Brahim Laghrari

Pharmacien

Un crédit social avec la seule rémunération du service bancaire financé par la zakat

Le 20 juin 2023 à 11h09

Modifié 20 juin 2023 à 11h18

Lors des travaux d’un colloque sur la finance islamique, organisé il y a quelques années au Koweït, la directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), de l’époque, Christine Lagarde, avait souligné que l’institution financière qu’elle dirigeait veillait au développement de la finance islamique[1]. Si les experts, les intellectuels, les oulémas et les politiques avaient opté pour une finance islamique basée sur un crédit sans rémunération du capital, le FMI n’aurait nullement fait preuve de bienveillance.

S’il est vrai qu’on peut s’inspirer du FMI du point de vue organisationnel, comment peut-on sérieusement compter sur son soutien au développement de la finance islamique alors que les fondamentaux des deux systèmes financiers sont aux antipodes ? Tant il est vrai que la finance commerciale classique est fondée sur le profit basé sur les taux d’intérêt, alors que la finance islamique rejette les taux d’intérêt et comprend une double dimension éthique (respect de la prescription coranique interdisant le « Riba ») et sociale (lutte contre la pauvreté et l’exclusion) et une gestion de la zakat économiquement productive.

Cette dimension sociale est malheureusement absente des préoccupations des banques dites islamiques, dénommées au Maroc « banques participatives », et lancées en 2016 après des décennies de tergiversations.

Or, exception faite des pays du Golfe, la plupart des pays arabo-musulmans vivent une situation socio-économique désastreuse (Somalie, Yémen, Soudan, Liban, Syrie, Irak, Tunisie, Libye…). La création d’un Fonds arabe de la Zakat, financé sur le modèle organisationnel du FMI, pourrait largement contribuer à soulager la détresse sociale dans ces pays et celle des migrants subsahariens dans les pays du Maghreb. Les surplus financiers des pays du Golfe auraient pu contribuer à son lancement.

Les éternels optimistes avaient espéré un sursaut de la nation arabe à l’occasion de la tenue du 32ème Sommet de la Ligue Arabe, le 19 mai dernier en Arabie Saoudite. Ils avaient espéré que ce serait là le moment de tirer les leçons des interventions étrangères en terre arabe (américaine en Irak, russe en Syrie) et de se remettre en question pour éviter que cela ne se reproduise plus à l’avenir. Malheureusement, ce fut encore un autre rendez-vous manqué avec l’Histoire. Mais c’est indéniablement le résultat des choix du passé. Les pays arabes avaient opté, lors de la création de la Ligue arabe, pour une démarche d’intégration politique au lieu de se focaliser d’abord sur l’intégration économique. Cette option a débouché sur une impasse.

Par ailleurs, dans notre pays, la situation économique est difficile. La guerre en Ukraine a provoqué une crise de l’énergie et une inflation galopante. Cela s’est traduit par la montée vertigineuse de la facture énergétique et donc des besoins en financement. Or, les marges budgétaires sont réduites et le gouvernement est acculé à recourir, encore et encore, au marché international pour soulager les finances publiques. Le recours à l’endettement extérieur a néanmoins atteint ses limites raisonnables.

Un crédit social

L’explosion de la dette extérieure est devenue un sujet d’inquiétude. Elle est même porteuse de menaces pour la souveraineté des pays concernés. A titre d’exemple, la Grèce, pourtant pays membre à part entière de l’Union européenne, suite à la crise de sa dette publique a été sauvée in extremis de la faillite financière de l’Etat, mais au prix d’une politique d’austérité extrêmement sévère et humiliante imposée par l’UE.

En fait, l’histoire du crédit bancaire conforme aux prescriptions coraniques est celle d’un rendez-vous manqué. Dès les débuts de l’indépendance du Maroc, selon le Pr Abdelaziz Benabdellah[2] ("Al Alam" du 17 décembre 1991), feu S.M. Mohammed V, que Dieu l’ait en Sa sainte miséricorde, avait consulté des oulémas sur le prêt à intérêt bancaire (« Riba »). Et c’est grâce à cet article du quotidien "Al Alam" que l’opinion publique nationale a eu connaissance de cette démarche. Ces oulémas avaient alors répondu que le prêt à intérêt était licite. En apportant cette réponse ils avaient à l’esprit la préoccupation de la stabilité économique des débuts difficiles du Maroc indépendant. Cette position avait néanmoins suscité la crainte que cela n’ouvre la voie à d’autres révisions. Demain, d’autres pourraient trouver des arguments fallacieux contre le jeûne du Ramadan.

Le dirigeant nationaliste Abdellah Ibrahim posait la question en des termes très clairs quant à l’enjeu de la réponse à donner au crédit sans rémunération du capital dans une conférence prononcée en juin 1976 à Fès devant un parterre d’Oulémas, de chercheurs et d’intellectuels : "Comment peut-on aujourd’hui bâtir une civilisation (…) sans accepter les pratiques usuraires et les transactions financières prohibées ?". Deux réponses sont possibles estime M. Abdallah Ibrahim : "Soit la richesse est privée, celle d’une minorité privilégiée et alors il faut modifier la position sur l’usure et en assurer toutes les conséquences (…), soit la richesse est collective et gérée unilatéralement par la trésorerie de l’Etat… En optant pour cette deuxième solution, les Musulmans se réadapteront parfaitement aussi bien avec la logique de la prohibition de l’usure qu’avec l’un des grands principes de l’islam (…) celui de l’intérêt général".  (Voir : Zakya Daoud, "Abdellah Ibrahim. L’histoire des rendez-vous manqués", Editions La Croisée des Chemins, Mai 2019, pages 283-286).

Le gouvernement de Abdallah Ibrahim, s’il avait eu le privilège de la durée, qui sait, il aurait pu réussir à mettre en place un crédit sans rémunération du capital et l’aurait réussi comme ce fut le cas pour la création de la banque d’Etat "Bank al Maghrib" ou du dirham comme monnaie nationale ou encore la raffinerie la Samir ou la Somaca ! Imaginons un instant l’importance de l’épargne institutionnelle disponible après plus de 60 ans de crédit social sans rémunération du capital, son impact positif sur l’endettement du pays et du rôle autrement plus significatif qu’il aurait pu jouer auprès de pays frères africains en difficulté. Nous avons raté un autre grand rendez-vous avec l’Histoire.

Au Moyen-Orient, la création des banques dites islamiques dans les années 1970 a éclipsé cette question du "Riba" et l’a renvoyée aux calendes grecques. La préoccupation majeure à l’époque dans ces pays était la recherche de placements profitables de leurs surplus financiers dans les institutions financières occidentales.

Par ailleurs, l’aspect social inhérent à la finance islamique a été complètement laissé de côté. En fait, et comme le rappelle l’économiste Ibrahim Warde[3] dans un article publié dans "Le Monde diplomatique" : "Par beaucoup d’aspects, les banques islamiques ne différaient plus de leurs consœurs conventionnelles que par un langage destiné à déguiser l’existence de l’intérêt.

"Il est temps alors de puiser dans notre patrimoine civilisationnel des solutions économiques originales pour faire face à nos besoins de financement. Les Oulémas et les économistes devraient reprendre l’examen de la question du "Riba" sur de nouvelles bases. C’est dans cet esprit que nous voudrions contribuer à cette œuvre par ces pistes de réflexion. L’objectif à terme étant de contribuer à limiter le recours au crédit international et de gagner en autonomie par rapport aux organismes financiers internationaux.

Ce que nous proposons pour notre part, c’est un crédit social, avec la seule rémunération du service bancaire, financé entre autres par la zakat et piloté par le Fonds Mohammed VI pour l’investissement. Le chantier de la zakat, rappelons-le, avait été relancé à deux reprises par feu S.M. Hassan II que Dieu l’ait en Sa sainte miséricorde. Une première fois lors de Laylat al Qadr, le 12 octobre 1979, où il avait annoncé la création d'une commission d'experts et d'oulémas pour la réorganisation de la zakat afin de la mettre au service de la lutte contre la pauvreté. La seconde, lors de Laylat al Qadr, le 14 janvier 1999, soit quelques mois avant son décès, où il avait annoncé l’élaboration d’un Guide de la Zakat par le ministère des Habbous et des affaires islamiques et demandé au gouvernement de prendre les dispositions réglementaires nécessaires pour l’organisation concrète de la zakat.

Ainsi, mettre en œuvre la zakat, c’est assurer une source de financement pérenne pour un crédit social dans le cadre du Fonds Mohammed VI pour l’investissement.

Le crédit social que nous proposons, ici, est basé sur une lecture attentive des versets coraniques en la matière et qui nous montrent que ce qui est recommandé c’est un crédit sans rémunération du capital رؤوس الأموال). Pour mieux appréhender cette interprétation, il serait utile de rappeler que l’intérêt bancaire (IB) pratiqué par les banques commerciales comprend deux éléments distincts :

  • La rémunération du capital (RC) visée par l’interdiction coranique ;
  • La rémunération du service bancaire (RS), tout à fait licite, soit :

IB = RC (Riba) + RS (Service)

La reprise de l’examen de la finance islamique devrait reposer sur deux piliers :

  • Canonique : interdiction du "Riba" en tant que rémunération du capital ;
  • Social : mise en place d’un crédit financé par le produit de la zakat.

Il s’agit donc d’une actualisation du traitement de la question du Riba en l’abordant sur de nouvelles bases afin d’intéresser les experts, les intellectuels et les oulémas afin d’ouvrir un nouvel horizon pour l’étude de cette question et pour aboutir à des issues praticables et utiles.

Dans le crédit sans rémunération du capital, l’Etat renonce à la rémunération de ses capitaux. Le crédit social est donc un crédit avec la simple rémunération du service bancaire, perçu en échange de frais de dossiers et du savoir-faire bancaire. Le plafond de ce service bancaire devrait être fixé par le ministère des Finances en concertation avec les banques commerciales qui auront souscrit au crédit social, sans oublier un livret de suivi pour chaque bénéficiaire du crédit social.

Quant à la zakat, elle pourrait selon certaines estimations crédibles réalisées il y a quelques années rapporter annuellement plus de trois milliards de dirhams. Elle pourrait par ailleurs être autrement plus productive économiquement en finançant le crédit social et en s’insérant dans le cadre de l’approche participative prônée par les pouvoirs publics, et récemment rappelée par le ministre de l’Intérieur, Abdelouafi Laftit[4], en contribuant au financement des chantiers de la régionalisation avancée et du désenclavement du milieu rural.

L’élément dynamique du crédit social réside dans le cumul de la dotation annuelle (provenant du produit de la zakat) et du cumul des remboursements des crédits déjà octroyés. Les capitaux cumulés deviendront, au fil des années, de plus en plus importants (voir en annexe : "Simulation produit de la zakat avec cumul des remboursements de crédit") et constitueront une véritable épargne institutionnelle. Le crédit social devra alors être assimilé à un quasi service public, au même titre que l’Education nationale ou la Santé publique. L’idée clé ici est celle de la progressivité dans la mise en œuvre des prescriptions coraniques en matière de crédit.

La mise en place du crédit social devrait bénéficier prioritairement à l’Education nationale et à la Santé publique en milieu rural et dans les périphéries déshéritées des grandes villes, ainsi qu’à l’accès au crédit pour les plus défavorisés qui en ont été quasiment exclus. Il devrait également bénéficier aux jeunes diplômés-chômeurs pour leur insertion dans le marché du travail et aux associations à but non lucratif telles que les coopératives. Le crédit social pourra ainsi garantir à terme une source renouvelée et pérenne de financement du crédit à court et moyen termes.

Par ailleurs, il serait bénéfique que le crédit social sans rémunération du capital fasse l’objet d’études et de recherches dans le cadre de la finance islamique au sein de l’Université marocaine et soit intégré dans ses cursus actuels, dans le cadre d’échanges et d’une coopération étroite avec les filières de finance islamique dans les grandes universités du monde arabo-musulman. 

Enfin, insistons sur le fait que ce crédit n’est ni de l’assistanat ni du don. Il s’agit bien de crédits avec remboursement. Tout crédit octroyé doit répondre à une série de critères rigoureux dont le moindre n’est point le sérieux et la capacité de remboursement des emprunteurs.

Enfin, nous devons prendre exemple sur les réussites des autres nations en matière de solidarité. Ainsi, aux Etats-Unis d’Amérique existe une philanthropie de masse, qui mobilise chaque année des dizaines de millions de citoyens de toute condition sociale. Rien qu’en 2021, les dons avaient atteint le montant considérable de 485 milliards de dollars.

En France, l’économiste Maria Nowak, qui vient de décéder, diplômée de Sciences Po à 21 ans et de la London School of Economics à 24 ans, a consacré sa vie professionnelle à libérer l’initiative individuelle des exclus de l’emploi. Elle était la pionnière du microcrédit en France et en Europe. Grâce à une association qu’elle a créée en 1989, 350.000 microcrédits ont été distribués, soit autant de personnes qui ont pu reprendre le contrôle de leur destin grâce à ce crédit social[5].

Mais faut-il le rappeler, c’est Muhammad Yunus qui est considéré comme le père du microcrédit à travers la Grameen Bank, une banque créée au Bangladesh en 1983. Aujourd’hui, elle est active dans plus de 80 000 villages. Elle a distribué depuis sa création près de 5 milliards de dollars et affiche des taux de remboursement de près de 97 %. Grâce à leurs emprunts auprès de cette banque près de 50 millions de personnes, au Bangladesh, sont sortis de la pauvreté.

Pourquoi ne pas avoir de grandes ambitions pour notre pays et faire du système de crédit sans rémunération du capital que nous proposons ici, si nous lui assurons des chances de succès, un outil de lutte contre la pauvreté exportable à l’image de la Grameen Bank.

Ces propositions relatives au crédit social avec la seule rémunération du service bancaire et son financement par la zakat constituent des solutions économiques originales puisées dans notre patrimoine civilisationnel. Des solutions léguées par les Souverains Mohammed V et Hassan II et qui pourraient être mises en œuvre sous le règne de S.M. le Roi Mohammed VI. On pourra ainsi parler de la Voie des Trois Souverains.

Les caractéristiques du Crédit Social :

1. Au début de la deuxième période septennale (2030), le cumul des remboursements de crédits représentera le double de la dotation de la zakat. A la fin de cette période septennale (2036), ce cumul représentera le quadruple de la dotation de la zakat.

2. L’élément dynamique du système résidera dans le cumul de la dotation de la zakat et du remboursement des crédits.

3. Au bout de la troisième période septennale, le cumul dotation annuelle de la zakat et les remboursements des prêts représentera sept fois la valeur de cette dotation annuelle.

4. Le crédit social deviendra à terme un acteur économique incontournable et une activité lucrative pour les banques commerciales.


[1] "L’Economiste" daté du 19 novembre 2015.

[2] Abdelaziz Benabdellah (1923-2012) a été professeur de civilisation, d’art, de philosophie et des sciences islamiques à l’Université Mohammed V de Rabat, à "Dar el Hadith al-Hassania" et à l’Université Qaraouyine. Ecrivain prolifique en français et en arabe, M. Benabdellah a été également professeur invité dans de nombreuses universités arabes. Son père, Abdelwahad, décédé en 1991, fut jurisconsulte et exégète du Coran. Nationaliste, il avait milité dans les rangs du Parti de l’Istiqlal.

[3] "Le Monde diplomatique", septembre 2001. Ibrahim Warde est chercheur à l’université Harvard, auteur de "Islamic Finance in the Global Economy", Edinburg, University Press, 2000. Ibrahim Warde est diplômé de HEC et PhD en sciences politiques de University of California, Berkeley. C’est un spécialiste de la finance internationale et contributeur régulier au Monde Diplomatique.

[4] Lors d’une réponse à une question à la Chambre des représentants.

[5] "Le Monde", 9 janvier 2023.

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