Abdallah-Najib Refaïf

Journaliste culturel, chroniqueur et auteur.

L’image de soi et son trouble

Le 28 avril 2024 à 14h47

Modifié 28 avril 2024 à 14h47

Les photographies dans leur dimension élémentaire d’album de famille ou en tant que "photobiographie" racontent des vies en images. Chacune à leur façon.

En parcourant jadis un album d’anciennes photographies, il n’était pas rare que l’on s’arrêtât, que l’on s’attardât sur l’une d’elles avant de se perdre entre les souvenirs. Les photos, notamment en noir et blanc, jaunies ou tachetées, renvoient à un temps révolu et certains visages s’effacent parce que le souvenir que l’on en garde se perd dans la brume d’une mémoire en émoi. Mais qui possède encore ces albums en plastique aussi dodus et inesthétiques que multicolorés, enfermant fragments de vie et éclats de souvenirs ? A l’heure du tout numérique, les photos à foison ne sont plus des marqueurs et leur inflation ainsi que leur fulgurante instantanéité ont dévalorisé leur teneur mémorielle. Elles fabriquent l’oubli plus qu’elles ne produisent des souvenances, parce qu’on les efface, comme on les "scrollent" d’un glissement du doigt. On s’en débarrasse d’une chiquenaude telle une poussière sur l’épaule de son veston. Dès lors, la photo est omniprésente dans nos vies, car devenue un des médiums le plus populaire et également le plus démocratique.

La photographie est un genre autobiographique par excellence et certainement la création la plus accessible et à la portée de tous pour se raconter (ou se la raconter). Aujourd’hui, un individu, et ce depuis deux générations au moins, est représenté depuis sa conception à l’état de fœtus dans une échographie jusqu’à un âge avancé. Son autobiographie imagée tient dans album virtuel, espace compressé d’une data d’images qui raconte en accéléré les étapes d’une vie dont il va garder passivement des traces. Désormais, le haut et vertigineux débit des images échangées dans les réseaux sociaux et leur folle propagation ont engendré une nouvelle narration biophotgraphique hallucinée : une prodigieuse amplification de l’existence. Un réel augmenté.  

Mais comme il est loin maintenant l’"arrêt sur image" que l’on observait en compulsant ce vieil album tout en s’attardant, perdu dans les souvenirs, sur tel visage perdu de vue et tel proche lointain ou disparu. Sans vouloir faire dans le registre de la nostalgie du "c’était mieux avant" (il n’ y aurait pas de quoi), on peut s’interroger sur la quasi-absence de la photo dans le passé. Hormis la photo d’identité, exigée pour la carte scolaire, et l’incontournable photo de classe payante, que tous les élèves ne pouvaient pas se payer, on ne peut pas dire que le jeune de l’époque baignait dans un lac de narcissisme. Mais peut-être, dit l’autre pour se consoler, est-ce dans la rareté de ses propres images qu’il peut mieux se raconter, sinon laisser libre cours à la narration de son imagination. Le philosophe français Paul Ricoeur, qui a beaucoup travaillé sur la mémoire et l’oubli écrit ceci : "Le temps devient du temps dans la mesure où il est articulé de manière narrative."

 Depuis son invention, la photographie avait inspiré écrivains et poètes avant d’être théorisée par des penseurs dont notamment Roland Barthes dans "La chambre claire". En tant qu’"empreinte de lumière" ou "trace de l’intime", elle a fasciné autant qu’inquiété un grand poète comme Baudelaire, qui était aussi essayiste, traducteur critique d’art précurseur du mouvement esthétique connu sous le nom de "modernisme". Son rapport à la photographie était ambigu et contradictoire. On connait son célèbre portait exécuté par le photographe Nadar pour lequel il avait, volontiers, posé. Mais il a aussi critiqué la fascination du public de l’époque, assez retreint pourtant, pour la photo : "Il est inutile et fastidieux de représenter ce qui existe car rien de ce qui existe ne me satisfait… Je préfère les monstres de mon fantasme à ce qui est franchement insignifiant…"

Un peu plus tard, cette technique considérée comme la première à donner une vision fidèle du réel avait intéressé un philosophe touche à tout comme Walter Benjamin dans son ouvrage "L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique" (Petite Bibliothèque. Payot) Répondant aux critiques de Baudelaire, il avait soulevé la question de l’authenticité de la photo et son rapport au réel : "L’authenticité d’une chose réside dans tout ce qu’elle peut transmettre d’elle depuis son origine, de sa durée matérielle à son pouvoir d’évocation historique."

Plus tard, d’autres écrivains et essayistes vont s’emparer de cette technique comme dispositif expérimental de la création et mode d’expression de la prise de vie par la prise de vue. 

Enfin, laissons la conclusion au poète, car les poètes ont toujours raison et Baudelaire a été le premier d’entre eux à soulever la question des rapports conflictuels entre l’art et le progrès. Toujours aussi dubitatif, voici ce que l’auteur des "Fleurs du Mal" avait écrit dans un article datant de 1859 et intitulé "Le public moderne et la photographie". Le passage qui suit pourrait aujourd’hui faire échos au débat sur "les IArtistes" (artistes bidouilleurs assistés par l’IA) et autres agités du bocal numérique : "La poésie et le progrès sont deux ambitieux qui se haïssent d’une haine instinctive, et, quand ils se rencontrent dans le même chemin, il faut que l’un des deux serve l’autre. S’il est permis à la photographie de suppléer l’art dans quelques -unes de ses fonctions, elle l’aura bientôt supplanté ou corrompu tout à fait grâce à l’alliance naturelle qu’elle trouvera dans la sottise de la multitude. Il faut donc qu’elle rentre dans son véritable devoir, qui est d’être la servante des sciences et des arts, mais la très humble servante, comme l’imprimerie et la sténographie qui n’ont ni créé ni supplée la littérature."

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