Erreurs de génie

Le 3 mars 2014 à 10h33

Modifié 11 avril 2021 à 2h35

Thomas Edison demeure en partie célèbre pour avoir prononcé la formule «Je n’ai pas échoué. J’ai simplement trouvé 10.000 solutions qui ne fonctionnent pas. » Cette fameuse réplique résume parfaitement une vérité fondamentale – bien que souvent mal comprise – qui caractérise la recherche scientifique.

Les progrès de la science – dans quelque discipline créative que ce soit – ne résident nullement dans une marche directe vers la vérité, mais suivent davantage un chemin complexe et sinueux, empreint de nombreux faux départs et autres culs-de-sac. Non seulement les ratés sont inévitables, mais ils se révèlent indispensables à toute pensée novatrice, dans la mesure où ils ouvrent d’autres pistes d’exploration.

 

BALTIMORE – Ainsi peut-on s’interroger sur la question de savoir si l’atmosphère scientifique actuelle, environnement extrêmement compétitif et avide de financements dans lequel publications et citations sont devenues un critère majeur de réussite, peut composer avec de telles erreurs. La réponse est simple : oui. Elles revêtent en effet plus d’importance que jamais – et pas seulement au sein du monde universitaire.

La méthode scientifique toute entière repose sur la notion selon laquelle la découverte de ce qui ne fonctionne pas est essentielle à la détermination de ce qui fonctionne. Toute théorie scientifique repose sur la falsifiabilité – à savoir qu’elle se base sur des observations existantes ou sur des résultats expérimentaux. Pour qu’une théorie soit considérée comme scientifique, elle doit produire des prédictions spécifiques autour d’observations ou résultats expérimentaux futurs. Lorsque ces observations ou résultats contredisent les prédictions, la théorie est alors rejetée, ou doit au moins être revue.

Les erreurs constituant l’essence même du progrès scientifique ne sont pas celles qui résultent de quelque précipitation, manque de rigueur ou inexpérience. Non, ces erreurs découlent bel et bien d’expérimentations réfléchies et méticuleuses, autour d’idées audacieuses – du genre de celles qui peuvent aboutir à des avancées majeures.

Fred Hoyle, l’un des plus grands astrophysiciens du XXe siècle, a fourni un parfait exemple de ces « erreurs de génie. » Hoyle et deux de ses collaborateurs ont en effet proposé une théorie qui deviendra célèbre sous le nom de modèle d’Univers à l’état stationnaire, selon laquelle notre univers n’aurait pas évolué à la suite du fameux « big bang » (expression inventée par Hoyle), mais serait au contraire resté constant, demeurant le même tout au long de l’éternité.

L’idée sous-jacente était d’une brillante élégance : de la même manière que notre univers est homogène (identique en tout point de l’espace) et isotrope (ayant la même apparence dans toutes les directions), il demeurerait le même en tout point au cours du temps. Bien que la théorie de l’état stationnaire ait finalement été falsifiée – notre univers étant bel et bien en expansion, et cela très certainement depuis son apparition à partir d’un big bang – elle aura permis de dynamiser le domaine de la cosmologie tout entier, mettant en effet le doigt sur plusieurs questions qu’il était nécessaire d’appréhender. Et il se trouve que les modèles actuellement à la mode formulés autour du multivers – concept selon lequel notre univers ne serait qu’un gigantesque ensemble d’univers multiples – s’inscrivent en cohérence avec l’idée selon laquelle ils se trouveraient collectivement dans une sorte d’état stationnaire.

Le physicien du XIXe siècle William Thomson, connu par la suite sous le nom de Lord Kelvin, a lui aussi commis une brillante erreur lorsqu’il a calculé que la planète Terre était âgée de moins de 100 millions d’années – soit un âge quinze fois inférieur à l’âge déduit des mesures radiométriques modernes. Malgré le caractère sérieusement erroné des estimations de Kelvin, les travaux du physicien demeurent au centre de l’histoire de la connaissance, dans la mesure où ils ont appliqué une science réelle – à savoir les lois de la physique – à une matière qui faisait depuis longtemps l’objet d’un véritable flou de spéculations.

Les conceptions de Kelvin ont contribué à amorcer un dialogue fructueux entre les géologues et les physiciens – un échange qui permettra même de résoudre plusieurs problématiques liées à la durée temporelle nécessaire au fonctionnement de la théorie de l’évolution de Darwin. De plus, les oublis ayant affecté les estimations de Kelvin – la possibilité qu’un mouvement fluide puisse efficacement transporter de la chaleur à l’intérieur même de la Terre – se révéleront également cruciaux dans la compréhension de la tectonique des plaques et de la dérive des continents.

Ces entreprises que nous appelons aujourd’hui startups illustrent tout le potentiel bénéfique attaché à la prise de risque. Bien que seules environ 49% des startups du secteur manufacturier et 37% des startups en technologies de l’information survivent pendant quatre ans ou plus, celles qui y parviennent peuvent se vanter d’avoir produit des innovations majeures.

Tom Watson, Jr., qui a dirigé IBM pendant plusieurs décennies de forte croissance, est particulièrement connu pour avoir encouragé un certain nombre de brillants ratés. Comme il l’explique, « Il nous faut avoir le courage de prendre des risques lorsqu’il s’agit de risques réfléchis… Il nous faut pardonner les erreurs commises par ceux qui avaient tout simplement à cœur d’œuvrer dans l’intérêt de la société. »

Il serait bon que les organismes de financement appuyant la recherche universitaire adoptent une philosophie similaire, en octroyant une certaine part de fonds à des propositions peu courantes mais bien pensées – celles que l’on juge risquées en raison d’une probabilité de succès relativement faible, mais qui sont susceptibles d’aboutir à d’importantes découvertes.

Jusqu’à il y a environ dix ans, le Space Telescope Science Institute privilégiait une approche semblable dans l’attribution des durées d’observation régissant le télescope spatial Hubble. Le directeur de l’institut était toutefois autorisé chaque année à utiliser à sa discrétion une certaine quantité de temps aux fins de projets spécifiques, dont il ou elle estimait qu’ils en valaient la peine. En 1995, Robert Williams a utilisé ce temps disponible pour prendre un risque non négligeable : il a orienté le télescope en direction d’une zone a priori peu intéressante, pendant une période d’environ dix jours. Le résultat de ce choix ne fut autre qu’une image capturant plus de 3.000 galaxies, éloignées de quelque 12 milliards d’années-lumière – le fameux Champ profond de Hubble.

De même, en des contrées moins éloignées, pas moins de la moitié de nos découvertes en matière de nouveaux médicaments sont le fruit d’accidents. L’isoniazide fut par exemple initialement testé en tant que médicament contre la tuberculose ; l’iproniazide, l’un de ses dérivés, se révélera par la suite efficace dans le traitement de la dépression.

Si nous entendons accomplir des avancées créatives en appui du progrès scientifique, il est vital de ménager un espace aux loupés les plus géniaux. Il est temps que les institutions de financement le comprennent.

Traduit de l’anglais par Martin Morel

© Project Syndicate 1995–2014

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