Abdelkebir Tabih

Avocat au barreau de Casablanca

Maroc-UE: les 4 lacunes juridiques de l'arrêt du Tribunal européen

Le 16 décembre 2015 à 15h08

Modifié 11 avril 2021 à 2h34

Une analyse de Me Abdelkébir Tabih, avocat au barreau de Casablanca, concernant l'arrêt récemment rendu par la Cour de Justice européenne et annulant partiellement l'accord agricole Maroc-UE.

Par un arrêt du 10 décembre 2015, la 8e chambre du Tribunal européen, composée de M. D. Gratsias (président et juge rapporteur), Mme M. Kancheva et M. C. Wetter (juge), a annulé, en ce qu’elle approuve l’application de l'accord au Sahara occidental, la décision 2012/497/UE du Conseil, du 8 mars 2012, concernant la conclusion de l’accord sous forme d’échange de lettres entre l’Union européenne et le Royaume du Maroc relatif aux mesures de libéralisation réciproques en matière de produits agricoles, de produits agricoles transformés, de poisson et de produits de la pêche, au remplacement des protocoles nos 1, 2 et 3 et de leurs annexes et aux modifications de l’accord euro-méditerranéen établissant une association entre les Communautés européennes et leurs États membres, d’une part, et le Royaume du Maroc, d’autre part.

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Toutefois, avant d’annuler ladite décision et avant même d’accepter la demande tendant à son annulation, le Tribunal se devait de vérifier:

-Si ce que l’on appelle communément "le Front Polisario" a formé le recours dans les délais impartis par les lois de l’union européenne;

-Si ledit tribunal est compétent pour connaître des recours tendant à l’annulation de ce genre d’accords.

Après avoir procédé à ces vérifications, il y avait ensuite lieu, pour le tribunal, de se pencher sur le fond de la demande en répondant aux questions suivantes:

-Le tribunal peut-il faire droit à une requête alors qu’au cours du procès, le requérant lui-même a attesté littéralement et expressément ne pas remplir les conditions de recevabilité de ladite demande? 

-De par le Statut spécial dont elle jouit au sein de l’Union européenne, et eu égard à son rôle de régulateur, la Cour voit son champ d’intervention limité aux seuls litiges opposant des institutions européennes entre elles ou opposant ces dernières à des citoyens européens. De ce fait, ladite Cour a-t-elle le droit de se substituer à l’ONU, d’une part, en proclamant ledit "Front Polisario" comme seul représentant de ce qu’elle a appelé le "Sahara occidental", et d’autre part, de considérer ce même "Front Polisario" comme le représentant légal et unique de l’ensemble des habitants du Sahara? 

C'est à ces questions, de nature purement juridique, que la Cour européenne devait répondre avant de prononcer son arrêt. Lequel l’a immiscée dans un sujet politique qui ne la concerne aucunement et qui, de surcroît, est susceptible de provoquer l’agitation, non pas au sein du Maroc qui, comme l’atteste la décision de ladite Cour et nous y reviendrons, demeure dans sa terre et dans son Sahara, mais au sein même des institutions internationales, surtout après les dernières déclarations de l’Etat suédois, qui a renoncé à prendre toute décision relative au Sahara avant le terme du feuilleton international en cours.

Aux questions susvisées, je tenterai de fournir quelques observations préliminaires:

1. Sur le fait que le tribunal ait approuvé le recours alors qu’il le savait formé en dehors des délais:

La lecture du point 34 de l’arrêt précité permet de constater que, pour approuver la demande introduite par ce que l’on appelle le "Front Polisario", le Tribunal s’est fondé sur l’article 263 du traité sur le fonctionnement de l'union européenne (TFUE). Ceci afin de revêtir sa décision d’une certaine légalité puisée dans l’un des textes fondamentaux de l’Union européenne, un texte qui fait l’unanimité des Etats membres de cette Union.

De la même lecture, il résulte que le Tribunal a porté son choix sur le premier alinéa dudit article, dont l’usage est survenu aussi bien pour établir que le "Font Polisario" dispose de la qualité pour ester en Justice, que pour juger au fond l’annulation de l’accord conclu entre le Maroc et l’UE.

Ainsi, l’on est en mesure de dire que même avec le caractère volumineux de l’arrêt et ses 251 points, le point 34 n’en demeure pas moins la base décisive sur laquelle le tribunal a tranché favorablement à ce que l’on appelle le "Front Polisario".   

Le point 34, intitulé "la recevabilité", énonce: "Aux termes de l’article 263, quatrième alinéa, TFUE, toute personne physique ou morale peut former, dans les conditions prévues aux premier et deuxième alinéas, un recours contre les actes dont elle est le destinataire ou qui la concernent directement et individuellement, ainsi que contre les actes réglementaires qui la concernent directement et qui ne comportent pas de mesures d’exécution."

Il convient de signaler que le Tribunal a repris mot pour mot l’alinéa 4 de l’article 263 du TFUE, tout en éludant le dernier alinéa du même article, lequel dispose: "Les recours prévus au présent article doivent être formés dans un délai de deux mois à compter, suivant le cas, de la publication de l'acte, de sa notification au requérant ou, à défaut, du jour où celui-ci en a eu connaissance."

A ce titre, il y a également lieu de relever que l’accord n° 2012/497/EU conclu entre le Maroc et l’Union a été publié au bulletin officiel de l’Union Européenne en date du 07/09/2012 et sous le numéro L.241/4, tel qu’établi dans le même bulletin. 

Au surplus, si l’on compare la date de publication de l’accord, à savoir le 7/09/2012, et celle du dépôt de la requête en annulation auprès du greffe de la Cour européenne qui, quant à lui, date du 19/11/2012, et ce tel que reconnu par le point 22 de l’arrêt du Tribunal qui énonce: "Par requête déposée au greffe du Tribunal le 19 novembre 2012", il en résulte que le dépôt du recours est survenu en dehors du délai de 2 mois qui court à compter de la date de publication de l’accord précité, soit un retard de 11 jours sur le délai imparti.

Le Tribunal ne sait-il pas que le droit européen a fixé un délai pour former ce genre de recours? Ou n’était-il pas au courant de la publication de l’accord entre le Maroc et l’union européenne?

La réponse à ces deux questions, nous la puiserons dans l’arrêt lui-même. Ce dernier prouve que ledit Tribunal savait que le droit européen limite ce genre de recours à un délai de 2 mois, de la même manière qu’il était au courant de la publication de l’accord précité.

En effet, si l’on revient au point 34 susmentionné, il en découle clairement que le Tribunal a consulté l’article 263 du TFUE puisqu’il en a repris l’alinéa 4. Par conséquent, il ne pouvait ignorer que le même article dispose, dans son dernier alinéa, que les recours contre les décisions des institutions de l’UE doivent être formés dans un délai ne dépassant pas deux mois. Le tribunal le savait et est, de surcroît, supposé le savoir dans la mesure où le délai en question est clairement prévu par l’article 263 mentionné dans l’arrêt.

De même, le fait que le tribunal ait été au courant de la publication, dans le bulletin officiel de l’UE, de l’accord conclu entre le Maroc et l’Union, peut être démontré à partir de l’arrêt lui-même, qui énonce dans son point 21: "Le texte de l’accord approuvé par la décision attaquée, qui a été publié au Journal officiel de l’Union européenne…"

Le tribunal européen savait que l’accord a été publié et connaissait la date de la publication.

Que le Tribunal écrive en italique la phrase "Journal officiel de l’Union Européenne" attire particulièrement l’attention. Peut-être voulait-il faire passer un message quant aux circonstances de la publication. 

Quoi qu’il en soit, le constat qu’il est difficile de nier est que le Tribunal européen savait, d’une part, que le délai pour former recours contre les décisions des institutions européennes est de deux mois, d’autre part, que l’accord entre le Maroc et l’UE a été publié le 07/09/2012 et, in fine, que le recours n’a été déposé que le 19/11/2012.

Dès lors, on peut aisément déduire que même s’il savait le recours formé en dehors du délai légal, le Tribunal a tout de même donné droit à la demande formulée par ce que l’on appelle le "Front Polisario".

Comment la Cour européenne explique-t-elle cet agissement? Est-ce là le respect de la loi, de la justice et de l’indépendance du pouvoir judiciaire?

2. La Cour européenne est-elle compétente pour annuler l’accord entre le Maroc et l’Union européenne?

La réponse à cette question nécessite de s’enquérir de la nature juridique de l’accord n° 2012/497/UE conclu entre le Royaume du Maroc et l’Union européenne et relatif aux mesures de libéralisation réciproques en matière agricole et de pêche. Est-ce un accord interne à l’espace européen, c'est-à-dire entre les Etats membre de la communauté européenne, ou s’agit-il d’un accord entre Etats membres et un Etat tiers?

Nul doute que l’accord en question concerne un Etat tiers, en l’occurrence le Maroc. Ce qui signifie qu’il s’inscrit dans le vif des relations extérieures de l’Union Européenne. En atteste la réaction de Mme Federica Mogherni, la représentante de l’UE pour les affaires étrangères, qui a affirmé la volonté de l’Union d’interjeter un pourvoi contre cet arrêt auquel elle s’est clairement opposée.

Le but est donc de savoir si la Cour européenne peut intervenir et prononcer des arrêts au sujet d’une décision prise par l’UE dans le cadre de ses relations internationales. Pour ce faire, il suffit de revenir à l’article 275 du TFUE: "La Cour de justice de l'Union européenne n'est pas compétente en ce qui concerne les dispositions relatives à la politique étrangère et de sécurité commune, ni en ce qui concerne les actes adoptés sur leur base."

Il en découle que le traité sur le fonctionnement de l’Union interdit à la Justice européenne d’intervenir dans la politique étrangère de l’UE. Les décisions du Conseil européen au titre de ses relations avec des Etats tiers ont trait à la gestion politique de l’Union, domaine qui ne relève pas de la compétence de la Cour, laquelle n’intervient que pour le contrôle de légalités des politiques et actions internes entre Etats membres.

3. Sur le fait que le Tribunal ait accepté la requête dudit "Front Polisario" tout en sachant que ce dernier ne remplissait pas les conditions légales:

Pour que son recours soit recevable, le requérant doit démontrer qu’il est directement et individuellement concerné par la décision dont il tend à obtenir l’annulation. C’est ce qui ressort de l’article 263 du TFUE, usité dans l’arrêt: «Les actes dont elle est le destinataire ou qui la concernent directement et individuellement.. »

Fait curieux, le Tribunal a constaté que ledit «Front Polisario» ne remplissait pas les conditions fixées par l’article susvisé.

En effet, lire le point 23 de l’arrêt ne permet de constater que le Tribunal a remarqué que le "Front Polisario" ne disposait pas de la personnalité morale, chose qui a amené les juges à exiger du requérant qu’il prouve sa qualité pour former le recours. Illustration dans ce paragraphe de l’arrêt:

"À la suite du dépôt, le 16 avril 2013, du mémoire en défense du Conseil, le Tribunal a demandé au requérant, dans le cadre d’une mesure d’organisation de la procédure, de répondre à certaines questions. Dans ce contexte, il l’a notamment invité à indiquer, preuves à l’appui, s’il était constitué en personne morale selon le droit d’un État internationalement reconnu."

Seulement, ledit "Front Polisario" s’est vu incapable de fournir une preuve quelconque qui établirait sa qualité pour former recours. En atteste le point 38 du même arrêt:

"Le requérant n’avait pas joint à sa requête de documents tels que ceux prévus à l’article 44, paragraphe 5, du règlement de procédure du 2 mai 1991. À la suite de la fixation d’un délai par le greffe aux fins de régularisation de la requête, il a produit des extraits de ses statuts, un mandat à son avocat établi par une personne habilitée à cet effet par lesdits statuts, à savoir par son secrétaire général, ainsi que la preuve de l’élection de ce dernier. En revanche, il n’a pas produit de documents additionnels pour prouver qu’il disposait de la personnalité juridique."

Le "Front Polisario" est allé plus loin, en avouant ce que l’arrêt a noté dans son point 40: "En réponse aux questions du Tribunal, le requérant a déclaré ce qui suit:

Le Front Polisario n’est constitué en personne morale selon le droit d’aucun État internationalement reconnu ou pas. Pas plus qu’un État étranger ou que l’Union européenne elle-même, le Front Polisario ne saurait tirer son existence légale du droit interne d’un État."

Nonobstant les moyens de défense présentés par le Conseil européen, contenus dans les points 41 à 43 de l’arrêt qui vont dans ce même sens.

Et malgré l’aveu de la requérante qui a affirmé ne pas disposer de la personnalité morale, constat dressé par le Tribunal lui-même, ce dernier a bien accepté le recours de ce que l’on appelle le "Front Polisario" et ce en transgression de l’article 263 du TFUE.  

En agissant ainsi, et c’est regrettable, le Tribunal n’a fait qu’appliquer ce qui servait les intérêts du "Front Polisario", tout en écartant ce qui les desservait.  

Plus surprenant encore, le Tribunal est allé même jusqu’à rechercher des motifs lui permettant d’accepter le recours du "Front", et ce en puisant dans la jurisprudence.

Jurisprudence qui, toutefois, concerne des sociétés commerciales ou entreprises, non pas des litiges entre l’union européenne et d’autres Etats. De plus, toutes ses sociétés et entreprises étaient en conflit avec des institutions de l’Union.

Comment peut-on appliquer au cas du Maroc des jugements prononcés à l’égard de sociétés commerciales européennes? Une question à laquelle l’arrêt n’a pas pu répondre, incapacité que traduit son point 60 où l’on peut lire que le Tribunal a admis que ledit "Front Polisario" ne dispose pas, certes, de la personnalité morale, mais qu’il fallait tout de même la lui accorder dans le cas d’espèce:   

"Compte tenu de ces circonstances fort particulières, il convient de conclure que le Front Polisario doit être considéré comme une "personne morale", au sens de l’article 263, quatrième alinéa, TFUE, et qu’il peut introduire un recours en annulation devant le juge de l’Union, quand bien même il ne disposerait pas de la personnalité juridique selon le droit d’un État membre ou d’un État tiers. En effet, ainsi que cela a été relevé ci-dessus, il ne saurait disposer d’une telle personnalité que conformément au droit du Sahara occidental qui n’est toutefois, à l’heure actuelle, pas un État reconnu par l’Union et ses États membres et ne dispose pas de son propre droit."

Pour résumer cet argumentaire, l’arrêt du Tribunal a accordé la personnalité morale au «Front Polisario» alors que ce dernier en établit lui-même l’absence. Ce qui constitue une atteinte aux lois internationales et européenne.

4. Concernant l’absence des conditions prévues par l’article 263 sur l’intérêt direct et individuel:

Pour qu’une personne attaque une décision, il faut que celle-ci le concerne individuellement et directement. C’est l’une des nombreuses conditions que prévoit l’article 263 pour la recevabilité d’un recours.

Or, malgré la définition que propose la majeure partie des livre de langue du terme "individuel", et qui renvoie selon ses livre à ce qui est unique, le tribunal a décidé de traduire "individuel" pour que ce terme signifie «Front Polisario». En Atteste le point 111 de l’arrêt:

 "Pour le même motif, le Front Polisario doit être regardé comme étant individuellement concerné par la décision attaquée."

Il convient donc de conclure que le Tribunal européen a transgressé toutes les dispositions de l’article 263 du TFUE, est passé outre les conditions auxquelles le même article subordonne tout recours contre les décisions prises par les institutions européenne, en plus d’octroyer au "Front Polisario" ce que les lois régissant l’UE ne lui accorde pas, voire ce que lui-même ne s’accorde pas.

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