Mohamed Mahdi

Socio-anthropologue

A l’Assif Tizi n’Test, le séisme a tout reconfiguré, à commencer par les hommes et la société

Le 9 décembre 2023 à 14h11

Modifié 12 décembre 2023 à 9h45

Mohamed Mahdi, sociologue engagé, revient régulièrement dans la région d'Ouneine et donc dans le Haut Atlas. A plus forte raison depuis le séisme, où son implication dans l'association Targa et son regard de sociologue sont sollicités.

Après le choc, la destruction et le traumatisme provoqués par le séisme, dit du Haouz, qui a frappé le cœur du Grand Atlas, le 8 septembre 2023 ; après le grandiose élan de solidarité et de générosité exprimé par les différentes composantes du peuple marocain envers les sinistrés du tremblement de terre ; apparaît alors, dans toute sa rigueur et complexité, le défi de la “reconstruction“.

Les populations du Grand Atlas qui ont survécu au tremblement de terre continuent bien sûr à vivre, mais se doivent d’apprendre à vivre autrement, de mener une existence dans des conditions imposées par le séisme. Le séisme a reconfiguré le territoire, la société, l’économie, ainsi que la psychologie des gens. Les populations n’ont d’autre choix que de s’adapter aux nouvelles reconfigurations de l’ensemble de ces dimensions constitutives de leurs vies.

Sur la route du Tizi n'Test, partout essaiment des douars complètement détruits

Le lundi 4 décembre 2023, nous sommes sur l’emblématique route de Tizi n’Test qui remonte de Tafingoult vers Marrakech. Au point de bifurcation des routes Tafingoult /Tizi n’Test, et sur le lieu-dit Iquidass, un chantier de construction, installé sur un terrain de huit hectares relevant du domaine public des Eaux et forêts, accueille d’intenses travaux pour installer un “camp d’abris“ en préfabriqué, destiné à accueillir les populations sinistrées durant l’hiver. Solution provisoire pour abriter les gens des rigueurs du froid qui s’annonce, m’explique-t-on par la suite, et que la population semble accepter, faute de mieux (*).

Tout au long de la route de Tizi n’Test qui surplombe l’Assif Tizi n’Test, une constante dans le paysage s’impose par une affligeante image douloureuse: partout, essaiment des douars complètement détruits et, à côté ou au loin, un camp de tentes ou d’abris en préfabriqué.

Dans chaque douar de la vallée, les morts se comptaient par dizaines. Notre compagnon, un homme de 50 ans, que nous avons pris en stop pour le déposer près de la mine où il travaille, les a aisément énumérés de l’amont vers l’aval, en précisant le nombre de morts déplorés dans chacun d’eux. La population semble se communiquer les chiffres et ressasser ces statistiques macabres qui marqueront à jamais sa mémoire.

Quand tu vis sous une tente, tu n’as plus l’estime pour toi-même

Contrainte, la population a quitté son douar et sa maison détruite ou trop endommagée pour servir encore d’habitation, et vient s’installer dans l’un de ces camps pour vivre sous une tente ou dans un abri en préfabriqué. Triste transhumance pour cette population d’agropasteurs ! "Quand tu vis sous une tente, tu n’as plus l’estime pour toi-même, tu te méprises, ‘’artahgart agawounk’’. Ce n’est plus la même chose. Quand je rentrais chez moi je trouvais ma femme, les enfants et mon père qui se souciaient de mes absences, de mes journées à l’extérieur, plus rien de tout ceci maintenant ! Mais louange à Dieu qui teste sa créature".   Comprendre qu’en habitant dans des camps de "recasement provisoire", cette population ne dispose plus d’un véritable "chez-soi".

Par ailleurs, ces camps créent une configuration singulière de douars installés tout au long de la route, qui altère et altèrera à jamais l’esthétique du paysage, si jamais ils se transformaient en camps permanents.

Aménager un lieu de culte est une priorité pour les habitants dans cette nouvelle existence

La vie dans les camps et les abris se substitue à la vie dans les douars et les maisons. Contre son gré, la population s’initie à une existence autre, qu’elle s’efforce de rendre vivable en aménageant une place aux équipements collectifs. L’une de ses priorités, le lieu de culte.

Dans tous les camps observés, trône la "tente/mosquée" avec, en dessous, un haut-parleur pour faire entendre l’appel à la prière et rappeler que malgré ce grand malheur, il faut persévérer dans sa foi. Même dans son déplacement forcé, la population tente de préserver l’un des fondements de sa vie communautaire, entendu que la vie sociale dans les douars est organisée autour de la mosquée, tenue par un fquih engagé et rétribué par les membres de la communauté à travers l’institution du chart (**). Notre sociologie de parebrise n’a pas permis d’approfondir cette question de l’organisation de la vie religieuse dans les camps pour vérifier si le modèle est reproduit partout.

Dégâts du séisme sur les hommes

La population qui a survécu au tremblement de terre est, désormais, installée dans une réalité amère et inédite qui appelle, pour lui remédier, une réflexion qui transcende le débat, somme toute utile, sur le modèle de reconstruction qui oppose les adeptes du béton et ceux des matériaux locaux ; une réflexion qui donne la priorité aux gens, putting people first, pour entrevoir les moyens de reconstruire l’homme, sa société et son territoire que le séisme a détériorés.

Les dégâts du séisme sur les hommes et la société sont autrement plus problématiques que les dégâts matériels et imposent de considérer la question de la reconstruction dans sa dimension immatérielle et humaine. Les dégâts qui sont énormes sur le bâti ont aussi chamboulé la vie sociale et humaine des populations. Les traces des fractures causées par le séisme sur les hommes et sur la société sont, certes, invisibles, mais n’en demeurent pas moins les plus douloureuses à endurer ; les sinistrés continuent à les trainer tel un lourd et accablant fardeau.

Notre compagnon nous a fait ce récit qui en dit long sur l’état psychologique des rescapés : "Ma femme est morte, sa tête appuyée sur mon épaule, c’est mon cousin qui m’a sorti des décombres ; mon père est décédé ainsi que six autres membres de la famille. Je n’arrive pas à oublier, et je ne sais pas si je vais oublier un jour. Les calmants n’ont plus d’effets sur moi, je dors un petit moment et je me réveille . . . les images du séisme me hantent".

Toute la vie sociale est ébranlée

En plus de ces séquelles psychologiques sur les personnes, c’est toute la vie sociale qui est ébranlée. Le séisme a entrainé un double mouvement de la population et accentué la mobilité caractéristique de cette partie de l’Atlas. Des familles retournent au bled tandis que d’autres le quittent.

Des émigrés dans les villes marocaines ont dû rentrer au bled pour s’installer dans les camps auprès de leurs petites familles. On m’explique que personne ne peut laisser sa femme vivre sous une tente sans la protection de son mari. La vie de la famille dans une maison, au sein du douar, s’accommodait très bien de l’absence du chef de la famille pour raison de travail, pour "pourchasser le pain" et nourrir sa famille, comme me le répètent de nombreuses femmes du Haut-Atlas devant mon étonnement de les voir armées de sapes pour s’occuper de l’irrigation des champs, activités traditionnellement réservées aux hommes. Il en va autrement maintenant que les familles vivent dans des abris. Ces personnes contraintes à un retour forcé, abandonnent leur travail en ville et se trouve ainsi privées d’une grande partie de leur revenu.

D’autres familles ont quitté le bled pour aller s’installer dans les petites villes à Oulad Berhil, Tafingoult ou à Taroudant, chez leurs familles qui acceptent de les recevoir, ou dans des logements loués, certaines encouragés en cela par les mensualités de 2.500 DH qu’elles ont perçues, d’autres encore sont prises en charge par des associations qui s’acquittent de leurs loyers. Le mobile de cette émigration, probablement provisoire, est d’éviter aux personnes âgées et aux enfants les difficultés de la vie dans les camps, la promiscuité, le froid, l’inconfort. Mais tous n’ont pas les moyens de "s’offrir ce luxe". De leur côté, les collégiens ont été déplacés à Oulad Tafingoult ou même à Marrakech où ils sont accueillis dans des internats. Mais les familles qui partent s’installer en ville n’abandonnent pas pour autant leurs terres où elles reviennent périodiquement pour les entretenir ou concluent un arrangement avec quelqu’un qui s’en chargera pendant leur absence.

Nouveau rapport entre la population et son douar

De façon plus générale, un nouveau rapport est en train de s’établir entre la population et son douar. Il devient de plus en plus évident que pour la population installée dans les campements, personne n’ose retourner vivre dans le douar, où "l’on se sent menacé, les répliques sont assez fréquentes et les risques de chute de pierre sont énormes".

Mais le douar n’est pas complètement abandonné ; les cultivateurs s’y rendent, pour des visites furtives, afin d’entretenir un semblant d’activité agricole. Les quelques têtes de bétail ayant survécu à la catastrophe continuent à y être gardées. De même, et à la faveur de l’eau miraculeusement revenue, par la grâce divine, ne cesse-t-on de me répéter, ici et ailleurs, des paysans ont puisé en eux-mêmes des ressources pour cultiver quelques parcelles en céréales. Mais le séisme a eu raison des équipements hydro-agricoles. "Les séguias ont été endommagées. Les responsables de l’agriculture sont passés les recenser, on attend toujours les réparations, et ça aussi ça décourage les cultivateurs".

Ces malheureux sinistrés évoluent dans deux lieux de vie, le douar, où ils maintiennent une activité de production, et le camp qui fait fonction d’abri et de dortoir. Une navette au quotidien s’établit entre ces deux lieux de vie.

Préserver l'activité agricole en la subventionnant sérieusement, seul moyen de revitaliser les territoires sinistrés

La reconstruction après séisme passe également par l’aide psychologique des sinistrés et l’accompagnement de l’effort des paysans pour sauvegarder le terroir agricole, Igrane, réhabiliter les systèmes d’irrigation, préserver l’activité agricole en la subventionnant sérieusement, seul moyen de revitaliser les territoires sinistrés et donner envie aux populations d’y demeurer. C’est là une priorité des plus faisables. Car, à côté, la reconstruction des habitations sera une tâche des plus ardues bien que sa mise en œuvre ait été lancée. L’opérateur de l’habitat Al Omrane, mandaté, a déjà recruté des architectes pour les missions de reconstruction et de suivi de chantier selon la presse de ces derniers jours. Il reste à savoir si l’impératif de respect des traditions architecturales locales a été inscrit dans les cahiers des charges, ou au contraire, si dans cet empressement compréhensible, il passera à la trappe !

La quasi-totalité des douars de l’Assif n’Tizi n’test sont complètement détruits et sont comme écrasés par je ne sais quelle diabolique machine broyeuse qui les a réduits en un amas de pierres. Mes deux compagnons de route, originaires de l’Ouneine d’où nous revenons, commune également très touchée par le séisme, ont fini par avouer, devant l’immensité de la catastrophe qui agressait nos vues : "ce qui nous est arrivé n’est rien comparé à ces désastres".

Les populations n’ont d’autre choix que de reconstruire leur logement ailleurs, dans les emplacements où les camps sont actuellement installés ; l’idée semble acquérir le consensus général, bien que certains rechignent mais ils suivront la masse, à contre cœur, me précise un interlocuteur. Car, au fond, tout le monde ne souhaite qu’une chose : reconstruire sa maison dans le douar, et vivre dans un vrai logement, dans un véritable chez-soi, dixit.

Il faut prendre acte de la complète extinction de certains douars

Il faut prendre acte de la complète extinction de certains douars, de la disparition de leur architecture typique qu’il serait vain ou du moins très onéreux de vouloir reconstruire. Dans d’autres douars, des habitations, classées par les commissions d’évaluation des dégâts comme "partiellement endommagées", tiennent encore debout, mais à l’état de ruine. Pour les décrire, quelqu’un m’a dit ceci : "De l’extérieur, la maison te parait normale mais de l’intérieur, elle est comme un chou-fleur toute fissurée et en extrême ramification". Leurs propriétaires n’osent plus y retourner, ils les considèrent comme mahjoura, abandonnés.

Comment je vais me sentir si, moi, je reçois l’aide pour reconstruire ma maison et que mon voisin ne peut pas le faire

A ce propos, les sinistrés n’arrivent pas à comprendre la logique des critères adoptés par la commission pour classer les maisons selon la gravité des dégâts subis et l’octroi des aides qui résulte de ce classement. Il devient clair, sur la foi de nos visites à plusieurs communes touchées, qu’il ne suffit pas d’être sinistré pour bénéficier de la mensualité de 2.500 DH, ni de cette avance de 20.000 DH sur la subvention d’aide à la reconstruction. Est-ce d’ailleurs une bonne idée de l’avoir libérée ? Comment s’assurer que la subvention sera utilisée à bon escient pour la reconstruction ? Les responsables ne sont-ils pas allés très vite en besogne en mettant la charrue devant les bœufs dans une perspective anticipatrice de gestion de la crise ? Les aides à la reconstruction, qui ne sont pas généralisées, sont ressenties comme une discrimination et une source de malaise communautaire : "Comment je vais me sentir si, moi, je reçois l’aide pour reconstruire ma maison et que mon voisin ne peut pas le faire. Il faut qu’on retourne tous au douar de la même façon qu’on l’a tous quitté".

La résilience ne signifiera jamais un retour à l'état initial

Le tremblement de terre a mis à rude épreuve la résilience dont sont affublées les paysanneries du Haut-Atlas, comme ceux du monde ; cette capacité attribuée aux communautés et aux individus de se relever après un choc. La réponse de mes interlocuteurs est sans équivoque : "Ce coup est trop dur, Ichaqqa, et il n’a pas de solution". En tous les cas, la résilience après le séisme, si elle a lieu, ne signifiera jamais un quelconque retour à un état initial. Les douars, qui faisaient toute la beauté de la vallée de Tizi n’test, ne seront plus habitables, sauf par une volonté à toute épreuve et des efforts surhumains pour les reconstruire.

À ces seules conditions, certains d’entre eux peuvent retrouver leur physionomie d’antan. Mais pour le moment, les sinistrés et ex-habitants de ces douars n’ont d’autres alternatives que de réapprendre à vivre autrement, dans ces nouveaux lieux de vie provisoire, dit-on, en attendant des jours meilleurs qui viendront ou ne viendront jamais.

NDLR:

(*) La première étape post-séisme, on le sait dans toute la littérature sismique, est le relogement provisoire. Ensuite vient l’étape du relogement définitif dont on espère qu’il ne tardera pas.

(**) Chart : contrat entre le fquih et la communauté qui stipule les droits et obligations des parties.

A noter cet intéressant reportage diffusé sur Twitter, reportage qui est allé jusqu'à Ighil, épicentre du séisme du 8 septembre:

Vous avez un projet immobilier en vue ? Yakeey & Médias24 vous aident à le concrétiser!

A lire aussi


Communication financière

Mutandis: Cession CMB PLASTIQUE

Médias24 est un journal économique marocain en ligne qui fournit des informations orientées business, marchés, data et analyses économiques. Retrouvez en direct et en temps réel, en photos et en vidéos, toute l’actualité économique, politique, sociale, et culturelle au Maroc avec Médias24

Notre journal s’engage à vous livrer une information précise, originale et sans parti-pris vis à vis des opérateurs.