Pr. Mohammed Germouni

Economiste et politologue.

Henry Kissinger, centenaire, réagit du tac au tac aux questions d’actualité

Le 30 novembre 2023 à 10h31

Modifié 30 novembre 2023 à 10h40

Cette chronique, rédigée par le Pr Mohamed Germouni, avant la mort de Henry Kissinger ce mercredi 29 novembre à l'âge de 100 ans, revient sur la dernière interview que le défunt a accordée au Wall Street Journal.

A cent ans, qu’il vient de fêter, Henry Kissinger demeure assez attentif aux évolutions et crises qui caractérisent notre monde et exprime des avis directs les concernant. C’est ce qui ressort d’une intéressante interview qu’il a accordée à Tunku Varadarajan, du Wall Street Journal, dont nous relatons dans ce qui suit les principaux propos tenus à cette occasion [1].

Il y a d’abord l’épineuse question des relations conflictuelles entre les États-Unis et la Chine. L’ancien secrétaire d’Etat pense qu’il serait plus cohérent que les deux puissances abordent leurs préoccupations mutuelles, au lieu des concessions habituelles, en ayant à l’esprit que Kissinger a démarré il y a un demi-siècle sa carrière de conseiller à la sécurité nationale à la Maison Blanche et en travaillant sur ce grand pays alors encore fermé à l’Occident (capitaliste).

C’était du temps de l’équipe au pouvoir constituée du président Mao Zedong et du premier ministre Tchou Enlai. Il estime que l’actuel chef d’Etat chinois, Xi Jinping, est sans conteste plus puissant comparé à ses prédécesseurs, mais se trouve confronté à son tour aux mêmes doléances de présidents américains qui se succèdent. La Chine doit être considérée comme un "dangereux adversaire potentiel" précise-t-il, et il y a un risque que cela tourne au conflit armé − qu’il s’agit bien entendu de prévenir à temps. Car avec les armes actuelles, toute forme de guerre ne peut qu’entraîner une "destruction de la civilisation" tout simplement, et à cet égard il ne manque pas de rappeler "le prix payé" lors des deux grandes guerres menées alors avec de simples armes encore conventionnelles.

Afin d’éliminer un tel risque majeur, l’ancien diplomate pense que les Etats-Unis devraient avoir une attitude de dialogue et non d’adversité systématique vis-à-vis de la Chine, et les deux chefs d’Etat de ces deux grandes puissances impliquées doivent débattre entre eux, en vue de contenir la confrontation militaire.

Il plaide en faveur d’une politique de détente, une sorte de "guerre froide" d’antan, car l’autre risque serait de croire en un quelconque changement fondamental de la Chine ou une certaine faiblesse de sa part. Kissinger juge que la position actuelle de la Chine ne comporte pas de compromis, constitue une attitude irrémédiable ; aussi éviter un comportement recherchant le simple apaisement. La question essentielle n’est pas de voir quelle concession la Chine pourrait faire, mais de soulever le problème crucial de la "libre circulation dans les mers du sud de la Chine" et comment éviter les tensions militaires dans cette partie sensible du monde.

Abordant la question de Taiwan qu’il juge actuellement tout simplement insoluble, sa solution résiderait dans le temps selon lui, et seule une discussion appropriée pouvant retenir une période sans menaces en maintenant le statut actuel de l’Ile, mais non considérée comme pays, et prévoyant que le président Xi Jinping pourrait être ouvert à un tel dialogue sans préconditions.

Rappelons que Kissinger fut en responsabilité officielle pendant près de huit ans, de janvier 1969 à janvier 1977, a été le premier à être nommé conseiller à la sécurité nationale en même temps que Secrétaire d’Etat, c’est-à-dire ministre des Affaires étrangères des Etats-Unis d’Amérique du président Richard Nixon puis celui de Gerald Ford.

Depuis son départ, il devint un consultant international en stratégie et en relations intergouvernementales, tout en prenant part à des think tank proches des républicains américains. Il s’était fait une solide et brillante réputation d’homme d’Etat qui le suit depuis qu’il a permis l’ouverture internationale de la Chine communiste, négocié la fin de la longue guerre du Vietnam et pris part à la recherche de la détente Est-Ouest ou la paix au Moyen Orient, en particulier entre l’Egypte et Israël. Il a été aussi l’un des responsables du drame chilien et un soutien au régime Pinochet entre autres, faut-il aussi le rappeler.

Il est fort intéressant de relever que "Dear Henry", ancienne coqueluche des journalistes, estime que la Chine n’a pas d’ambition de dominer ni de convertir le monde à sa culture, mais qu’elle attache beaucoup d’importance surtout à sa sécurité, et se veut être le pouvoir dominant en Asie. Elle aura donc de ce fait à composer notamment avec l’Inde et le Japon, non sans un risque de développement d’armements de destruction massive à moyen terme dans la région.

Dans cette même interview, l’ancien détenteur du prix Nobel de la paix développe quelques considérations stratégiques intéressantes à signaler au sujet de la superpuissance américaine, de la guerre d’Ukraine et de l’Europe notamment. C’est avec une grande surprise que Kissinger nous apprend que si le monde libre dépend des Etats-Unis, il se trouve que ces derniers n’ont pas une vision stratégique à proprement parler. Ce n’est qu’en cas de menace, de danger ou de défi, que cette grande puissance dispose d’une capacité de mobilisation rapide des ressources nécessaires pour y faire face, les menaces étant considérées comme des conflits réels. Le reste ne serait selon lui que de la "simple conjecture".

Il avance que cette superpuissance est régie par un moral solide, une attitude de droiture (rightheouness) et une absence d’égoïsme. Certes, admet-il, tout le monde ne partage pas un tel point de vue et même plusieurs le contestent. À l’appui, il donne l’exemple de la grande mobilisation des Etats-Unis constatée dans la guerre en cours en Ukraine en vue d’empêcher ainsi la Russie d’attaquer des nations européennes alliées (Etats baltes, Pologne, Finlande), en prenant la précaution de ne pas sous-estimer la forte influence exercée historiquement par celle-ci dans la région. À cet égard, il relève que ce fut une erreur de vouloir intégrer l’Ukraine dans l’OTAN, et il nous révèle avoir été un des rares à s’y être opposé. L’ironie de l’histoire, selon Kissinger, est qu’actuellement l’Ukraine est devenu le pays le mieux armé d’Europe.

Il serait pour une fin de ce conflit et le retour des régions ukrainiennes contestées mais sans la Crimée. A cet égard, il a commenté certaines attitudes et déclarations françaises récentes tant concernant la Russie que la Chine, comme relevant plus d’une posture reflétant un aspect culturel d’un certain "non-alignement datant de de Gaulle", comme en témoignent les dernières positions publiques de l’actuel président français. Attitudes qu’il oppose à un comportement britannique historiquement respectueux du consensus convenu et assumant sa part des décisions adoptées.

Pour terminer ce bref résumé des précisions et points de vue originaux à l’occasion de la même interview d’un diplomate, ayant longtemps couru les divers continents, quelques mots sur ce qu’il pense enfin de ce que l’on appelle la "paix américaine".

Kissinger estime que cette paix est certes souhaitable pour toutes les régions que cette grande puissance juge essentielles pour la survie de la démocratie dans le monde, et il relève que la capacité de bâtir aujourd’hui celle d’antan a nettement baissé en raison d’un leadership américain affecté par des divergences politiques, réduisant le consensus inter partisan de naguère en pleine guerre froide. La résurgence du patriotisme collaborationniste américain sera dès lors vitale dans le futur selon lui.

On ne peut manquer à cette occasion, sans lien direct avec cette interview, plus près de nous selon des versions concordantes, de rappeler également que Kissinger a été un diplomate familier du Roi Hassan II. Il aurait discrètement soutenu l’idée d’une "marche verte" idéologiquement pacifique, pouvant être assimilée à "la marche du sel" de 1930, en vue de mettre fin au monopole britannique sur la production et la distribution du sel sur le sol indien. Elle fut conduite par le futur Mahatma Ghandi et fut le démarrage d’une longue et non violente lutte pour l’indépendance de l’Inde. Peut-être aussi que l’Espagne ne s’opposa pas militairement à la marche pacifique marocaine de 350 000 participants lancée en 1975 par Hassan II, vraisemblablement à la suite d’une discrète intervention américaine.


[1] Tunku Varadarajan, (fellow of the American Enterprise Institute and New York Law School’s classical liberal Institute). The Wall Street Journal, weekend May 27/28, 2023.

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