Comment le Maroc ralentit sa propre émergence

Le 2 février 2015 à 13h19

Modifié 10 avril 2021 à 4h27

L’année 2015 a débuté avec de bonnes nouvelles dont Médias 24 s’est fait l’écho: une croissance plus robuste pour 2015, une industrie automobile qui s’exporte bien, une transition démographique qui s’accélère.  

Au regard de ces indicateurs, le Maroc ne serait-il pas en passe de rentrer dans le chorum des pays émergents? L’économiste Zouhair Aït Benhamou, doctorant-chercheur de l'université de Paris-Ouest Nanterre, apporte sa réponse dans cette tribune.

>Qu’est ce qu’un pays émergent ?

Il n’y a pas de définition figée du concept de pays émergent. Parmi les critères de définition, on évoque cependant un fort taux de croissance du PIB, un niveau relativement élevé d’industrialisation et d’exportation de produits industriels, un fort taux d’ouverture à l’extérieur et un marché intérieur en expansion. 

Le décollage des activités productrices d’un point de vue quantitatif mais également qualitatif (complexification et diversification des produits), qui permet à l’économie de faire un saut substantiel, est donc le marqueur essentiel de l’émergence d’un pays.
Pour ce qui concerne le Maroc, ses fondements économiques ne le mettent pas en mesure de rejoindre le cortège des pays émergents.

L’insuffisance de son tissu manufacturier l’empêche d’opérer de la remontée de filières et de mieux exporter.

>On a privilégié le BTP au détriment du secteur manufacturier

En quelques années, le secteur industriel stagne. L’évolution de la part des industries manufacturières dans le PIB enchaîne sur une tendance à la baisse depuis le début des années 2000, se portant à 14% en 2013 contre 17% à la fin des années 1990.

Cette évolution contraste avec la contribution accélérée du BTP dans l’économie nationale: ce dernier compte pour près de 70% de l’investissement domestique depuis près de 15 ans, alors que le secteur ne contribue qu’à hauteur de 6% du PIB. Plus le Maroc réduit son tissu manufacturier, plus il s’éloigne d’une ambition d’émergence.
Les choix d’orientation économique se sont portés sur certains secteurs industriels comme le BTP, mais également les activités de service comme la grande distribution, les services financiers ou les télécoms, qui sont faiblement productifs.

Prenons le cas du BTP: très capitalistique, intensif en produits intermédiaires importés, et qui emploie une main d’œuvre peu qualifiée sans opportunités pour la former. Non seulement ces secteurs présentent peu d’opportunités d’exportation, mais de plus les possibilités de montée en gamme et en qualification de la main-d’œuvre limités voire inexistants. 

Prenons l’exemple des Chaebols sud-coréens et des Keiretsus japonais qui ont commencé avec des activités de production basiques et opéré une montée en complexité des biens destinés à l’export. Lorsqu’on parle de pays émergents, on vise ce type de développement: on produit plus mais surtout mieux, en accumulant petit à petit du capital physique (des équipements, des infrastructures, des stocks) et humain (qui gagne en qualification et donc en productivité). Au Maroc, la production augmente, mais le rendement global reste stable.

>Pourquoi avoir misé sur des secteurs nuisibles au développement?
Pourquoi donc le BTP ? C’était d’abord un impératif social qui a dicté cette orientation. Il s’agissait avant tout pour les pouvoirs publics de mettre des moyens dans la construction de logement social, par des incitations fiscales aux ménages pour l’investissement immobilier.

Cela n’a pas été suffisant, et les promoteurs immobiliers se sont vus à leur tour bénéficier de larges exemptions fiscales.

Aujourd’hui, les cadeaux fiscaux au BTP représentent 12% des dépenses fiscales du budget public en moyenne depuis 2004, une manne qui a donné au secteur les moyens de son expansion fulgurante, au profit de la construction sociale, mais également des segments immobiliers haut standing/luxe. 

C’est un peu la malédiction hollandaise: des secteurs qui ont des rendements tellement importants que les flux financiers s’orientent exclusivement vers eux, d’ailleurs, les crédits immobiliers ont progressé deux fois plus vite que l’ensemble des crédits bancaires depuis 2002.

C’est également une question de main-d’œuvre.  Le Maroc n’a pas fait l’effort de formation de sa force de travail. Et le choix du secteur qui tire la croissance est affecté par les caractéristiques de la main-d’œuvre. Ainsi, dans les secteurs «naturels» où le Maroc pourrait effectuer de la remontée de filière, comme dans l’agroalimentaire en valorisant les produits agricoles et de la pêche, l’investissement dans ce secteur est en stagnation depuis 5 ans.

 

Learning by doing: le rendez-vous manqué de l’automobile

Il faut comprendre que le grand enjeu du développement, c’est l’acquisition de savoir-faire et la montée en gamme technologique.

Or, avec le développement du secteur automobile, devenu le premier secteur exportateur en 2014, on peut s’attendre à ce que l’accumulation de capital humain et le transfert technologique s’opère. Pour lui, il n’en sera rien. Les activités liées à l’automobile dans le Royaume se limitent à des opérations d’assemblage.

Le partenariat public-privé entre le groupe Renault et le gouvernement du Maroc protège de facto un certain nombre de secrets industriels au profit du groupe. Ce point crucial des négociations, à savoir permettre un transfert technologique auprès de sous-traitants marocains, le «learning by doing», a échoué.

>L’émergence des champions nationaux qui entravent le développement

Il y a néanmoins eu des gagnants à cette mutation économique. Il y a 10 ans, on a lancé l’idée de champions nationaux. L’idée ne semblait pas mauvaise: il fallait pour entraîner le développement du pays, de grandes entreprises locomotives. Ces entreprises se sont vues accorder de nombreux cadeaux fiscaux et un accès à la finance publique.

En protégeant ces groupes qui concentraient plusieurs activités, celles-ci dégageraient un rendement d’échelle très important qui pourrait par la suite être réinvesti dans l’économie.
A la condition que ces entreprises choisissent les secteurs tournés vers l’export et qu’elles restent par ailleurs indépendantes du pouvoir politique.

Or, les domaines sur lesquels se sont portés ces champions nationaux sont la banque (services exportables), le BTP (peu exportable) et l’agroalimentaire (biens exportables mais à faible valeur ajoutée). Et beaucoup de ces champions nationaux dépendaient de la SNI.
Ces conglomérats empêchent les PME de se développer et de jouer leur rôle subversif mais sain pour la compétitivité. Il existe trop de blocages dans le code des impôts. L’économiste en veut pour preuve l’épisode opposant la COPAG (coopérative laitière qui produit notamment Jaouda) et Centrale Laitière. Cette dernière avait en 2004 fait du lobbying pour faire passer un texte assujettissant des coopératives à la TVA et à l’impôt sur les sociétés qui dépassent 1 million de dirhams.

Ces larges entreprises aux activités variées faussent ainsi le jeu de la concurrence et de la diversification de l’offre.

>Quels présages pour l’économie marocaine ?

Le BTP ne marche pas, sa croissance ralentit. Va-t-on essayer de chercher d’autres secteurs? Ou continuer sur cette cadence?

A court terme, la porte africaine a ouvert un nouveau marché pour le BTP, où les flux financiers vont pouvoir se recycler. La limite de ce genre d’expansion: si elle vaut pour la banque ou le BTP, elle ne concerne toujours pas des secteurs productifs et bénéficiant au transfert de savoir-faire. Concrètement l’économie marocaine ne va bénéficier de cette ouverture que de façon «monétaire».

Autrement, il va falloir que l’économie marocaine se réinvente, pour ne pas connaître un ralentissement de sa croissance. Il va falloir notamment modifier le code des impôts, pour que les incitations fiscales aillent à des secteurs plus productifs, et s’appuyer plus sur l’effet bénéfique de la réduction de la pression fiscale plutôt que sur les grands plans stratégiques.

Il faut également que le Maroc fasse face à ces fragilités structurelles, comme l’éducation et la qualification de sa main d’œuvre et l’intégration des régions en périphérie des grandes villes.

(Propos recueillis par Ariane Salem)

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