Othmane Benmoussa

Enseignant-chercheur en Systems Thinking et directeur de l’Euromed Polytechnic School -Université Euromed de Fès

Dans quelle mesure l’IA transformera-t-elle notre économie : deux facteurs déterminants

Le 28 octobre 2023 à 12h46

Modifié 29 octobre 2023 à 8h49

Les derniers outils d’intelligence artificielle, notamment les modèles de langage comme ChatGPT-4 et les générateurs d’images à l’instar de Stable Diffusion, fascinent le monde. Il est clair que l’IA pourrait être sur le point de transformer notre façon d’œuvrer, voire l’économie dans son ensemble.

Il est encore trop tôt pour savoir avec précision comment le monde va évoluer et les événements se dérouler suite à l’émergence en force de l’intelligence artificielle (IA). Pourtant, nous avons des repères sur lesquels nous reposer pour trouver des indices, sachant que ce n’est pas la première fois que des tâches effectuées par des humains sont reprises par des machines.

"Une façon d’envisager l’IA est de poursuivre le processus d’automatisation tout en ciblant cette fois-ci les tâches mentales ou cognitives que les humains effectuent, plutôt que les activités physiques", explique Benjamin Jones, professeur de stratégie à la Kellogg School of Management.

S’appuyant sur deux de ses récentes études sur l’automatisation* , Jones présente différents scenarii sur la manière dont l’IA pourrait transformer l’économie tout en mettant en évidence deux facteurs spécifiques qui détermineront l’ampleur de l’impact de l’intelligence artificielle et la façon avec laquelle elle influencera les travailleurs.

  1. Facteur 1 : L’IA ciblera-t-elle les goulots d’étranglement de l’économie ?

Le premier de ces facteurs concerne les domaines économiques dans lesquels les progrès se produiront. Si l’IA s’attaque aux secteurs qui connaissent actuellement des goulots d’étranglement en matière de productivité, son impact sur l’économie sera bien plus important que dans le cas contraire.

Comparons, par exemple, les progrès relatifs à l’agriculture où les goulots d’étranglement sont moins nombreux qu’en informatique qui en connaît beaucoup.

Il y a deux ou trois siècles voire davantage nous aurions été presque sûrement tous des agriculteurs car quasiment tout le monde l’était. Malgré beaucoup de travail acharné pour préparer la terre, abattre les arbres, préparer les sillons pour la plantation, l’arrosage, la fertilisation et la récolte, la plupart des fermes produisaient juste assez pour nourrir les familles qui y travaillaient avec peut-être un surplus à vendre au marché.

Dans les économies avancées d’aujourd’hui, l’agriculture est hautement automatisée et productive. Il existe des machines qui nivellent la terre et irriguent, d’autres qui plantent les graines en rangées parfaites et des appareils qui appliquent la quantité exacte d’engrais nécessaire. Une seule moissonneuse-batteuse moderne peut traiter plus de quarante hectares par jour. Nous produisons actuellement plus de nourriture que par le passé, mais presque personne ne cultive en raison de l’automatisation moderne. Des estimations récentes suggèrent que seulement 2% environ des travailleurs des économies développées sont employés dans une ferme.

D’une certaine manière, ces machines ont produit d’incroyables pertes d’emplois, mais, comme l’agriculture moderne est beaucoup plus productive, il est devenu plus aisé pour tout le monde d’obtenir de la nourriture, libérant au passage la main-d’œuvre afin que les gens puissent migrer vers d’autres emplois générateurs d’effets positifs en termes par exemple de richesse, de santé et de longévité.

Passons maintenant au cas de l’informatique. Avant qu’IBM n’introduise son premier ordinateur central en 1952, les « computers » humains effectuaient quasi-manuellement, de manière fastidieuse, les calculs et opérations nécessaires. Depuis, les machines ont pris le relais avec un effet spectaculaire à la clé.

La loi de Moore, selon laquelle le nombre de transistors sur une puce informatique double environ tous les deux ans, est valable depuis près de 80 ans et a conduit à des innovations qui ont changé la vie, depuis Internet jusqu’aux smartphones et aux applications à l’image de Zoom, WhatsApp… permettant de passer un appel vidéo depuis l’arrière d’un taxi avec un membre de votre famille qui se trouve à des milliers de kilomètres, ce qui était un fantasme pour les gens dans les années 1970 et 1980.

Néanmoins, depuis que Moore a fait sa célèbre prédiction, on remarque que la croissance de la productivité a été inhabituellement lente malgré les progrès stupéfiants de la puissance de calcul ; l’économie n’étant pas devenue beaucoup plus productive et le niveau de vie n’ayant pas augmenté de façon spectaculaire. En ce sens, il faut comprendre quelque chose de très important sur la manière dont les économies se développent. Ce qui compte vraiment, ce sont les champs dans lesquels nous sommes mauvais.

En d’autres termes, la productivité ne dépend pas de l’efficacité de l’économie, mais de son inefficacité, rappelant la théorie du maillon faible propre aux analyses relatives à la gestion de la "supply chain".

De ce fait, de nombreuses tâches agricoles sont répétitives, c’est-à-dire faciles à automatiser. Cela signifie que l’industrie a pu considérablement augmenter sa productivité sans se heurter à trop de goulots d’étranglement ; ses processus les plus lents restant encore sacrément rapides.

D’un autre côté, même si la puissance de calcul a augmenté de façon exponentielle, elle est souvent utilisée dans des tâches plus cognitives et personnalisées comme les services juridiques par exemple. Historiquement, ces processus ont été plus difficiles à automatiser, ce qui a entraîné de nombreux goulots d’étranglement. Par ailleurs, les services professionnels ne sont pas les seuls à être confrontés aux ressources goulots. Pensez au temps et aux efforts qu’il faille pour parcourir un pays, préparer un repas, consulter un médecin ou produire une unité d’électricité. Ces choses n’ont pas vraiment beaucoup évolué en cinquante ans car, pour une raison ou une autre, elles demeurent le siège de goulots d’étranglement qui ne ralentissent pas seulement la croissance dans un secteur donné, mais ont un effet démesuré sur l’ensemble de l’économie.

Au fur et à mesure qu’une tâche devient automatisée, sa part dans l’économie diminue parce que la production devient omniprésente et peu coûteuse. Au même moment, ce sont les tâches les moins productives - connaissant de nombreux goulots d’étranglement - dont la part dans l’économie augmente avec le temps. Cela signifie qu’à long terme l’essentiel de l’économie sera consacré à des secteurs à faible productivité relative, ce qui est une caractéristique déjà de la plupart des économies avancées.

L’ampleur avec laquelle l’IA transformera notre économie dépend donc de l’impact qu’elle pourra avoir pour augmenter la productivité dans ces secteurs improductifs et coûteux de l’économie comme la santé, l’éducation, l’hôtellerie, les transports ou l’électricité.

Des véhicules autonomes ou des robots capables d’effectuer des tâches ménagères, par exemple, pourraient libérer considérablement le travail humain comme l’ont fait auparavant les machines agricoles ; de même, utiliser l’IA pour rendre les médecins ou les enseignants nettement plus productifs pourrait également contribuer à éliminer ces goulots d’étranglement.

Afin que ce type d’automatisation change réellement la donne, l’IA ne peut pas être simplement le prochain smartphone. Après tout, nous avons eu le smartphone qui a amélioré certaines tâches cognitives comme se déplacer dans une ville ou récupérer des informations, mais n’a pas suffisamment augmenté la productivité.

Au contraire, l’IA doit aller plus loin si elle veut vraiment infléchir la courbe de productivité et il y a des raisons de croire que cela est possible dans le sens où il s’agit d’une technologie cognitive orientée vers de nombreux services.

  1. Facteur 2 : L’IA effectuera-t-elle des tâches cognitives bien mieux que les humains ?

Le second facteur qui déterminera l’impact de l’IA sur l’économie est de savoir si elle remplacera le travail humain en étant légèrement meilleure que nous ou considérablement meilleure.

Si l’IA est suffisamment performante pour remplacer les humains, mais pas bien meilleure (un scénario plausible, du moins pour l’instant), cela reste une mauvaise nouvelle.

Prenons le cas d’un terminal de paiement automatisé dans un supermarché ou d’un robot fournissant un service client aux passagers des compagnies aériennes. Rares sont ceux et celles qui diraient que ces technologies sont largement supérieures à leurs homologues humains, mais elles restent moins coûteuses et les entreprises plus susceptibles de mettre en œuvre les solutions les moins chères, tolérées par les clients.

Dans ce scénario - où l’IA remplace le travail humain sans en augmenter significativement la productivité -, le travail reçoit une part moindre des revenus et nous ne constaterons pas d’amélioration concrète du niveau de vie. On n’observera donc pas dans ce cas de grand bénéfice en faveur de l’économie dans son ensemble.

Il existe pourtant un autre scénario, plus optimiste. Si l’IA s’avère véritablement transformatrice - par exemple en permettant à un seul radiologue de faire le travail de 15 autres et à un seul codeur de faire le travail de 15 codeurs… -, nous pouvons alors nous attendre à une explosion de la croissance économique qui permettra à chacun de bénéficier d’un niveau de vie plus élevé (même si certains radiologues et codeurs doivent trouver d’autres emplois). Cela demeurera vrai même si les machines assument la grande majorité des tâches, mais à condition qu’il reste au moins certaines activités pour lesquelles le travail humain est requis.

Pour comprendre ce dernier point, rappelons que la part de l’économie consacrée aux goulots d’étranglement continuera toujours de croître ; celle des tâches facilement automatisables diminuera. Cela signifie qu’au fur et à mesure que l’automatisation prend en charge davantage de tâches, les activités non automatisées restantes gagneront en importance et les humains seront mieux rémunérés pour leur exécution.

Dans ce scénario de "croissance explosive", l’économie connaîtra une croissance si rapide que ces efforts seront largement récompensés.

En vue d’une meilleure compréhension, considérons le fait que les pianistes d’aujourd’hui ne sont pas plus productifs que ceux du XVIIème siècle. Ils jouent la même musique, utilisent le même instrument et la demande pour leur travail n’a fait que diminuer tandis que d’autres formes de divertissement ont émergé. Pourquoi sont-ils alors payés 20 fois plus en termes réels ?

La réponse est que, dans un certain sens, le pianiste est le goulot d’étranglement. Autrement dit, la productivité du pianiste ne s'est pas accrue, mais, comme celle de nombreux autres secteurs de l’économie a augmenté (et donc le coût relatif de tant d’autres choses a diminué), le pianiste bénéficie d’un niveau de vie plus élevé que celui de ses homologues des temps passés.

En conclusion, il reste à espérer un monde dans lequel les humains accomplissent une très petite fraction de tâches et où les ordinateurs deviennent infiniment bons dans tout le reste.

En somme, si nous devenons super-productifs avec les machines, c’est comme si nous étions tous dans la configuration des pianistes.

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(*) Aghion, Philippe, Benjamin F. Jones, and Charles I. Jones. 2019. "Artificial Intelligence and Economic Growth." In The Economics of Artificial Intelligence: An Agenda, edited by Ajay Agarwal, Joshua Gans, and Avi, Goldfarb. University of Chicago Press; Jones, Benjamin F., and Xioaojie Liu. 2022. "A Framework for Economic Growth with Capital-Embodied Technical Change." NBER Working paper n°.30459

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