Hicham Daoudi: “Le marché de l'art risque la faillite générale d'ici décembre”

Après deux mois de confinement, le marché de l'art est complètement à l'arrêt. Selon Hicham Daoudi, propriétaire de la maison de ventes aux enchères CMOOA, la profession dans son ensemble risque la faillite générale d'ici décembre prochain si entre-temps, il n'y a aucun rebond de l'activité ou aide substantielle de l'Etat. 

Hicham Daoudi: “Le marché de l'art risque la faillite générale d'ici décembre”

Le 13 mai 2020 à 10h55

Modifié 10 avril 2021 à 22h35

Après deux mois de confinement, le marché de l'art est complètement à l'arrêt. Selon Hicham Daoudi, propriétaire de la maison de ventes aux enchères CMOOA, la profession dans son ensemble risque la faillite générale d'ici décembre prochain si entre-temps, il n'y a aucun rebond de l'activité ou aide substantielle de l'Etat. 

Medias24 : Quelle est la situation actuelle du marché de l’art au Maroc ?

Hicham Daoudi : A ce jour, l'activité de la plupart des professionnels est en arrêt quasi-total. C’est le cas de toutes les galeries d'art qui sont fermées même si certaines essayent de vivoter en transmettant à leurs clients des images d’œuvres que l’on peut voir parfois sur les réseaux sociaux.

Sachant qu’il n'y a plus d'activité, la chute du chiffre d’affaires des professionnels entre janvier et aujourd'hui est comprise entre 80% et 90%.

Justement, qui sont les acteurs du marché de l’art au Maroc ?

- Les galeries d'art, les professionnels qui n'ont pas de galerie qu’on appelle des marchands d'art, des sites d’espaces d'art virtuel, des maisons de vente aux enchères comme la mienne sans compter les familles des artistes décédés et les autres vivants qui vendent leur production directement à partir de leur atelier.

Pour résumer, le marché de l'art, c’est la somme de tous ces acteurs.

Avec la digitalisation croissante, les sites d'espaces d'art virtuels sont-ils bien placés pour prendre le relais ?

- Ce n’est pas possible car ces espaces d'art virtuels ne sont qu'un outil de présentation et pas de vente.

En effet, la confirmation de la vente est soumise à un contrôle physique des œuvres d'art pour éviter les contrefaçons.

De plus, ces espaces n’ont pas encore atteint un stade de notoriété et de légitimité pour pouvoir réaliser des ventes qui dépassent un certain niveau de prix.

Dans les pays riches, leurs ventes peuvent aller jusqu'à 20.000 € mais au Maroc, la limite des transactions est à diviser par 10.

En d'autres termes, les œuvres à 20.000 dirhams restent des achats coup de cœur, mais la plupart de nos artistes ne sont pas dans cette catégorie de prix.

Combien de personnes travaillent dans le marché de l’art au Maroc ?

- Entre les galeries d'art, les marchands, les artistes, les familles d'artistes, les espaces virtuels et les maisons de vente aux enchères, cela représente un écosystème de près de 1.000 personnes.

Il faut préciser que ces 1.000 personnes sont toutes des petites entreprises qui font partie d'une chaîne de valeur.

Pour illustrer mon propos, quand mon entreprise (CMOOA) monte un événement, elle fait appel à une chaîne de valeur de 17 intervenants extérieurs. 

Idem pour les galeries qui font appel à des imprimeurs, des photographes, des directeurs artistiques, des encadreurs, des gens qui vendent de la toile, d'autres des châssis …

Quand on parle d'un acteur, il faut donc multiplier par 17 le nombre de personnes qui sont derrière.

- Quid du nombre d'artistes au Maroc?

- Il doit y avoir 500 artistes reliés à des galeries soit environ 25 espaces d'art sachant que chaque espace d'art collabore avec une vingtaine d'artistes.

La sphère compte 2.000 à 3.000 personnes qui se considèrent comme artistes, mais ils sont nombreux à ne pas avoir forcément les qualités pour l’être. 

- Selon vous, combien de temps cet écosystème pourra-t-il tenir encore ?

- Honnêtement, les gens ont pu tenir en mars et en avril mais pour le mois de mai, la profession est dans une tension incroyable, à l’image de nombreux autres secteurs comme le tourisme par exemple.

De plus, après le Covid-19, il va falloir gérer la période estivale et la rentrée scolaire, qui correspondent à la très basse saison pour le marché de l’art.

Le problème sera de tenir jusqu'à octobre avant un éventuel redémarrage sachant que les meilleurs mois de l'année sont février, mars, avril puis novembre et décembre et que sur le reste de l'année, nous vivotons et préparons nos événements.

- 2020 est-elle une année morte qui annonce des faillites ?

- Même si elle est loin d’être achevée, c’est une année extrêmement difficile, mais cela ne doit pas nous empêcher de continuer à espérer.

A titre personnel, pour juin 2020 je mise sur une des plus grandes ventes aux enchères de ma carrière.

Malgré le contexte, je m'oblige à y croire.

- Quels sont les éléments sur lesquels vous vous reposez pour être aussi optimiste ?

- J’avais déjà préparé le catalogue de cette vente aux enchères prévue au départ pour le mois d'avril mais qui a été reportée à juin. Je l'ai bien évidemment enrichi entre-temps.

Dans ma tête, je n'ai plus de cartouches et je pense que ne rien faire est bien pire que d’essayer de faire.

Je travaille depuis 18 ans à construire un marché de l’art en ayant, par exemple, fait entrer beaucoup d'œuvres marocaines dans des musées internationaux.

C’est grâce à ce travail et à des paris fous qu’on a pu redonner leur vraie place à des artistes marocains que l’histoire avait oubliés.

A partir de là, nous devons donc continuer à organiser des ventes et à chercher des institutionnels étrangers.

Surtout les grands musées avec qui on travaille déjà car depuis ces dernières années, les trois quarts des ventes que nous réalisons vont à un public étranger.

- Pensez-vous qu'après le déconfinement, les gens auront la tête à acheter des œuvres d'art ?

- Oui car en Europe la première chose que les gens ont faite après le confinement a été de se précipiter dans des magasins.

Pendant leur enfermement, ils ont beaucoup consommé de la Culture donc je continue à croire qu'il y a un désir d'art.

A partir de là, je pense être en mesure de réaliser une vente importante en juin qui soit capable d’attirer des musées internationaux dont les budgets n'ont pas souffert car beaucoup d'événements ont été annulés.

Hormis les musées étrangers, nous visons aussi une clientèle marocaine à qui il est important de présenter le meilleur de l'art marocain moderne et contemporain.

L’objectif étant de montrer que nous sommes résilients, que nous faisons face à cette crise et que nous continuons à nous battre pour un travail qualitatif.

Beaucoup de galeries espèrent également rebondir au mois de juin en réalisant des manifestations.

Même si les ventes ne seront pas forcément faramineuses, ce rebond permettra à l’ensemble de la profession de se tenir droit devant l'adversité et de montrer que tous ses acteurs résistent.

- Que dites-vous à ceux qui prétendent que vous dispersez le patrimoine marocain à l'étranger ?

- Il y a plusieurs réponses à votre question. 

La première est que ce patrimoine est proposé d'abord aux Marocains, cela veut dire qu’ils ont la possibilité d’acheter en priorité ces œuvres marocaines s'ils le désirent.

Si elles ne sont pas acquises par des particuliers ou des institutions nationales, faute de budget ou souvent faute d'intérêt, les institutions étrangères prendront le relais. Je dois préciser que ces dernières ne le font pas juste parce que c'est de l’art marocain, mais pour sa qualité qui s'insère dans le discours sur l’art universel.

Si nous intéressons ces institutions étrangères que nous faisons intervenir dans nos manifestations, c'est pour continuer à faire vivre le génie marocain créatif à l'étranger.

- Pour le faire rayonner ?

- Absolument, car faire entrer l’art marocain dans des musées étrangers est un gage de qualité, une reconnaissance internationale.

De cette manière, ces œuvres deviennent des ambassadeurs pour l'art marocain et pour nos artistes.

Parfois pour ne pas dire souvent, beaucoup de Marocains, avant d'acheter de l'art marocain, attendent d'ailleurs la reconnaissance de cet art marocain à l'étranger.

C'est malheureux et triste parce que cela veut dire que nous ne savons pas au sein de nos différentes autorités ou institutions culturelles saluer ou faire apprécier le génie artistique marocain.

Il a fallu en effet attendre que des peintures de Melehi ou de Belkahia soient achetées par des musées à l'étranger avant que les Marocains ne s’y intéressent.

- Vous n’êtes donc pas uniquement animé par des considérations financières ?

- Je pense que le génie humain est universel.

Tout comme certains Marocains achètent des tableaux de Buffet ou de Soulages, il est aussi important que des étrangers acquièrent un Gharbaoui ou un Cherkaoui.

Pendant des décennies, l’art marocain a été très disponible en quantité et accessible en termes de prix, mais les Marocains ont longtemps tourné le dos à certains artistes.

C'est notamment le cas du peintre Ahmed Louardiri qui est entré dans les grandes collections mondiales, en partie grâce au travail de la CMOOA qui lui a permis non seulement d'augmenter sa cote mais aussi de faire reconnaitre son travail et son génie. 

- Pensez-vous être en mesure de racheter des petites galeries qui feront certainement faillite ?

- Je n'ai pas les moyens et même si c'était le cas, il faudrait aider ces galeries plutôt que de les racheter.

Je ne suis pas dans cette logique de rachat, car chaque espace d'art est porteur d'une identité et d’un regard propre à son propriétaire.

Sachant que pour moi, d’éventuels regroupements perturberaient la lecture de l'histoire de l'art, je suis complètement opposé à ce genre de regroupement.

En effet, je préfère la diversité et la confrontation d’opinions contradictoires à un avis unique de l'histoire de l'art marocain ou de la création.

En dehors de la maison de vente CMOOA, je dirige aussi la galerie du Comptoir des mines à Marrakech qui est un centre d'art ou une pépinière de talents qu’on encourage financièrement.

- A ce propos, où en êtes-vous au niveau de vos finances ?

Pour les 2 entités, nous n’avons pas les moyens de tenir jusqu'au mois de décembre.

Ainsi, si notre vente aux enchères de juin ne rencontre pas de succès et que celle d’octobre ne réussisse pas non plus, nous ne pourrons pas continuer à traverser cette période de disette.

Dans mon écosystème, j’ai la responsabilité d’une quinzaine d'employés sans parler des prestataires externes de services qui se chiffrent par dizaines.

Si nous ne nous relevons pas de cette crise, l'impact sera donc terrible pour 150 personnes.

Dans le passé, nous avions déjà traversé les printemps arabes mais on a pu s'en relever.

- Des chiffres ?

- Nous avions perdu 80% de notre chiffre d'affaires, perte qui nous avait obligés à nous séparer de 40 employés sur 55.

Aujourd’hui, si la crise du Covid-19 devait s'éterniser, ses effets ne nous permettraient pas de nous relever.

Si elle continue, il sera difficile voire impossible de continuer notre activité jusqu’à la fin de l’année.

- Quid de l’Etat et par exemple d’un programme de commandes publiques des ministères ?

- Ce serait magnifique mais impossible car il y a trop d'intervenants publics dans notre secteur.

Ainsi, le ministère de la Culture n’a plus la main sur les musées du Maroc, sans compter le fait que la Fondation des musées n’a jamais créé les fameux comités d'acquisition depuis 5 ans aujourd'hui.

A ce jour, l’Etat ne dispose donc pas des moyens pour faire des acquisitions à cause d’un excès de bureaucratie et à partir de là, même s’il voulait nous aider, il n'a pas les outils administratifs pour le faire.

Ceci dit, nous devrions effectivement nous tourner vers l'Etat pour obtenir des subventions destinées à la trentaine d'acteurs stratégiques de l'art qui existent au Maroc.

- Quelle somme pourrait les aider à tenir jusqu’à la fin de la pandémie ?

- Il faudrait entre 20 et 25 million de dirhams pour les aider à tenir, soit une goutte d'eau pour l’Etat.

Cela permettrait d'amortir le choc actuel, mais pour être honnête les professionnels n'y croient pas trop.

Du coup, chacun essaie de se débrouiller comme il le peut pour survivre et couvrir ses charges.

Les petites galeries qui ont peu de charges, avec un ou deux employés, survivront certainement mais les plus grandes résisteront beaucoup moins bien, si l'activité ne reprend pas d'ici décembre au maximum.

- Quels sont les enseignements de cette pandémie ?

- Cette crise nous a surtout montré à quel point nous étions fragiles.

Une fragilité structurelle due à un manque de collaboration avec les grandes entreprises du Maroc et les ministères qu’il conviendra d’améliorer à l’avenir.

De plus, sachant que nous ne pouvons pas compter uniquement sur le public marocain qui est précaire, nous allons devoir essayer de travailler le plus possible avec des grands musées internationaux, ainsi que dans les biennales où on peut promouvoir les artistes marocains.

- Combien d'argent brasse le marché de l’art chaque année ?

- Entre 400 et 500 millions de dirhams.

- Une misère comparée à ailleurs ?

- Oui car la part la plus importante des ventes a lieu directement dans les ateliers d'artistes plus que chez les professionnels de l'art.

La moitié de ce volume doit se faire chez les familles des artistes décédés et le reste est capté par une quarantaine d'acteurs de l'art marocain.

- Avec 80% de baisse d'activité on est à combien de prévisions pour l'année entière?

- Depuis le début de 2020, on a dû faire entre 20 et 30 millions de dirhams, mais le pire est que l’on doit courir pour que nos clients payent des factures impayées.

- Que pouvez-vous dire en conclusion ?

- Que nous sommes dans un moment de vérité.

Est-ce que dans ce moment, les autorités vont nous aider à conserver un tissu culturel et artistique capable de faire rayonner le Maroc à l'international, ou alors a-t-on envie d'éteindre la lumière sur ce secteur ?

Les acteurs et les artistes de ce secteur sont des gens courageux et dignes, mais si nous n'arrivons pas à trouver avec l’Etat des solutions à nos problèmes actuels, la faute sera collective.

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