Abderrahim Habib : “Comment la DGSN cherche à assécher les réseaux de distribution de lbouffa”

EXCLUSIF. Apparu dans les années 1980 aux Etats-Unis, le crack séduit de plus en plus de jeunes au Maroc, en particulier à Casablanca. Selon le commissaire divisionnaire Abderrahim Habib, chef de la division de lutte contre la criminalité transnationale à la Direction centrale de la police judiciaire, cette drogue dure a fait l’objet d’un plan d’action de la DGSN visant à éradiquer son trafic.

Abderrahim Habib : “Comment la DGSN cherche à assécher les réseaux de distribution de lbouffa”

Le 18 octobre 2023 à 18h58

Modifié 18 octobre 2023 à 18h58

EXCLUSIF. Apparu dans les années 1980 aux Etats-Unis, le crack séduit de plus en plus de jeunes au Maroc, en particulier à Casablanca. Selon le commissaire divisionnaire Abderrahim Habib, chef de la division de lutte contre la criminalité transnationale à la Direction centrale de la police judiciaire, cette drogue dure a fait l’objet d’un plan d’action de la DGSN visant à éradiquer son trafic.

En présence du commissaire divisionnaire Abdemajid Faddad, chef du service de recherches et d’intervention à la BNPJ, Abderrahim Habib fait le point pour Médias24 sur l’apparition du crack au Maroc − connu sous le nom de lbouffa −, qui fait des ravages aux Etats-Unis et en Europe depuis plusieurs décennies.

Médias24 : Dans quel contexte est apparue cette nouvelle drogue ?

Abderrahim Habib : Depuis plusieurs années, nos services font face aux cartels sud-américains qui trempent dans le trafic international de cocaïne et cherchent à faire de notre pays une plaque tournante pour le trafic de cette drogue dure.

Novateurs et résilients, ces cartels ne cessent d’identifier de nouveaux marchés, mais aussi de nouveaux produits à commercialiser pour maximiser leurs revenus et étendre leur champ d’activités criminelles, leur objectif étant d’atteindre de nouveaux horizons dans la sphère criminelle.

Ce constat est étayé par le fait que depuis 2015, le Maroc a saisi plus de 8,8 tonnes de cocaïne destinées au continent européen et à plusieurs pays africains, dont le Maroc en tant que destination finale.

- Lors d’une précédente interview avec Médias24, vous aviez en effet affirmé que 20% à 25% des quantités saisies étaient destinées au marché intérieur marocain.

- Oui mais aujourd’hui, la part commercialisable au Maroc a augmenté. Nous avons en effet démantelé plusieurs groupes criminels qui voulaient s’implanter dans le Royaume pour écouler leurs produits sur place ou procéder à un stockage temporaire dans une zone de transit, voire même de fabrication, de conditionnement et d’écoulement.

- Vous voulez dire que certains criminels ont importé de la pâte de coca et ont fait appel à des chimistes pour la transformer en chlorhydrate de cocaïne au Maroc ?

- Absolument. Mais il y a eu une seule tentative. Car grâce aux efforts déployés, nous avons été en mesure de démanteler en 2016 un laboratoire de transformation de pâte de cocaïne dans la région d’Oujda en procédant à l’arrestation de plusieurs ressortissants sud-américains dont des chimistes.

Depuis cette affaire, nous n’avons plus été confrontés à ce genre de tentative de production. Il n’empêche que les cartels sud-américains restent une menace imminente pour le Maroc.

- En d’autres termes, le Maroc est passé d'une zone de transit à un marché potentiel pour les trafiquants qui peuvent y écouler leur marchandise...

- Il y a en effet de plus en plus de consommateurs au Maroc et par conséquent de trafiquants qui, soit font partie de bandes criminelles organisées, soit, par opportunisme financier, préfèrent délaisser leur activité traditionnelle de trafic de haschich ou de comprimés pour se lancer dans celui, bien plus lucratif, de cocaïne.

- Lors des arrestations opérées par vos services, vous arrive-t-il d’interpeller des têtes pensantes d’origine étrangère ou ne s’agit-il que de petites mains marocaines ?

- Pas du tout. En 2023, nous avons mis un terme aux activités criminelles de trafic de stupéfiants d’une bande composée uniquement de ressortissants subsahariens avec d’importantes saisies de cocaïne acheminées d’Amérique latine à destination du Maroc.

Ces personnes voulaient implanter au Maroc un réseau spécialisé pour écouler sur place et faire transiter certaines quantités de cette drogue vers le continent européen.

Pour résumer, il y a donc une filière subsaharienne qui agit en parfaite intelligence avec les trafiquants sud-américains pour importer de la cocaïne qui est ensuite soit écoulée au Maroc, soit acheminée vers des pays européens ou africains.

- L’Afrique est donc en train de devenir un marché porteur pour les trafiquants sud-américains...

- Un marché très lucratif pour les groupes criminels sud-américains.

- Quelle est la spécificité de la cocaïne saisie au Maroc ?

- La majorité de la cocaïne saisie se caractérise par un taux de pureté exceptionnelle, compris entre 60% et 95%.

- C’est considérable, sachant que dans la rue, ce taux n’excède pas 30%...

- En effet, mais lorsque les trafiquants réceptionnent un kilo de cocaïne quasi pure, ils la mélangent pour en faire jusqu’à 4 ou 5 kg qui seront revendus au détail.

La plus-value réalisée est énorme ; 1 kg pur acheté au gros entre 400.000 et 700.000 DH est ensuite revendu au détail entre 300.000 et 450.000 DH le kilo, sachant qu'après avoir été coupé, il a donné naissance à 4 à 5 kg.

Ce processus de reconditionnement leur permet donc d’augmenter le volume des quantités, mais aussi de maximiser les revenus et les profits générés par le trafic illicite de cocaïne.

- Venons-en à la transformation de la cocaïne en crack, que l’on appelle au Maroc lbouffa...

- Les réseaux criminels sont novateurs ; ces derniers exploitent donc toutes les informations qui leur permettent de transformer la cocaïne en crack.

Capsules de crack saisies par la DGSN

- Ne faut-il pas être chimiste pour fabriquer du crack ?

- N’importe qui peut "cuisiner" de la cocaïne dans un four à micro-ondes en la mélangeant avec du bicarbonate de soude ou de l’ammoniac pour la transformer en cristaux ou en cailloux qui sont ensuite fumés dans une pipe, elle-même confectionnée avec une bouteille d’eau et une paille sur le concept du narguilé.

- Combien de doses de crack un trafiquant peut-il produire avec un gramme de cocaïne ?

- Entre 20 et 25 doses qui seront vendues chacune entre 50 et 70 DH, soit un chiffre d’affaires compris entre 1.000 et 1.400 DH.

Cela représente un joli bénéfice lorsque l’on sait qu’il a acheté le gramme de cocaïne à un prix compris entre 500 et 700 DH. Le but est de maximiser les profits dans cette activité de transformation d’une drogue déjà lucrative au départ.

- On parle souvent de drogue du pauvre, mais en réalité le crack permet de décupler les profits...

- À l’instar de tous les trafics de stupéfiants, le profit est toujours l’objectif principal.

- Quel est le profil type des consommateurs de crack ?

- En général, les trafiquants visent les jeunes de milieux populaires.

- Ce n’est pas une drogue festive ?

- Le crack n’a en effet rien à voir avec l’ecstasy qui est consommée dans des contextes festifs. Le consommateur recherche le même effet dopant que la cocaïne, mais avec un effet décuplé.

- Est-ce une drogue criminogène qui pousse les consommateurs à la violence ?

- À l’instar de toutes les drogues addictives, le consommateur de crack commence à cibler ses proches pour se procurer de quoi payer sa dose, et quand il n’y parvient pas, cela débouche bien évidemment sur de la violence.

Si toutes les drogues sont criminogènes, il faut préciser que les benzodiazépines engendrent incontestablement beaucoup plus de violence que la cocaïne ou le crack.

Pour les services chargés de la lutte contre les stupéfiants, 8 millions de comprimés psychotropes saisis, par exemple, représentent 8 millions d’éventuelles infractions que l’on a pu éviter.

- Quel problème vous pose le crack ?

- Un problème sécuritaire, car il contribue à la recrudescence du trafic de manière générale avec son lot d’autres infractions graves sous-jacentes portant atteinte à l’ordre public, sans compter les répercussions néfastes qu’il engendre sur la santé de nos concitoyens.

- La consommation de crack est pourtant en train de s’installer au Maroc...

- Je dirais plutôt qu’elle a commencé à s’installer en 2020 parce qu’auparavant, nous n’avions pas ce problème. Je me dois de remercier nos concitoyens qui n’hésitent pas à dénoncer ce fléau et à collaborer avec les forces de police dans les quartiers touchés par le trafic.

Idem sur les réseaux sociaux, où cette problématique est largement débattue dans une démarche inclusive et participative, car c’est une question qui concerne tous les Marocains.

Sans complémentarité d’action et de travail entre la société civile et les forces de police, nous ne pourrions pas produire les excellents résultats en termes d’arrestations et de saisies.

Face à l’urgence de la situation, nous avons sensibilisé tous les commandements de police sur les répercussions de cette drogue pour juguler ce trafic et essayer de le circonscrire.

Si nous sommes conscients du fait qu’il n’est pas possible d’interpeller tous les trafiquants, qui peuvent être des individus au profil insoupçonnable, nous avons mis en place en août 2023 un plan d’action permanent pour combattre cette menace croissante.

Cette feuille de route met à contribution plusieurs composantes de la Direction générale de la Sûreté nationale et de la Direction générale de la surveillance du territoire. Son objectif ultime est d’identifier puis d’arrêter toutes les personnes actives dans le trafic de cocaïne au niveau national.

Un certain nombre d’axes ont été mis en œuvre pour qu’il puisse être couronné de succès à travers la collecte et l’analyse des renseignements préalables aux arrestations.

Qui sont les trafiquants, quels sont les points de chute, quelle est la cartographie des lieux de vente ; ce sont autant d’éléments qui permettent de préparer les actions d’intervention sur le terrain du service de recherche et d’intervention de la BNPJ, dont la mission principale est d’appréhender les narcotrafiquants.

- Justement, où se situe le cœur du trafic au Maroc ?

- Dans la région de Casablanca, à Bouskoura et Deroua, mais aussi à Berrechid et Settat.

Saisie de la DGSN

- Et dans le nord du pays ?

- C’est plus rare ; la ville la plus concernée par cette problématique est Casablanca, et sa région. A contrario, la plupart des autres villes du Maroc sont vierges de ce fléau qui ne s’y est pas propagé. Sachant qu’il est localisé dans une région précise, il est donc plus facile de le juguler.

- Quels sont les résultats de votre plan d’action ?

- Nous avons alloué des moyens très importants en ressources humaines et en logistique pour que ce plan d’action puisse lutter efficacement contre les auteurs de ce trafic.

Après un long travail de surveillance et de filatures 24h/24, nous avons pu interpeller 597 trafiquants impliqués dans 442 affaires de trafic de crack et saisir 5,4 kg de crack.

Cela n’a pas été chose aisée car les trafiquants sont souvent des gens très violents.

- Sont-ils armés ?

- Hormis les armes blanches dont ils disposent, ils ont également des chiens féroces qu’ils n’hésitent pas à lancer contre les forces de l’ordre pour éviter de se faire interpeller. Pour avoir le temps de prendre la fuite en cas d’intervention des forces de l’ordre, ils font blinder les fenêtres et les portes des locaux où ils vendent la drogue.

Certains vont jusqu’à menacer de faire exploser des bouteilles de gaz pour éviter de se faire arrêter.

Tout cela pour dire que les arrestations ne sont pas faciles et comportent des risques importants pour la vie des policiers.

- Comment expliquer la baisse des saisies de cocaïne avec seulement 300 kg en 2023 contre plusieurs tonnes par an auparavant ?

- Pour mieux comprendre cette baisse, je vais vous raconter l’histoire d’un trafiquant interpellé à l’aéroport Mohammed V avec 5 kg de cocaïne qui n’étaient même pas dissimulés dans sa valise. Selon lui, ses commanditaires lui avaient assuré qu’il n’y aurait aucune fouille au Maroc. Au départ, les trafiquants voulaient tester la réactivité des services de police avec de grosses quantités mais lorsqu’ils ont compris que nous étions très performants, ils se sont mis à envoyer de petites quantités par le biais de vols commerciaux avec plusieurs mules par mois qui font introduire la cocaïne depuis certains pays européens.

- Vous voulez dire que votre efficacité a poussé les trafiquants à réduire les exportations...

- Ils ont fini par comprendre que le Maroc n’était pas un pays facile d’accès en termes de drogue et qu’ils ne pouvaient pas en faire une plaque tournante pour le trafic de cocaïne.

- Que pensez-vous des experts qui affirment que pour une tonne saisie, 9 tonnes arrivent à passer et à déjouer les contrôles des douaniers ?

- Je n’y crois pas parce qu’il n’est pas possible de quantifier ce phénomène. S’il est vrai cependant que nous n’arrivons pas à tout contrôler, un jour ou l’autre ces trafiquants tomberont dans nos filets.

Ça a été le cas d’un réseau subsaharien qui est parvenu à introduire au Maroc, à deux reprises, des cargaisons de cocaïne. A la troisième tentative d’importation, tout le réseau a été démantelé.

- La force de votre service réside-t-elle dans le fait d'être associé à la DGST ?

- Notre engagement et la complémentarité interservices sont en effet notre principal avantage, car tous les jours nous avons des coordinations avec la Gendarmerie royale, la Marine royale...

Notre action se caractérise par une collaboration étroite entre tous les départements de sécurité qui ont le même objectif : préserver la sécurité du pays. C’est par exemple le cas des opérations de livraison surveillée qui se font avec le concours de la Gendarmerie royale et de la justice.

C’est évidemment un énorme avantage d’avoir accès à un service comme la DGST qui fait un travail formidable de renseignement, permettant de faire avorter des tentatives de trafic.

- Et avec les services étrangers ?

- Ce n’est pas à moi de parler de notre réputation à l’international, mais nous collaborons efficacement avec tous les services arabes, européens, américains et africains. Nous sommes quotidiennement en contact avec eux.

Nous avons de très bonnes relations avec tous les services étrangers car nous sommes convaincus que la coopération internationale est nécessaire pour lutter efficacement contre tous les types de criminalité.

- En parlant de nouvelles drogues, avez-vous été confrontés à l’apparition de fentanyl, ce puissant opioïde qui fait des ravages aux États-Unis ?

- Pour le moment nous n’avons traité aucune affaire en lien avec cette drogue, qui est effectivement une grande menace sanitaire que nous prenons très au sérieux.

- Dernière question : pensez-vous être en mesure d’assécher les réseaux de distribution du crack ?

- Ce résultat est possible pour deux raisons principales. D’abord parce que ce trafic, au Maroc, est limité à un certain nombre de villes, et parce que les opérations permanentes de la DGSN ne cessent de marquer des points contre les dealers. En effet, selon les informations dont nous disposons, certains trafiquants ont aujourd’hui tellement peur de se faire arrêter qu’ils obligent leurs clients à consommer le crack sur place, à l’endroit où ils le leur vendent.

De plus, l’aggravation des sanctions judiciaires pour les trafiquants de crack a découragé de nombreux criminels, qui préfèrent se rabattre sur le trafic d’autres produits illicites comme les boissons alcoolisées.

Au regard des résultats engrangés par nos services, il y a donc lieu d’être optimiste.

 

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