t-elle, selon vous, changé de nature ?

- Premièrement, il faut rappeler que le mal de l'inflation frappe aujourd'hui la plupart des économies mondiales. Donc, ce n'est pas propre au Maroc. Il est vrai que les symptômes de cette inflation sont différents de ceux d’hier, mais ils sont liés. C’est la combinaison de plusieurs chocs successifs : la pandémie du Covid et la perturbation des chaînes de valeur dont on n’est pas encore sorti, le choc géopolitique de la guerre ukrainienne qui a agi sur les prix des matières premières et les produits énergétiques, mais aussi le choc climatique qui affecte de manière directe notre agriculture.

Ces symptômes d'aujourd'hui sont bien connus ; ils sont peut-être différents de ce que l'on avait connu avant, dans les anciennes vagues inflationnistes des années 1980-1990, qui consistaient en l'emballement du crédit, la dévalorisation des monnaies ou le dérapage des prix…

Il y a aussi un autre effet qui joue énormément et qui fait que ce phénomène inflationniste sera durable, et non passager. C’est l’incertitude.

 

- En quoi l’incertitude peut-elle jouer sur l’inflation ?

L’exemple des produits pétroliers est très parlant. On voit bien aujourd’hui qu’il y a un ralentissement des prix des produits énergétiques. Mais il est encore difficile d’établir des prévisions sur le moyen et long terme. Par conséquent, les prévisions et les anticipations de l’inflation sont souvent remises en cause par l’évolution de la conjoncture.  Ces prévisions sont même devenues un sujet de controverse et sont au centre des préoccupations d’une bonne partie de la population. Cette incertitude impacte aussi les stratégies d’entreprise, leurs prévisions…

Cette fameuse hydre qu’est l’inflation, que l'on considérait un certain moment comme faisant partie du passé, renaît. C’est un monstre qui nous montre une nouvelle tête. Et on se retrouve impuissant face à cela.

C’est aussi un phénomène qui s’installe dans les économies mondiales, puisqu’il y a un effet de transmission d’un certain nombre de secteurs vers d’autres. On s'achemine de nouveau vers un phénomène structurel, pas uniquement un phénomène conjoncturel qui traduirait un déséquilibre passager entre l'offre et la demande, limité dans le temps et qui pourrait trouver son remède dans un certain nombre de mesures d'austérité, budgétaires ou monétaires, ou mixte. Il devient structurel parce que, comme je l’ai dit, il est lié à un chamboulement des circuits d’approvisionnement mondiaux, mais également à ce que j’appelle une inflation des incertitudes.

Les anticipations deviennent extrêmement difficiles à maîtriser, et les instruments de régulation de ces anticipations deviennent également extrêmement complexes à manipuler.

Il s'agit donc d'un phénomène qui s'impose comme étant un phénomène structurel et qui relève à la fois de ces dysfonctionnements de l'économie mondiale, mais aussi, en ce qui nous concerne comme pays en développement, d'une insuffisance de la concurrence, d’une organisation archaïque des marchés et des circuits de distribution.

L'inflation est mondiale, mais elle est aussi locale, aggravée par la conjoncture, le stress hydrique que nous avons connu, la désorganisation des marchés et des circuits d’approvisionnement…

- L’inflation marocaine n’est donc ni endogène ni exogène ; elle est les deux, selon vous ?

Elle trouve son origine dans cette double dimension. Elle est mondiale, mais elle est aussi locale, aggravée par la conjoncture, le stress hydrique que nous avons connu, la désorganisation des marchés et des circuits d’approvisionnement…

- Votre diagnostic est très clair. Parlons maintenant de la réponse qu’y apportent les pouvoirs publics. On constate qu'il y a une divergence d'approche entre une Banque centrale qui fait son travail comme toutes les banques centrales du monde, en relevant son taux directeur, et un gouvernement qui maintient le cap d’une politique budgétaire expansionniste visant d’abord à booster la croissance. Sommes-nous dans un jeu à somme nulle ? Peut-on envisager une certaine entente entre la politique monétaire et la politique budgétaire pour sortir de ce qui semble être une opposition entre les deux instruments ?

- Opposition, je ne le pense pas. Je crois qu’on est encore dans une phase où cette forme d'inflation qui s'installe doit être accompagnée d'une meilleure analyse de ses mécanismes et de ses déterminants. Et je pense qu'il y a encore beaucoup d'aspects méconnus des formes d'expression de ce phénomène.

Il ne s'agit pas seulement de se demander si la politique monétaire, qui était à ce jour considérée comme le principal instrument pour lutter contre l’inflation, est toujours capable de juguler ce phénomène ou non. Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain.

La politique monétaire continuera évidemment d'avoir un effet extrêmement important sur la maîtrise des prix, c'est sa fonction essentielle. Ce n'est pas sa fonction unique, mais sa fonction essentielle. Même s’il faut encore s’interroger sur les mécanismes qui permettent d’optimiser son impact, sa transmission, pour qu’elle soit pleinement efficace.

La Banque centrale a introduit, il y a déjà quelques années, de nouveaux cadres de politique monétaire, axés à la fois sur la stabilité des prix, de la monnaie, mais aussi sur la stabilité du système financier à travers les règles macro-prudentielles. Elle a modernisé son cadre de politique monétaire.

On peut bien sûr observer une différence dans les mécanismes de transmission monétaire selon les secteurs, les types d'entreprises... Car il y a un travail de granulation aussi à faire de ce côté-là, pour ne pas rester dans les appréciations générales. Le principal sujet aujourd’hui, c’est donc l’efficacité de la transmission de la politique monétaire.

De l'autre côté, nous avons le budget de l’Etat, qui peut agir de manière privilégiée sur la régulation de la demande à travers, soit la contraction de la dépense publique, soit le prélèvement fiscal sur l'excédent de revenus pour éviter que la demande ne soit trop accentuée. Voire le ralentissement de l’investissement privé, à travers le freinage des incitations étatiques au secteur privé. Mais en fait, ces techniques ne s’adaptent plus au contexte actuel…

 

- C’est justement le point de vue des responsables gouvernementaux qui défendent leur politique budgétaire et pensent qu’il ne faut surtout pas changer de cap…

- Le pays doit faire face à un certain nombre de dépenses extrêmement importantes, non seulement dans l’extension et la modernisation des infrastructures, mais aussi dans le social, à travers les grands projets de généralisation de la protection sociale, la réforme de l’éducation, de la santé… Il est donc difficile d’agir sur la dépense, de rentrer dans l’austérité budgétaire.

En même temps, nous sommes dans une situation où l’augmentation des prélèvements fiscaux, qui sont déjà élevés, peut avoir des effets extrêmement négatifs sur l’investissement, sachant que le processus de relance de notre économie nous impose une accélération de l’investissement privé.

 

- Que faire alors face à ce dilemme, sachant que cette politique budgétaire peut produire elle-même de l’inflation ?

- Il faudra réfléchir à une forme de régulation qui n'est pas celle de l’austérité, la recette classique pour réguler la demande.

Et, dans un premier temps, il faudra penser non pas à réduire la dépense publique mais à la rationaliser, à assurer un meilleur ciblage, à éviter les gaspillages, à effectuer un suivi d’impact de toute dépense, notamment dans les infrastructures, faire des choix, et ordonnancer ces choix… Il ne s'agit pas de dépenser pour dépenser, mais de mieux dépenser.

Je crois que le ministère des Finances est un peu soucieux de cette question parce qu’il vient de signer, il y a quelques jours, un accord avec la Banque mondiale sur la question du suivi de la dépense publique dans les secteurs de l'éducation et de l'eau.

Voilà un choix qui s'impose, qu'il faudrait accélérer, qu'il faudrait étendre à d'autres secteurs, pour mieux rationaliser la dépense et réaliser des économies.

Quant à la fiscalité, on est à un moment où la réforme doit être relancée. Certes, ce n’est pas toujours simple de relancer ce sujet dans des conjonctures difficiles, mais il reste un certain nombre d'aspects qui n'ont pas encore trouvé leur chemin de mise en œuvre, notamment sur le sujet de la TVA ou encore de l’IS.

Ce sont des choses qu'il faudrait reprendre pour élargir la marge de manœuvre budgétaire et pour éviter que l'État aille chercher de la ressource ailleurs, soit à l’international, soit sur le marché national. Ce qui va nous permettre de limiter au passage les évictions produites par l’endettement du Trésor sur le marché local, au détriment du secteur privé.

Autre sujet qu’il faudra relancer : la dépense fiscale. C’est le moment d’éliminer les dépenses fiscales inutiles, qui donnent lieu tout simplement à des situations de rente et d’augmentation des capacités bénéficiaires de certains secteurs, comme l’immobilier par exemple.

Il faudrait donc revoir de manière générale les mécanismes et les techniques budgétaires pour mieux les adapter au contexte actuel.

Si la politique monétaire continue de jouer son rôle, le type d’inflation que nous connaissons doit nous conduire à réfléchir à une autre forme de politique budgétaire, plus adaptée à ce nouveau phénomène qui devient structurel.

Donc, on n'est pas obligé d'avoir le même réflexe qu'avant, c'est-à-dire de se serrer la ceinture, de moins dépenser, d'être dans l'austérité, mais on peut en revanche rationaliser, mieux cibler la dépense.

Il est anormal que le prix d'un bien agricole à la cueillette ou à la récolte passe du simple au double, ou au triple, avant d’arriver chez le consommateur.


- Ce que vous dites est rassurant, parce que beaucoup d’observateurs pensent que le gouvernement doit abandonner son programme qui vise à accélérer la croissance pour éviter que le pays n'entre dans une spirale inflationniste sans fin…

- Vous mettez le doigt sur une question qui me tient à cœur. Nous sommes aujourd'hui dans une économie qui est dans une croissance extrêmement atone. Après le rebond mécanique de plus de 7% de 2021, on revient à des taux de 1,5% à 2,5%. C'est insuffisant.

Et si on rapporte ces taux réels à l'impact par tête d'habitant, c'est très en deçà de ce que font d'autres pays à revenu moyen comme le Maroc. On est d’ailleurs très mal classé sur ce registre.

Et donc la réflexion première, c'est de voir comment améliorer notre croissance potentielle, parce que celle-ci est en train elle-même de se réduire à une fourchette de 2,5% à 3% sur le moyen et long terme. Le grand défi de l’économie marocaine, c’est de relever ce potentiel. Et cela ne peut se faire ni à travers la politique monétaire ni à travers la politique budgétaire, mais via des réformes structurelles pour améliorer notre productivité, notre compétitivité, mais aussi le cadre global de la concurrence dans le pays.

La flambée des prix des produits agricoles, par exemple, n’est pas liée uniquement à la sécheresse ou à l’effet Ramadan, mais à l’organisation des circuits de distribution. Il faut donc réfléchir sur comment se forment les prix des produits agricoles. Il est anormal que le prix d'un bien agricole à la cueillette ou à la récolte passe du simple au double, ou au triple, avant d’arriver chez le consommateur. Et là, on est face à une réforme de fond qui doit s’opérer dans l’organisation de nos marchés. Nos marchés sont certes bien alimentés, mais à quel prix ? C'est une question qui a été posée il y a déjà quelques années, mais la réforme évolue très lentement.

- Si on a bien compris votre analyse, le gouvernement peut lutter contre l'inflation, sans forcément s'inscrire dans une politique d'austérité budgétaire, mais en lançant des réformes structurelles. Donc l'objectif d'atteindre une croissance plus élevée n'est pas incompatible avec l’objectif de ralentir la hausse des prix. C’est bien cela ?

- Oui, exactement. Il y a des réformes de structure qui s’imposent. Et nous pouvons les réaliser sans forcément adopter des politiques d’austérité, et sans que cela ne soit contradictoire avec les objectifs de la politique monétaire et l’action de la Banque centrale.

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