Commande publique: ce qu'il faut pour réellement activer la préférence nationale

Majorer les offres étrangères n'est pas suffisant pour garantir la préférence nationale. Des clauses dans les cahiers des charges peuvent exclure d'office les opérateurs marocains. Un observatoire de la commande publique est nécessaire pour savoir qui remporte quoi.

Commande publique: ce qu'il faut pour réellement activer la préférence nationale

Le 15 septembre 2020 à 20h08

Modifié 11 avril 2021 à 2h48

Majorer les offres étrangères n'est pas suffisant pour garantir la préférence nationale. Des clauses dans les cahiers des charges peuvent exclure d'office les opérateurs marocains. Un observatoire de la commande publique est nécessaire pour savoir qui remporte quoi.

Le 11 septembre dernier, le chef du gouvernement Saad-Eddine Elotmani a adressé un courrier aux ministres et aux ministres délégués où il appelle à l’opérationnalisation de la préférence nationale et à encourager les produits marocains dans le cadre des marchés publics. Dans ce courrier, le chef de l'Exécutif rappelle les différentes réglementations qui encadrent cette notion.

Cet énième appel adressé aux responsables publics produira-t-il des effets concrets cette fois? Inutile de rappeler que les entreprises marocaines sont toujours écartées de nombreux appels d'offres publics, pour différentes raisons et de différentes manières, malgré l'introduction de la préférence nationale dans la réglementation depuis plusieurs années et les doléances répétées des opérateurs nationaux.

Commentant cette sortie pour Médias24, un acteur du secteur du BTP, requérant l'anonymat pour des raisons évidentes, espère que "cette prise de conscience sera suivie d'actions concrètes. Car si l'on veut sortir de la crise actuelle, le seul levier et la seule arme que nous avons c'est la commande publique. Celle-ci doit sortir de son orthodoxie". 

Les cahiers de charges, l'autre calvaire des nationaux 

La préférence nationale dans la commande publique, selon les dispositions de l'article 155 du décret n°2-12-349 du 20 mars 2013 relatif aux marchés publics, consiste en la majoration des montants des offres présentées par les entreprises étrangères d'un pourcentage ne dépassant pas 15% aux fins de comparaison de ces offres avec celles présentées par les entreprises nationales dans les marchés de travaux et des études.

Les offres financières de moins de 100 MDH, doivent être majorées d’un pourcentage ne dépassant pas 15%. Celles dépassant ce montant, sont majorées à hauteur de 15% pour les 100 MDH, et de 7,5% pour le reste.

"Il faut savoir que les étrangers cassent les prix, ils réduisent leurs offres parfois jusqu'à 20% et après entament des négociations avec le donneur d'ordre", témoigne notre source. De cette façon, les entreprises étrangères neutralisent l'impact de la majoration de leurs offres de 15% face à la concurrence marocaine. Sur ce volet, les entreprises nationales doivent également faire des efforts afin d'être compétitives. 

Mais ce qui inquiète le plus les acteurs marocains, ce n'est pas seulement le volet financier. Dans bien des cas, l'entreprise nationale se retrouve exclue avant même l'épate de l'offre financière. 

"L'un des problèmes que nous rencontrons bien souvent, c'est quand on exige des entreprises marocaines des références qui n'ont jamais été exécutées au Maroc. C'est comme si on demandait à Gustave Eiffel s'il avait fait deux tours Eiffel avant de fabriquer sa tour. Cela exclut de fait les entreprises marocaines. Si on avait fait cette démarche dans le cadre du marché du pont à haubans de Casablanca, l'entreprise marocaine qui l'a réalisé n'aurait pas eu ce marché. Finalement le pont a été livré et il est opérationnel malgré toutes les difficultés techniques", avance notre professionnel du BTP. 

"C'était justement le cas dans le projet de la trémie des Almohades à Casablanca. Au lancement de l'appel d'offres, le maître d'ouvrage a expliqué que le projet se fera selon un procédé innovant qui ne perturbera pas le trafic. Le cahier des charges initial exigeait des entreprises soumissionnaires d'avoir comme référence un ouvrage de tunnel de 900 mètres avec un système d'aération. Le seul tunnel qui répond à ces caractéristiques au Maroc, c'est le tunnel réalisé au niveau du rond-point Dakar par une entreprise espagnole", poursuit notre interlocuteur. 

"Quand les acteurs marocains ont réagi, le maître d'ouvrage a soi-disant ouvert le marché aux entreprises marocaines mais au final, elles ont toutes été écartées et le marché a été remporté par une entreprise turque et a rencontré de multiples problèmes qui persistent", ajoute notre source. 

Les maîtres d'ouvrage versent-ils dans la facilité?

Ce volet représente l'un des principaux problèmes auxquels se confronte l'entreprise marocaine. Les donneurs d'ordre sont-ils sensibilisés à ces points? "Cela dépend. A chaque fois que les acteurs marocains ont l'information et peuvent réagir ils le font pour pousser au changement des cahiers des charges", confie une de nos sources. Il y a donc les bons et les mauvais élèves.

Outre les références, il peut y avoir d'autres clauses techniques qui excluent de facto les opérateurs locaux, par exemple le respect de normes spécifiques par le soumissionnaire. Sur ce point, le courrier d'El Otmani rappelle que les maîtres d'ouvrages sont tenus d'introduire la mention explicite de l'application des normes marocaines ou d'autres normes applicables au Maroc en vertu des accords internationaux, dans les clauses, les spécifications et les cahiers des charges des marchés publics ou passés par les entreprises délégataires de gestion d'un service public, ou subventionnées par l'Etat. Et ce, conformément aux dispositions de l'article 35 de la loi n°12-06 du 11 février 2010 relative à la normalisation, à la certification et à l'accréditation.

Médias24 a déjà soulevé plusieurs exemples où les entreprises marocaines ont été écartées, à cause de clauses de références, de spécificités techniques ou carrément de non application de la majoration des offres étrangères. On peut en citer au moins deux.

Début 2019, l'ANP a lancé un appel à la concurrence internationale pour désigner le futur concessionnaire du chantier naval du port de Casablanca. Les critères de sélection mettent la barre très haut avec des critères auxquels aucune entreprise marocaine ne peut répondre. Ou du moins seule. La seule alternative pour les opérateurs marocains était de se constituer en groupement avec des entreprises étrangères.

Un exemple plus récent est cette fois-ci relatif à un marché de fourniture. En juillet dernier, l’ONEE a attribué plus de la moitié de ses achats pour les trois années à venir en sulfate d’alumine, un produit stratégique nécessaire pour rendre l'eau potable, à une entreprise étrangère. Les producteurs locaux, partenaires historiques de l’Office estiment que la préférence nationale et l’industrie locale sont encore une fois reléguées au second rang par la règle du moins disant. Pourtant, les producteurs nationaux fournissaient l'office depuis plusieurs années.

Quand Médias24 a interpellé l'office sur la question de la préférence nationale, l'ONEE a répondu: "la préférence nationale est appliquée dans le cadre des marchés de travaux et non de fourniture. L'ONEE agit dans le cadre de la réglementation en vigueur qu'il applique à la lettre. Si le législateur publie un texte réglementaire qui accorde une préférence nationale dans les marchés de fourniture, l'ONEE l'appliquera". 

Aujourd'hui, le chef du gouvernement a été explicite sur ce point. Les maître d'ouvrage doivent limiter l'utilisation des produits étrangers et n'y recourir que si aucun produit marocain n'est conforme aux spécifications techniques demandées, tout en justifiant de la provenance des matériaux et produits par tous les documents probants dont notamment les factures, les bons de livraison et les certificats d'origine. 

Pour un acteur marocain qui travaille avec l'Etat, "certains maîtres d'ouvrage versent dans la facilité en tentant de couvrir leurs arrières par la recherche et la désignation d'un prestataire qui a fait 20 projets similaires à celui qu'ils lancent. La seule raison qui les poussent à agir ainsi c'est qu'ils ne maîtrisent pas leurs projets ou ne savent pas ce qu'il veulent".

L'entreprise nationale demande à ce que l'Etat lui fasse confiance tout en bien ficelant les cahiers des charges avec des exigences détaillées et précises. "Les barrages sont réalisés par des entreprises marocaines, il n'y a jamais eu de problèmes. La première autoroute marocaine a été faite par une entreprise nationale elle est toujours opérationnelle...", commente notre source. 

Un observatoire pour la préférence nationale

Dans le sillage de la sortie du chef du gouvernement, le ministre Aziz Rabbah affirme qu'avant 2012, la part des nationaux dans les marchés d'équipements ne dépassait pas 40% alors qu'elle est de plus de 90% actuellement. Les chiffres avancés par le ministre manquent de précision.

Les entreprises marocaines représentent-elles 90% des marchés du département de l'équipement en valeur ou en volume? Car si les entreprises nationales décrochent 900 sur 1.000 commandes publiques mais que les 100 marchés restant représentent 90% de la valeur totale de l'investissement public, ce pourcentage ne veut finalement rien dire. Car tout l'intérêt de la préférence nationale est de capter le maximum de valeur ajoutée et la garder localement. 

Sondé sur ce point, un professionnel d'un secteur fortement concerné par la commande publique répond: "on ne peut pas commenter ces chiffres car nous n'avons pas de données précises. Tout ce que je peux affirmer est que le département de l'Equipement et de l'Eau s'est toujours montré sensible à la question de la préférence nationale". 

Ce qui soulève la question de la nécessité d'avoir une sorte d'observatoire de la préférence nationale. "On avait demandé à ce qu'il y ait une évaluation annuelle de la préférence nationale. Le département de l'Equipement a commencé à le faire mais ce n'est pas systématique. On a demandé à disposer d'un ensemble de données sur la part des Marocains dans les marchés publics, les paiements, les réclamations... Il faut pour chaque projet finalisé évaluer combien de produits locaux ont été utilisés, combien d'entreprises locales ont participé, quelle valeur ajoutée a-t-on créée localement, aller même plus loin pour savoir où a-t-elle été réinvestie... mais malheureusement nous n'avons pas la culture de la reddition des comptes", conclut notre source.

Sans suivi précis des données de la commande publique et de la valeur ajoutée qu'elle crée localement, il serait vain de parler de préférence nationale. 

Lire aussi: Préférence nationale dans les marchés publics: enfin la prise de conscience?

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