Comment la sécheresse 2022 impacte la vie des gens dans le monde rural (témoignages)

En ces temps de sécheresse, un groupe de sociologues s’est enquis de la situation auprès de paysannes et de paysans de deux régions du Maroc. Ils nous livrent les témoignages recueillis.

Fontaines et abreuvoirs sont taris dans la campagne du Sais. ( Photo MEDIAS24 - Février 2022)

Comment la sécheresse 2022 impacte la vie des gens dans le monde rural (témoignages)

Le 18 février 2022 à 18h45

Modifié 18 février 2022 à 19h39

En ces temps de sécheresse, un groupe de sociologues s’est enquis de la situation auprès de paysannes et de paysans de deux régions du Maroc. Ils nous livrent les témoignages recueillis.

Le Maroc vit une année de sécheresse qu’il n’a pas connue depuis trente ans, publient en gros titres les journaux. La campagne agricole risque d’être compromise. Le vendredi 4 février, le Commandeur des croyants appelle les fidèles à une prière rogatoire, Salât Al-Istisqâ, à l’échelle de tout le pays.

Plusieurs indicateurs et conséquences de cette sécheresse sont ressassés par la presse. Le taux de croissance sera révisé à la baisse. Ce taux est calculé sur la base d’une production céréalière moyenne improbable cette année. Le niveau de remplissage des barrages n’a jamais été aussi bas, ce qui nous rappelle cette autre vérité selon Paul Pascon : "L’eau des barrages est aussi une eau du ciel." Même dans les régions irriguées par les grands barrages, la situation n’est pas brillante. Le fleuve de la Moulouya, qui est alimenté par les eaux des montagnes du Haut Atlas et Moyen Atlas, ne se jette plus dans la Méditerranée. Ce que les défenseurs de l’environnement qualifient de drame écologique.

Et combien d’autres drames écologiques, sociaux et culturels se jouent dans les autres régions agroécologiques de ce « Maroc sous sécheresse » ? La sécheresse n’a épargné ni les palmeraies des zones présahariennes, ni les steppes de l’Oriental, ni même les plaines privilégiées par une bonne pluviométrie en temps normal. Chaque région vit une variation sur le même thème dramatique et ressent à sa façon les impacts du même fléau. Des différences des effets de la sécheresse persistent entre ces régions, mais ce ne sont que des différences de degré et non de nature.

L’État a réagi. La plus haute autorité du pays a donné ses instructions pour que le Fonds Hassan II pour le développement économique et social débloque 3 milliards de dirhams pour alléger l’impact de la sécheresse sur l’activité agricole et fournir de l’aide aux agriculteurs et éleveurs. C’est un programme qui, par ailleurs, nécessite une enveloppe financière globale de 10 milliards de dirhams. Le gouvernement se met à la tâche.

En attendant, la population rurale souffre atrocement et en silence. Mais comment cette sécheresse est-elle ressentie par les habitants de ce Maroc rural et divers, et comment a-t-elle impacté leur vie ? Pour le savoir, il fallait se rendre sur les terroirs, tendre l’oreille et donner la parole aux paysannes et paysans.

Dans les oasis des zones présahariennes de la vallée du Draa, trois habitantes de la palmeraie de Tinzouline se sont exprimées sur la manière dont la sécheresse a profondément affecté le quotidien. Nous découvrons des femmes confinées dans l’espace domestique, dont l’imaginaire est structuré autour de deux temps : celui d’hier et de l’abondance, voire d’un paradis perdu, et celui d’aujourd’hui synonyme de pénurie, d’oisiveté et de perte de sens.

Trois témoignages de femmes de Tinzouline

"Il n’y a pas très longtemps, l’eau était abondante, actuellement elle est devenue rare et a fait très mal à l’agriculture. Les gens allaient dans les jnane, (jardins de culture), puisaient, kay sguiw, l’eau dans les séguias et les puits, les femmes fauchaient l’herbe pour le bétail, cueillaient les légumes dans les champs... actuellement, avec la pénurie de l’eau, les gens restent à la maison. Elles n’ont plus où aller, elles n’ont plus quoi faire. Les femmes passent leur temps à dormir. Les hommes ne cultivent plus leurs jnane parce qu’il n’y a plus d’eau et il n’y a plus de légumes, sauf quand on les achète au marché. Les dattes qu’on récoltait et vendait au marché pour acheter les autres denrées ont souffert. Les jnane ont séché. Je le répète : les gens ne cultivent ni légumes, ni blé dur, ni orge..."

"Avant, les femmes se réveillaient tôt et partaient aux jnane, fauchaient l’herbe, cherchaient le bois, kay hatbou. Aujourd’hui, nous n’avons plus où aller. Les femmes se rencontraient dans les jnane, elles s’amusaient et se racontaient des ragots. Aujourd’hui, elles n’y vont plus. Elles te disent, voilà une année que je n’ai pas mis le pied dans le jnane, il n’y a plus rien à faire là-bas. Si on va au jnane, c’est pour souffrir de l’absence de verdure. On préfère rester à la maison que de voir ça. »

"Cette année encore est une année de sécheresse… Ici ce n’est pas le Corona qui fait peur, c’est la sécheresse, si tu ne voyages pas pour aller travailler, tu ne trouves pas de quoi te nourrir ni nourrir tes enfants… Presque aucun agriculteur n’a travaillé son jnane, même ceux qui ont un puits, l’eau des puits ne suffit plus. Pour subvenir à leurs besoins et aux besoins de leur famille, les hommes quittent leurs enfants et partent travailler en ville comme maçon ou autres travaux journaliers… Les gens se mettent à vendre leur bétail. Alors que ceux qui décident de le garder, travaillent ailleurs, et ce qu’ils gagnent, ils le mobilisent pour acheter de quoi nourrir la famille et le cheptel, kay chrilihom men souk kif ma kaychri lrasso."

Les témoignages rappellent le calendrier journalier surchargé dont font état toutes les études sur la femme en milieu rural. Le temps d’avant est le temps de la pleine activité en comparaison du temps d’oisiveté d’aujourd’hui. L’oisiveté allait confiner les femmes dans l’espace domestique, les astreindre à l’espace privé, au-dedans qui s’oppose au-dehors et à l’espace public.

C’est l’activité productrice qui donne aux femmes l’accès au-dehors, aux jnane, qui ressort de leur parole comme un espace à la fois de production et de loisir. Le travail des femmes au champ brise quelque peu cette ségrégation genrée de l'espace et des lieux de vie. Par leur activité agricole dans les jnane, les femmes conquièrent un espace de liberté, LEUR espace de liberté, l’espace où elles se retrouvent entre elles, échangent, rigolent, s’amusent. Tout se passe comme si la sécheresse était avant tout une privation de liberté. D'autant plus qu'avec la Covid, il y a moins de célébrations de mariage et d'autres occasions de retrouvailles. Ce sont de pareils moments de consolidation des liens sociaux qui disparaissent avec la sécheresse.

La sécheresse s'exprime en termes de pénurie d’eau et d’impact négatif sur la vie sociale. La vie est triste sans le travail dans les champs. Les champs deviennent répulsifs faute de cultures, de verdure, de parentèle, de voisins et d’amis qu’on y rencontre. L’agriculture ne nourrit plus les ruraux qui, comme les citadins, doivent se tourner vers le marché pour s’approvisionner en produits agricoles et, pour ce faire, les hommes émigrent pour gagner de quoi les payer. C’est un comble !

Les témoignages fournissent également des éléments sur le sens de la sécheresse qui, pour les femmes, requiert une dimension existentielle. Sans le travail dans les jardins, leur vie n’a plus de sens. Ce qui interroge sur la valeur réelle du travail pour les paysannes. Le travail relève certes du domaine de l’activité productive. Mais par le travail, et par-delà sa pénibilité,  les femmes s’occupent, se réalisent, créent et entretiennent le lien social. Pour ces femmes, la sécheresse, c’est une crise de l’eau doublée d’une crise existentielle.

Témoignage d’un homme des Bni Guil

Poursuivons cette douloureuse et triste enquête et rendons-nous chez les Bni Guil, anciens nomades qui conservent encore de leur nomadisme l’amour de l’élevage et l’attachement à une culture de la badia haute en couleur. Le témoignage que nous avions recueilli est plus triste encore. Ici, la sécheresse a un nom qui circule chez les nomades, jdoub, de l’arabe al jadb (جدِبت الأرضُ :جدَبت، يبست لاحتباس الماء عنها).

Notre contact de la commune rurale des Bni Guil a multiplié les adjectifs pour répondre à notre question sur la situation des éleveurs par temps de sécheresse. Il nous livre un discours décousu pour décrire la situation de l’homme, de l’animal et du sol, avant de retrouver une certaine contenance. Cet ami de très longue date est pourtant réputé pour son éloquence et son arabe châtié.

"Une image méprisable... c’est le summum du ravage... une mauvaise situation, une situation déplorable... Samedi 6 février, j’ai pris la route Oujda-Bourfa, un spectacle désolant : la terre est rouge et le ciel est bleu... pas de troupeaux à l’horizon, pas d’herbe, la terre est dénudée, les hommes n’ont pas labouré... la brebis n’a aucune valeur... ceux qui ont des capitaux achètent des aliments, les aliments sont très chers et peu disponibles, les aliments subventionnés quasi inexistants."

"Le bétail, al kasb, n’a plus de valeur sur marché. Une brebis coûte 150 DH. Nombreux sont ceux qui ont quitté le parcours, abandonné l’élevage après avoir tout vendu. Ils rentrent à Bouarfa ou vont dans d’autres centres ruraux, dans les provinces de Taourit et Guercif, tout au long de l’oued Moulouya. Tu sais qu’il est sec, depuis Missour jusqu’au barrage Mohammed V."

"Je n’exagère rien si je te dis que 60% à 75 % du bétail a été perdu. Je n’irai pas très loin, et je te donne l’exemple de mon cousin. En janvier 2021, il possédait autour de 400 têtes, au moment où je te parle il n’a plus que 15 caprins et 5 brebis. Pour nourrir ton bétail, tu achètes des aliments, et pour acheter des aliments, tu vends une partie du bétail. On dit que la brebis mange sa sœur. A ce rythme, l’éleveur finit par ne plus rien posséder. La brebis coûte 150 DH et le sac d’orge de 80 kg, 300 DH à 320 DH ; fais le calcul : deux brebis pour un sac d’orge. L’orge subventionnée coûte 160 DH le sac de 80 kg, mais elle est introuvable. Plus rien à faire sauf implorer la miséricorde de Dieu."

Le récit décrit, en substance, le drame antique de l’élevage des régions steppiques au temps du jdoub. Les éleveurs de ces contrées sont nomades. Dans le territoire des Bni Guil, ils nomadisent l’hiver, de Dahra au nord vers le Sahara au sud, et vice-versa en été. Leur vocation et raison d’être primaire est de traquer les nuages et de rattraper la pluie là où elle tombe, pour faire profiter leurs troupeaux de l’herbe qu’elle a fait pousser ; une herbe de Dieu, bénéfique et gratuite. Nourrir son bétail avec des aliments achetés au marché est un acte contre-nature et contre-productif.

En temps de sécheresse, l’éleveur est contraint de troquer le bétail contre des aliments ;  une opération qui conduit à des pertes incommensurables. Les produits de l’élevage, lourdement affectés par la sécheresse, coûtent beaucoup moins cher que les produits végétaux achetés sur le marché pour nourrir cet élevage.

C’est là un exemple palpable d’une détérioration des termes de l’échange, et de l’échange inégal ville-campagne dont pâtissent les produits agricoles par rapport aux produits manufacturés, de façon générale. Dans cette logique marchande, l’éleveur pénètre progressivement dans un cycle qui le conduit inéluctablement vers la faillite de son "entreprise d’élevage". C’est ainsi que les éleveurs décapitalisent, perdent leur principal facteur de production, le cheptel ou capital, et entrent dans un processus de paupérisation. Il se conclut par l’abandon de l’activité de l’élevage et l’exode vers les petits centres urbains qui ne sont pas toujours préparés pour les accueillir. La cherté du coût de la vie n’arrange en rien la situation. Le renchérissement des denrées de base, comme l’huile, la farine et la semoule, aggrave la situation déjà catastrophique des familles des éleveurs.

Témoignage d’un poète Bni Guil

Un poète des Bni Guil a composé un poème pour la circonstance. Le poème est diffusé sur TikTok avec un photomontage. Il chante le pays de Dahra où il a grandi et déplore la situation où ce pays se trouve de nos jours. Il se souvient des bas-fonds verts et fleuris, de la steppe peuplée d’une abondante faune sauvage. Il loue l’hospitalité des nomades Bni Guil, et regrette la vie sous la tente et les mets servis avec largesse. Et se demande, en s’adressant à Dieu, comment tout cela est arrivé. Dahra est aujourd’hui vide à cause du manque de pluie et des méfaits des gens, de leur jalousie et médisance. Il incrimine les élus pour leurs mensonges et leurs promesses non tenues. Le poète ne voit dans cette sécheresse qu’une manifestation du courroux de Dieu.

A l’instar des femmes des oasis, le poète exprime sa nostalgie des temps sans sécheresse. Son poème est un panégyrique de la culture nomade. L’ensemble des témoignages attestent bien des coups durs que la sécheresse a porté à leur économie domestique, mais beaucoup plus encore aux composantes de leur identité culturelle.

Les politiciens et les économistes débattront, dans les jours à venir, de l’efficience de l’usage des finances mobilisées pour alléger les effets du déficit hydrique sur l’économie agricole. Mais quelles actions entreprendre pour sauvegarder le capital culturel des communautés affectées par la sécheresse ?

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