Un entretien avec le penseur Georges Corm: pensée et politique dans le monde arabe

C’est à rebrousse-poil que l’historien et économiste libanais Georges Corm recense et passe au crible la pensée arabe, tant laïque que religieuse, dans son dernier livre, Pensée et politique dans le monde arabe.

Un entretien avec le penseur Georges Corm: pensée et politique dans le monde arabe

Le 13 octobre 2015 à 12h16

Modifié 11 avril 2021 à 2h37

C’est à rebrousse-poil que l’historien et économiste libanais Georges Corm recense et passe au crible la pensée arabe, tant laïque que religieuse, dans son dernier livre, Pensée et politique dans le monde arabe.

S’il est un intellectuel et praticien arabe qui n’a de cesse, à travers écrits et conférences, de dégonfler les stéréotypes plus ou moins savants et de contrer le narratif dominant sur le monde arabe, qu’ils proviennent d’Occidentaux ou de ses propres ressortissants, c’est bien Georges Corm.

Fort d’un bagage multiforme – juriste, historien, ancien ministre des Finances… –, ce Libanais attaché à son arabité et au référentiel universaliste est l’auteur d’un énième et récent ouvrage: Pensée et politique dans le monde arabe (éd. La Découverte).

L’un de ses apports est de contextualiser cette pensée, confrontée notamment à un jeu de puissances (États-Unis, Arabie Saoudite, etc.). Le Pr Corm décrit ainsi comment la rente pétrolière du Golfe a "généreusement" aidé à produire une hégémonie politico-théologique à l’encontre des courants moderniste-séculier et islamique réformiste.

Une mutation que l'écrivaine Sahar Khalifa résume d'ailleurs bien, à son échelle de femme du Proche-Orient éclaté, à l'occasion de la parution de sa dernière tribune en date dans la presse internationale francophone.

Entretien avec un Georges Corm particulièrement affairé.

Médias 24: Vous dénoncez le facteur géopolitique et géoéconomique dans l’évolution et les retournements de la pensée arabe et/ou islamique. Compte tenu des contraintes locales et des rapports de force internes et externes, comment y remédier?

Georges Corm: Disons que j’explique comment le facteur géopolitique et notamment l’effondrement de l’Empire ottoman, puis la pesante présence du double colonialisme anglais et français en Méditerranée, mais aussi la création de l’État d’Israël et la Guerre froide qui a divisé les gouvernements arabes, ont été autant de facteurs lourds qui ont pesé sur l’évolution de la pensée arabe.

Celle-ci est trop souvent étudiée de façon décontextualisée, avec une approche un peu perverse d’anthropologie cherchant à saisir des structures invariantes de l’esprit arabe ou du fonctionnement du facteur religieux.

Très peu d’importance aussi est donnée aux évolutions socioéconomiques, aux bouleversements provoqués par l’irruption de la rente pétrolière, à l’échec de l’industrialisation.

Ce que je dénonce, c’est l’emprisonnement de la pensée arabe au cours des dernières décennies dans l’agenda intellectuel des grandes universités européennes et américaines, mais aussi dans celui des think tanks et des centres de recherches.

Je plaide donc en faveur d’un rétablissement de l’indépendance de la pensée arabe par rapport aux courants de pensée euro-américains et pour que nous allions voir comment d’autres grands peuples ont fait pour s’industrialiser, se sortir des influences néocoloniales et de celle de l’empire euro-américain, notamment en Extrême-Orient.

-Vous faites bien la distinction entre pensées nationale et religieuse, entre pensées arabe et islamique.

Concernant Daech, le voyez-vous comme la conjonction, notamment, d'une idéologie panislamiste en état de surenchère, de divisions politiques et idéelles interarabes, de coups de butoir de puissances occidentales qui ont fait leur maximum pour remodeler le monde arabe depuis le début du XXe siècle?

-Je pense qu’il faut exclusivement voir Daech comme une des nombreuses organisations terroristes issues de la mouvance d’Al-Qaïda, fondée par Oussama ben Laden avec l’appui direct des États-Unis, de l’Arabie Saoudite et du Pakistan dans le cadre de la guerre froide, pour partir se battre en Afghanistan contre l’armée soviétique qui a occupé ce pays, et ce à la place de l’armée américaine encore tétanisée par sa défaite au Vietnam.

Il s’agissait alors d’une politique occidentale généralisée, avec l’appui de ses deux principaux alliés musulmans dans le Tiers-monde, visant à «réislamiser» les sociétés arabes et musulmanes pour mettre un terme à l’extension du communisme et à l’influence de l’URSS dans le Tiers-monde.

Par la suite, l’armée de ces combattants terroristes a été envoyée en Bosnie, puis en Tchétchénie, mais aussi aux Philippines. Elle est devenue active dans de nombreux pays sous diverses appellations.

L’invasion de l’Irak en 2003 par les États-Unis, puis l’attraction exercée par la dramatique situation syrienne ont multiplié les capacités de cette organisation, mais d’autres aussi, telles qu’Al-Nosra, qui jouissent d’importants soutiens étatiques logistiques et financiers extérieurs.

-Parmi les penseurs marocains que vous citez, il y a al-Jabri, longtemps en duel intellectuel avec l'érudit syrien Tarabichi. Quelles leçons en tirer?

-C’est que l’histoire de la pensée arabe est très mal connue et que cette histoire est très influencée chez certains penseurs arabes, dont Mohamed Abed al-Jabri, par la façon dont l’orientalisme européen l’a saisie en tant que pensée statique tournée exclusivement sur le théologique et que la modernité n’aurait pas entamée.

C’est ce récit-cliché que mon ouvrage se propose de déconstruire, compte tenu de la formidable variété de cette pensée à travers les âges, avant comme après la venue de la religion musulmane.
Il est vraiment dommage que cette controverse très érudite et très riche en informations historiques sur la pensée arabe ne soit pas mieux connue et étudiée au sein des milieux académiques arabes et occidentaux.

-Lorsque vous énoncez les divers "étages" de l'identité arabe, vous n'évoquez pas l'idée khaldounienne de assabiyya – esprit de corps, solidarité clanique – remise en lumière par Seurat, ce sociologue mort, à l'instar d'intellectuels arabes, au beau milieu de jeux de puissances au Machrek...

-La notion khaldounienne de ‘assabiyya a été souvent mal comprise et en tous cas doit être adaptée aux conditions du monde moderne. Il s’agit en fait du "ciment" qui permet à une société d’assurer sa stabilité, son développement – ‘omran – et sa prospérité et qui produit l’allégeance à une nouvelle dynastie régnante.

Il ne s’agit donc pas de "clanisme" ou de "clientélisme", tels que nous l’entendons aujourd’hui dans nos régimes arabes, phénomène négatif qui empêche justement la constitution de régimes politiques assurant prospérité et développement.

Le clanisme avait tendance à disparaître de nos pays, mais l’instabilité politique, l’échec du développement et la montée des violences récentes l’ont fait resurgir. On en exagère beaucoup le poids dans les médias. Mais quand les États sont défaillants, il est normal que les solidarités familiales ou régionales ou encore communautaires entrent en jeu.

-Au Maroc, on aime à souligner cet aspect psychosocial qu’est "blad schizo". Dans votre livre, vous abordez cette question de schizophrénie...

-J’aborde la question des tensions psychologiques insupportables auxquelles les citoyens sont soumis un peu partout, entre différentes utopies invoquant l’islam comme solution à tous les problèmes et le désir de vivre une vie moderne et de bénéficier de ses avantages.

D’un côté, un dénigrement existentiel, au nom de l’authenticité, de tout ce qui vient de la modernité; de l’autre, le désir de modernité et des avantages offerts par une vie à l’européenne (libertés individuelles et protections sociales, notamment), alors que l’invocation de l’islam se traduit surtout par des séries d’interdits.

-À travers votre ouvrage, on constate à nouveau la grande pluralité méconnue d'appartenances confessionnelles et sous-confessionnelles des penseurs arabes (sunnites, chiites, maronites, melkites, etc.).

Toutefois, vous vous êtes fort peu penché sur la pensée judaïque en contexte arabe et sur les intellectuels maghrébins et orientaux de confession juive, de Maïmonide à El Maleh, Memmi, Naqqash, Sanua...

-Mon propos n’était pas de montrer directement cette variété d’origines religieuses des penseurs, mais de montrer que les appartenances communautaires ou ethniques n’organisent pas les différents types de pensée, comme a tendance à le faire l’orientalisme européen ou américain.

J’aurais pu, effectivement, citer Maïmonide en ce qui concerne la grande période de l’Islam classique décrite au chapitre 1. Pour la période contemporaine, j’aurais aimé évoquer le nom d’Abraham Serfaty, personnalité marocaine militante, courageuse, antisioniste et qui l’a payé de nombreuses années de prison.

Malheureusement, si vous saviez le nombre d’auteurs que j’aurais aimé citer ou les œuvres que j’aurais souhaité présenter! Il fallait faire des choix pour ne pas aboutir à un ouvrage de nature encyclopédique ne s’adressant en conséquence qu’à un public très restreint.

Mon critère de choix a surtout été le retentissement des œuvres écrites dans ce que j’ai appelé "la conscience collective arabe" au Maghreb comme au Machrek, ainsi que les dynamiques contemporaines de cette pensée dans les divers domaines, impulsée par les grands évènements géopolitiques régionaux et mondiaux.

-Les questions posées et réalités pointées douloureusement cet été à travers la mégacrise de la Grèce – ancienne contrée ottomane – peuvent-elles avoir un écho, un effet d’inspiration dans la pensée économique arabe dans le contexte de notre aire?

-Je pense que c’est le grand mouvement de révoltes populaires arabes du premier trimestre 2011 qui a inspiré les mouvements de révoltes grecques et espagnoles ("les Indignés"), mais aussi le mouvement "Occupy Wall Street" aux États-Unis. Malheureusement, les contre-révolutions qui ont suivi les révoltes ont produit l’effet dramatique que l’on connaît dans le monde arabe aujourd’hui.

Le même que celui qui s’était manifesté contre le grand mouvement nationaliste panarabe, populaire et laïc, des années 50 et 60 du siècle dernier, où l’islam politique, allié aux puissances européennes puis un peu plus tard aux États-Unis, a servi de fer de lance aux contre-révolutions de l’époque.

-Quel est votre regard sur la (faible) place de la question environnementale/écologique dans la pensée et la psychologie collective arabes?

-Il y a beaucoup de mouvements de la société civile arabe qui sont très conscients des enjeux environnementaux dans le monde arabe, de même qu’il existe de remarquables spécialistes, dans divers pays arabes, de ces questions.

Mais reconnaissons que, dans l’état actuel de délitement de nos sociétés et des violences insupportables que supportent certaines d’entre elles, les préoccupations sont autres.

De plus, chez les jeunes au chômage qui sont légion partout, c’est la situation socioéconomique qui les préoccupe, ainsi que le désir de fuir la misère dans laquelle ils sont et d’émigrer vers l’Europe notamment, même au prix de leur vie dans la traversée de la Méditerranée dans des conditions dramatiques. Ce phénomène très grave démontre à lui seul l’état déplorable de nos sociétés et la mauvaise gestion des gouvernements.

-Tant au sein du monde arabe qu'à l'extérieur, des penseurs, des journalistes en vue lancent des sites internet, des blogues... Quel est la place des canaux électroniques d'expression dans le "modèle de saisie" de la pensée arabe?

-Il y a quelques sites internet fort intéressants, mais qui ont du mal à survivre lorsqu’ils sont sérieux (sites sur la philosophie, sur la laïcité, sur la pensée libre ou critique), alors que les sites de propagande de l’islam fondamentaliste sont très nombreux.

Quant aux blogues, ils n’apportent rien de neuf, sinon que de reproduire les clivages existant dans les opinions politiques. Les canaux de télévision satellitaire dominés par des oulémas radicaux – souvent improvisés – ont un effet regrettable sur la jeunesse arabe.

 

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