Enseignant-chercheur en Systems Thinking et directeur de l’Euromed Polytechnic School -Université Euromed de Fès
Travail à distance et apprentissage collaboratif dans les organisations
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Le 6 avril 2024 à 15h05
Modifié 6 avril 2024 à 12h14Selon de nouvelles études, il est plus probable d’apprendre des collègues lorsque l’on partage un même espace professionnel.
Quatre ans après le début de la pandémie du Covid-19, de nombreux employés se retrouvent encore connectés depuis leur domicile, au moins de temps en temps. Les réunions à distance avec les coéquipiers, autrefois considérées comme une tendance pandémique de courte durée, sont devenues un incontournable des calendriers de travail… et ces collaborateurs, géographiquement flexibles, font état d’une productivité[1] et d’une satisfaction[2] accrues.
Cela signifie-t-il que le besoin de se voir en personne n’est plus de mise ? L’impact de la distance s’est-il estompé ?
Il n’en est rien lorsqu’il s’agit d’apprendre au travers de la collaboration selon Hyejin Youn, professeur à la Kellogg School.
En analysant plus de 17 millions de publications scientifiques au cours des 45 dernières années, Youn et Frank van der Wouden[3] de l’Université de Hong Kong ont découvert que les chercheurs qui collaborent au sein d’un même lieu sont plus susceptibles d’acquérir de nouvelles connaissances auprès de leurs pairs que ceux qui œuvrent à distance.
En effet, être ensemble physiquement - lire le langage corporel, réfléchir à un problème sur un tableau blanc et faire équipe pour utiliser du matériel de laboratoire spécialisé - est particulièrement précieux lorsque les connaissances ne sont pas encore codifiées.
"Nous apprenons les uns des autres en personne plus que nous ne le pensons. Cela fait partie de notre réussite en tant qu’êtres humains, surtout lorsqu’il s’agit de connaissances nouvelles et non encore définies. Il faut être là pour regarder et apprendre. Et la collaboration locale est le moyen d’y parvenir", explique Youn.
- Collaboration locale et nouvelles connaissances
Même avant la pandémie du Covid-19, la distance géographique entre les personnes et les organisations semblait de moins en moins pertinente. Le progrès des technologies de communication et des transports ont semblé aplatir la planète, raccourcir les distances et les professionnels du monde universitaire et de l’industrie ont découvert que la collaboration et le transfert de connaissances pouvaient avoir lieu avec succès même au-delà des frontières institutionnelles, voire nationales.
Cependant, plusieurs chercheurs ne sont pas convaincus que la collaboration à distance est un parfait substitut au fait d’être ensemble dans un même endroit.
En effet, pourquoi la connaissance et l’innovation sont-elles encore largement concentrées dans les grands centres urbains ? Pourquoi les voyages d’affaires sont-ils toujours aussi populaires ? Ces tendances semblent suggérer que la création et le transfert de connaissances pourraient bénéficier d’une certaine forme de solidarité spatiale soit, en d’autres termes, que la production de connaissances dépend de la proximité physique.
Youn et van der Wouden ont analysé les données de Microsoft Academic Graph qui comprenaient des informations sur des millions de publications universitaires d’auteurs ayant publié leurs travaux entre 1975 et 2018 pour tenter de repérer les chercheurs ayant acquis de nouvelles connaissances grâce à leurs collaborations antérieures. Ils ont réalisé qu’un bon indicateur consistait à identifier celles et ceux qui ont débuté leur carrière dans une discipline académique donnée, puis ont collaboré avec des auteurs d’une autre discipline et ont finalement publié un article dans ce nouveau domaine en tant qu’auteur unique. Cela semblait être une preuve relativement simple que le chercheur avait effectivement appris de sa précédente collaboration. Bien que les articles académiques rédigés par un seul auteur soient au demeurant rares dans de nombreuses disciplines, l’équipe a tout de même trouvé 1,7 million d’auteurs répondant à ce critère.
Dans une seconde phase, ils ont identifié les localisations géographiques de ces 1,7 millions d’auteurs et de leurs pairs jusqu’à l’emplacement du bâtiment de l’auteur. Les collaborations ont été considérées comme locales si les chercheurs-collaborateurs se trouvaient à moins de 700 mètres les uns des autres, soit environ 10 minutes à pied.
Ils ont également analysé la séniorité des auteurs en ce qui a trait à leur carrière professionnelle, le classement de leur institution et le nombre de co-auteurs apparaissant dans leurs publications collectives.
Pour déterminer si les chercheurs ont appris de leurs collaborations, l’équipe a calculé un taux d’apprentissage (pourcentage d’universitaires ayant d’abord collaboré avec des chercheurs dans un nouveau domaine, puis ayant publié un article dans ce domaine). Ce taux a été calculé aussi bien pour les collaborations locales que non locales dans diverses disciplines universitaires.
Dans ce cadre, si l’on se trouve en présence d’un taux d’apprentissage local de 20% et d’un taux d’apprentissage à distance de 10%, cela montrerait que les chercheurs qui ont collaboré localement étaient deux fois plus susceptibles d’apprendre de cette collaboration.
- Impact de la collaboration locale
Youn et van der Wouden ont constaté que la tendance en matière de collaboration locale entre les chercheurs avait considérablement diminué au fil du temps, passant de 75% des collaborations en 1975 à 60% en 2015. Au cours de la même période, la distance géographique moyenne séparant les chercheurs a doublé pour atteindre près de 2.000 kilomètres.
Néanmoins, dans toutes les disciplines académiques analysées, le taux d’apprentissage était plus élevé en ce qui concerne les collaborations locales que celles à distance, ce qui fait dire que, grâce à la technologie, la collaboration peut se faire sur de grandes distances, mais revêt néanmoins un coût traduisant l’impact négatif sur l’apprentissage.
Toutefois, cette incidence n’est pas homogène, dépendant des disciplines.
Dans des domaines comme l’histoire et les sciences politiques, la distance a un impact certes négatif, mais néanmoins limité sur l’apprentissage, et ce, contrairement au cas des chercheurs en sciences et ingénierie qui restent beaucoup plus impactés par la distance.
La distance géographique nuit le plus aux scientifiques en chimie, en science des matériaux et en ingénierie. Leur taux d’apprentissage est beaucoup plus faible dans les collaborations non locales, certainement du fait que ces domaines dépendent davantage d’instruments et d’équipements nécessitant une collaboration physique.
De nos jours, malgré la prééminence des moyens de communication et leur sophistication, les chercheurs ont encore plus à gagner de la collaboration locale. Le taux d’apprentissage issu de la collaboration locale est passée de 50% en 1975 à 85% en 2015, selon les résultats auxquels sont parvenus Youn et van der Wouden.
Se basant sur cette analyse, certains chercheurs ont en effet tout à gagner des collaborations locales, en particulier ceux qui en sont aux premiers stades de leur carrière et/ou ceux qui travaillent dans des établissements moins bien classés, ce qui est compréhensible car, en début de carrière, il faut encore acquérir des connaissances et être sur un même lieu pour apprendre vu que les connaissances ne sont pas encore codifiées. C’est comme conduire une voiture. On ne peut pas apprendre concrètement à conduire en lisant simplement un manuel.
- Travail depuis le domicile ? Pas pour apprendre des collègues
Le monde évolue et les réunions via Zoom et Microsoft Teams sont beaucoup plus courantes, même entre collaborateurs locaux. Si le travail à distance semblait autrefois être un accommodement temporaire, de nombreuses entreprises s’adaptent également à une nouvelle réalité voulant que les travailleurs exigent de travailler depuis leur domicile, du moins de temps en temps. Dans ce cadre, quel impact cela aurait-il sur l’apprentissage à l’avenir ?
Les personnes qui travaillent chez eux peuvent manquer des opportunités d’élargir leur expertise, ce qui pourrait avoir un impact sur leur carrière, à court et à long terme. Cela pourrait conduire à une disparité et à une ségrégation des connaissances surtout en début de carrière.
Trop de travail à distance aurait également des implications négatives importantes sur l’innovation qui émerge souvent des échanges d’idées entre équipes.
Cela ne signifie pas que toute collaboration doit être locale. L’apprentissage peut aussi se faire à distance, mais ce n’est pas la même chose que de travailler ensemble, en personne, et ce ne serait-ce que des points de vue du rythme d’apprentissage, de l’ampleur des progrès enregistrés, des défis surmontés et de la qualité des concepts et idées clés développés.
En conclusion, l’on suggère que les entreprises doivent trouver le bon équilibre entre le fait que les employés travaillent à domicile, où ils peuvent être productifs, et celui de les convier au bureau, où ils peuvent travailler ensemble pour créer de nouvelles connaissances.
Les entreprises axées sur l’innovation doivent être particulièrement attentives à trouver le bon équilibre.
Les organisations qui cherchent à élargir leur portefeuille de connaissances doivent également envisager d’établir des bureaux dans les régions où sont localisées ces dernières.
Il faut rassembler les gens pour qu’ils puissent échanger des idées en personne car l’être humain est incroyablement doué pour apprendre l’un de l’autre, en particulier dans les domaines pouvant conduire à des innovations, quelles que soient leur nature (incrémentales, technologiques, radicales).
[1] Choudhury P(R), Foroughi C, Larson B. Work-from-anywhere: The productivity effects of geographic flexibility. Strat Mgmt J. 2021; 42: 655-683. https://doi.org/10.1002/smj.3251
[2] Niebuhr F, Borle P, Börner-Zobel F, Voelter-Mahlknecht S. Healthy and Happy Working from Home? Effects of Working from Home on Employee Health and Job Satisfaction. Int J Environ Res Public Health. 2022; 19(3):1122. Published 2022 Jan 20. doi:10.3390/ijerph19031122
[3] Van der Wouden F, Youn H. The impact of geographical distance on learning through collaboration. Research Policy. 2023; 52(2): 104698. https://doi.org/10.1016/j.respol.2022.104698
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