Abdallah-Najib Refaïf

Journaliste culturel, chroniqueur et auteur.

Lettre ouverte à l’ami qui ne veut pas écrire

Le 23 février 2024 à 12h40

Modifié 23 février 2024 à 12h40

Lire ou écrire ? Telle est la question que se posent parfois ceux qui ont le vertige de la page blanche. Mais pour écrire, il faut avoir beaucoup lu. Certains grands lecteurs s’abstiennent d’écrire parce qu’ils ont trop lu et d’autres parce qu’ils ont trop admiré les auteurs lus. Voici une chronique d’humeur sous forme d’une lettre ouverte adressée à un lecteur de la tribu de ceux qui s’abstiennent.

En parcourant au hasard du web ces sites d’informations littéraires relatives aux nouvelles parutions dans le monde de l’édition, voilà qu’un titre étrange d’un livre attire mon attention : "Pourquoi je n’écris pas". Il est l’œuvre d’un écrivain québécois, Benoit Jodin, dont c’est le premier livre et que le sous-titre, plus étrange encore, indique qu’il s’agit de "réflexions sur la culture de la pauvreté". L’auteur est québécois et la recension de son ouvrage est parue dans le journal "La Presse" du Québec.

Le compte rendu qui en est fait aurait certainement donné envie de le lire, à cet ami perdu de vue. C’était un grand lecteur qui n’a jamais rien écrit et c’est à lui que je m’adresse dans cette lettre ouverte qu’il ne lira peut-être jamais.

"Cher ami.

Voilà un livre que je n’ai pas encore lu mais dont le titre déjà, et la recension qui en est faite, me font croire qu’il te rappellera quelques souvenirs de nos échanges sur la lecture et l’écriture. Au cours de notre scolarité chaotique des années 70, tu me disais déjà, toi qui venais d’un milieu où les livres étaient absents de la maison, qu’il ne servait à rien de lire tant d’ouvrages si l’on n’en écrit pas soi-même plus tard. Mais cela ne t’empêchait pas de persister dans tes lectures aussi diverses et éclectiques, que difficiles à se procurer. Les livres étaient rares, chers et l’argent manquait car, comme l’auteur québécois, ta famille, nombreuse, tirait le diable par la queue. Une expression qui te plaisait et dont tu usais, métaphoriquement en français, à la fois pour en rire et aussi par pudeur afin d’atténuer le degré d’indigence des tiens. En arabe tu avais une autre expression plus fleurie, que la décence m’impose de taire, qui faisait rigoler la petite bande que vous formiez avec deux autres dévoreurs de livres empruntés aux rares bibliothèques de la ville. Vous étiez tous logés, si l’on ose dire, à la même enseigne, c’est-à-dire dans ce quartier improbable fait de trois immeubles immondes plantés dans un no man’s land qui servait parfois de terrain de foot boueux à des gamins courant, pieds nus dans la gadoue, derrière un ballon imaginaire. Un malentendu urbanistique, disais tu de ce lieu que tu allais effacer, peu à peu, de ta mémoire encombrée.

Cher ami, si tu n’as jamais rien écrit, c’est parce que, comme tu le soutenais, tout a été déjà écrit. Et si tu continues à lire les écrits des auteurs que tu admires, c’est pour t’acquitter d’une dette à la littérature et il y a encore tant de livres à lire et que, comme dirait l’autre, la vie est courte et Proust trop long. Mais je te soupçonnais, malgré tes dénégations, de tenir un journal secret où tu notais tout ce qui te plaisait ou te préoccupait. Tant de choses, lues, vues ou entendues, te faisaient réagir et que tu résumais, souvent oralement devant nous, d’une belle formule décapante en arabe ou en français, sinon d’une citation bien à propos d’un auteur admiré. Voilà pourquoi je subodore la tenue d’un cahier rempli de toute cette belle et éloquente volubilité qui ne saurait demeurer à l’état oral. Je reste, jusqu’à aujourd’hui, persuadé que tu écrivais à toi-même et aucun de tes acolytes n’en eut jamais connaissance.

Je ne sais si tu t’en souviens, mais bien après qu’on s’était perdu de vue, lors d’une rencontre par hasard dans la rue, j’ai cru enfin venir l’occasion d’avoir de tes nouvelles. Sauf que tu es resté évasif sur ta situation professionnelle et ta vie privée, et paru même parfaitement ignorant des parcours de tes anciens compagnons. Je me souviens même que tu n’as à aucun moment essayé de savoir ce que tes amis sont devenus. Et voilà que c’est moi qui te pose la question qui t’avait toujours agacée, celle qui fâche : "Qu’est-ce que tu as écrit ces derniers temps ?". Rien. "Tu lis toujours autant ?". Tu as répondu par ce demi sourire ambigu qui se dessinait sur ton visage lorsqu’on évoquait nos lectures hétéroclites et échevelées, la primauté de la fiction sur l’essai, le roman plutôt que l’autobiographie ; au temps où l’on s’évertuait à marier la légèreté à la profondeur, la finesse des citations à la rigueur de l’analyse. C’est là où tu avais posé cette question que j’avais dûment notée, dont je me rappelle encore et qui, pour moi, vaut une formule digne d’un véritable écrivain : "Qu’est qui nous pousse à préférer l’histoire des choses et non les choses elles-mêmes ? l’histoire des gens plutôt que les gens ?"

Cher ami. Je n’aurai plus de nouvelles de toi depuis cette rencontre fortuite et courte et qui remonte à plusieurs années et où l’on n’avait ni évoqué le passé, ni, en ce qui me concerne, cherché à percer le mystère à l’origine de ton refus d’écrire. Mais chaque fois que je pense à toi lorsqu’il m’arrive d’ouvrir ou de citer le livre d’un grand lecteur réfractaire à l’écriture, Maxime Cohen, que ses amis ont bien fait de pousser à publier un recueil de textes merveilleusement intitulé "Promenade sous la lune" ( Grasset). Dès l’introduction du premier essai, l’auteur récalcitrant nous offre ce bel incipit qui devrait faire réfléchir tant d’écrivains et inviter à la modestie encore plus d’écrivants : "Les raisons d’écrire un livre sont toujours moins nombreuses que celle que l’on aurait de s’en abstenir. Elles ne sont pas meilleures non plus ; elles peuvent même sembler pires si l’on considère la multitude de ceux qui ont passé leur vie sans se donner cette peine et où le moindre lecteur se range volontiers." Elle vient confirmer et prolonger l’humble aveu de ce grand lecteur qu’était Jorge Luis Borges, poète érudit qui a beaucoup lu, mais peu et mieux écrit : "Que d’autres se targuent des pages qu’ils ont écrites, moi je suis fier de celles que j’ai lues."

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