Robert P. Crease

Professeur de philosophie à l’université Stony Brook de l’État de New York

Un requiem pour la technocratie

Le 19 juin 2014 à 12h00

Modifié 9 avril 2021 à 19h46

Les politiciens ignorent de plus en plus les preuves scientifiques. Bientôt, ils n’écouteraient plus que les experts qui sacrifieraient les valeurs humains au nom de l’efficacité. Cette posture met la planète et la santé publique en péril. Les scientifiques parlent de l’émergence d’une "ère sombre de féodalité politique".  

STONY BROOK – En 2010, lorsque le gouverneur de la Louisiane, Bobby Jindal, a dévoilé un plan à hauteur de 220 millions de dollars consistant à ériger des digues de sable pour contenir le pétrole qui se déversait dans le golfe du Mexique de la plate-forme Deep Horizon de British Petroleum, les scientifiques s’y sont opposés en disant que le projet ne ferait que nuire aux écosystèmes locaux. Même après que la commission nationale chargée d’enquêter sur la marée noire ait jugé que ce plan était un échec, n’ayant retenu qu’un millier de barils de pétrole sur les quelques cinq millions échappés de la plate-forme, Jindal a insisté, qualifiant le rapport "d’invention révisionniste et partisane aux frais des contribuables".

La réaction de Jindal reflète un abandon progressif – et potentiellement catastrophique – d’une politique basée sur des faits scientifiques. Ce n’est pas ainsi que j’imaginais la politique du XXIe siècle. Lorsque j’étais étudiant en sciences humaines dans les années 1970, mes professeurs fustigeaient l’État technocratique en devenir. Bientôt, me disait-on, les politiciens n’écouteraient plus que les experts qui sacrifieraient les valeurs humains au nom de l’efficacité, et les voix des citoyens seraient réduites au silence.

Si seulement c’était le cas, au moins en partie. Aujourd’hui, les questions qui ont une réelle importance – par exemple, la sécurité des aliments génétiquement modifiés, les dangers de l’extraction de l’huile et du gaz de schiste, et les effets du réchauffement climatique – sont débattus sans tenir compte des preuves scientifiques ou en utilisant des informations déformées et sélectionnées pour refléter un point de vue donné. Les politiciens et les militants présentent ces questions comme des luttes sociales ou des fables morales : les grandes entreprises contre les agriculteurs, les oppresseurs contre les libérateurs, ou les conspirateurs qui cherchent à tromper les honnêtes citoyens.

Par exemple, lorsqu’un récent rapport de l’Organisation mondiale de la santé a indiqué que la catastrophe nucléaire de Fukushima n’avait que légèrement augmenté l’incidence de certains cancer pour les habitants de la région, l’organisation environnementale Greenpeace, estimant que les chiffres sous-estimaient la réalité, a dénoncé le rapport comme n’étant qu’une "déclaration politique destinée à protéger l’industrie nucléaire". De même, Robert F. Kennedy, Jr., un militant écologiste américain, a accusé le gouvernement américain et l’industrie pharmaceutique de conspirer pour dissimuler le lien entre les vaccins faits durant l’enfance et l’autisme – un lien qui n’est avéré par aucune étude scientifique.

Nier les preuves scientifiques est politiquement opportun

De même, Paul Ryan, l’ancien candidat républicain à la présidence et membre de la Chambre des représentants, a accusé d’éminents climatologues de conspirer pour faire croire qu’il y avait réellement un changement climatique et a voté pour l’abrogation des mesures de protection du climat et pour la suppression des conseillers climatologues de la Maison Blanche. Et malgré l’absence de preuves sur les dangers des téléphones portables, l’ancien membre démocrate de la Chambre des représentants Dennis Kucinich, estimant que les autorités dissimulaient la vérité, a déposé un projet de loi intitulée "Le téléphone portable, le droit de savoir ", qui propose qu’une mise en garde sur les rayonnements soit apposé sur les téléphones.

La pseudoscience et l’analphabétisme scientifiques étaient autrefois l’apanage des astrologues, des charlatans et d’autres escrocs qui n’avaient pas une influence suffisante pour représenter un danger social. Aujourd’hui, nier les preuves scientifiques est politiquement opportun et permet aux politiciens, de droite comme de gauche, de donner une image populiste, antiélitiste d’eux-mêmes. Mais cette posture met la planète et la santé publique en péril et certains scientifiques commencent à s’inquiéter de l’émergence d’une nouvelle "ère sombre de féodalité politique".

Qu’est-il donc arrivé à l’État technocratique basé sur des données scientifiques tant décrié par mes professeurs en sciences humaines ?

L’avis d’un scientifique n’est qu’une opinion parmi d’autres

La vérité est que les faits et les preuves scientifiques n’ont jamais joué un rôle prépondérant dans la formulation des politiques ; pour les politiciens, l’avis d’un scientifique n’est qu’une opinion parmi d’autres. Mes professeurs sont devenus adultes à la fin de la Seconde guerre mondiale – gagnée grâce aux radars et conclue par la bombe atomique – une époque où aucun prosélytisme n’était nécessaire pour asseoir l’autorité de la perspective scientifique. Mais cette situation reflétait moins une volonté rationnelle de se référer à la science pour le processus décisionnaire qu’une réaction enthousiaste au rôle qu’avait joué la science durant la guerre.

Cet enthousiasme a donné lieu à des inquiétudes concernant ce que le politologue Roger Pielke Jr. a qualifié de "politique de l’avortement" et de "politique de la tornade". Les débats préalables à une décision collective sur un avortement portent sur les valeurs – il n’y a pas d’objectif partagé et les informations scientifiques ne sont pas vraiment pertinentes. Mais lorsqu’une décision collective doit être prise au sujet d’une tornade qui s’approche, il existe indéniablement un objectif partagé et ignorer les experts serait totalement irrationnel. Une culture technocratique dans laquelle dominent les avis des scientifiques peut, nous met en garde Pielke, inciter les politiciens à utiliser les conseils des experts sur des questions techniques (est-ce que X est conforme aux normes de sécurité ?) pour camoufler un ordre du jour politique (X est la chose à faire).

Aujourd’hui, l’attrait scientifique de l’après-guerre s’est dissipé et les politiciens adoptent la position inverse. Ils sont de plus en plus tentés d’ignorer complètement les preuves scientifiques et de placer les valeurs au centre de tout débat politique. En bref, ils transforment la politique de la tornade en une politique de l’avortement.

La science est loin d’être parfaite. Ses praticiens ne sont pas intrinsèquement plus vertueux que le commun des mortels et leurs travaux ne sont pas plus exempts d’erreurs et d’utilisation à mauvais escient. La différence est que les scientifiques ont au fil du temps mis en place des procédures qui impliquent des observations et des expériences approfondies et des examens indépendants qui, à long terme, offrent une meilleure compréhension du monde que l’intuition et la posture politique.

Je suis heureux de ne pas vivre dans une technocratie, dirigée par des experts qui déterminent nos objectifs sociaux au lieu de faire progresser les objectifs décidés par la société. Mais je commence à m’inquiéter de vivre dans un État dont les politiciens sont surtout soucieux de proclamer la noblesse d’objectifs irréalisables. Sans une voie tracée d’un point à un autre, nous sommes assurés de nous perdre.

Traduit de l’anglais par Julia Gallin

© Project Syndicate 1995–2014

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