Ahmed Faouzi

Ancien ambassadeur. Chercheur en relations internationales.

Rafles et déportations le jour du sacrifice

Le 26 juin 2023 à 14h09

Modifié 26 juin 2023 à 14h54

À chaque fête du sacrifice, Aïd Al-Adha, les Marocains se remémorent douloureusement ces moments difficiles qu’ont vécus leurs concitoyens résidant en Algérie lors d’un décembre froid de l’année 1975. Les rafles et les déportations massives de 350.000 personnes expulsées, manu militari, vers le Maroc, nous ont, à ce jour, marqués. Personne ne s’attendait à voir le colonel Houari Boumediene, président de l’Algérie, commettre un acte aussi irréfléchi qu’irréparable, à l’égard du pays d’où il mena son combat de libération.

Alors que la fête du sacrifice débutait, les forces de l’ordre et les militaires algériens étaient déjà à l’œuvre. Munis des listes des personnes identifiées, ils les déportèrent vers la frontière marocaine. Des enfants furent arrachés à leurs écoles, à leurs voisins et à leur environnement. Des couples maroco-algériens furent séparés sans tenir compte de leurs vies familiales. Des milliers de personnes se retrouvèrent, du jour au lendemain, démunies et expulsées vers le Maroc.

Boumediene, qui assuma pleinement cet acte, voulait ainsi manifester sa colère en signe de représailles à la Marche verte. Cette initiative a pris tout le monde de court, Espagnols comme Algériens. Boumediene n’a pas digéré non plus l’accord de Madrid, signé un mois auparavant, qui mettait fin à la colonisation espagnole au Sahara. Il aurait espéré, comme les Espagnols du reste, créer un État à sa solde, et couper le Royaume de ses racines africaines, tout en disposant d’un accès à l’Atlantique.

Parce qu’il disposait d’une rente pétrolière conséquente, dans une Algérie révolutionnaire, Boumediene avait cru qu’il ne pourrait dominer la région qu’en affaiblissant le Maroc. C’est cette vision qui continue, malheureusement et à ce jour, d’alimenter l’imaginaire des chefs de l’armée algérienne, persuadés qu’ils sont, que la grandeur de leur pays ne peut se faire qu’au détriment du Royaume.

Pourtant, quelques mois auparavant, lors du sommet arabe tenu à Rabat en octobre 1974, Boumediene tenait un discours de soutien ferme au Maroc et à la Mauritanie pour libérer le Sahara du joug colonial espagnol. "Il n’y a point de problème entre moi et le Maroc. Nous sommes avec le Maroc et la Mauritanie pour la libération du Sahara encore sous domination espagnole", mais également, ajouta-t-il, Sebta et Melilia et toutes les îles encore sous domination.

Que s’est-il alors passé pour que Boumediene change radicalement de position ? L’annonce de la Marche verte y était pour beaucoup. Cette nouvelle donne allait métamorphoser les rapports de force sur le terrain, non seulement avec l’Espagne, mais aussi avec l’Algérie. Parce qu’elle a pu mobiliser et unir le peuple marocain autour de son roi, elle a été l’objet de la furie du président. Punir massivement des civils marocains innocents en les expulsant du pays, en a été un des éléments. L’autre versant a été le soutien massif au groupuscule, embryonnaire à l’époque, que constituait le polisario.

"Double personnage"

Pour appréhender la personnalité complexe de Boumediene, deux témoignages historiques peuvent nous renseigner sur son véritable caractère. Le premier sera le constat de son proche collaborateur et adjoint, le colonel Si Sadek Dehiles, lors d’une scène qui se déroula à Oujda, au Maroc, en 1960, avant l’indépendance de l’Algérie. Le second est relatif aux révélations du journaliste français et directeur du Nouvel Observateur, Jean Daniel. Ce dernier raconta avec détails le comportement de Boumediene quand il entendit l’un des discours de Hassan II lors de la marche verte.

À Oujda, Dihélies s’adressa une fois à Boumediene : "Tu n’es pas fait pour gérer une armée ou un État, et en plus tu n’as jamais participé à la révolution ni tiré sur un soldat français." Boumediene répliqua : "Je suis diplômé de la Zaitouna en Tunisie et je maîtrise parfaitement le Coran." Le colonel Sadek lui répondit : "Nous sommes en guerre contre une armée puissante ; il faudrait plutôt maîtriser les rudiments militaires et non le Coran."

Diheles continua sa diatribe face à Boumediene : "La guerre et les affaires d’Etat sont des problèmes importants qu’il faut confier à des hommes mûrs et compétents, et non à des militaires bornés comme toi. Tu es trop ambitieux, et je sais qui t’a accroché le grade de colonel." Quand Dehiles rencontra plus tard l’écrivain Frantz Fanon, théoricien de la décolonisation et auteur du livre Les Damnés de la terre, celui-ci lui confia que Boumediene était un psychopathe.

"Qu’est-ce qui vous fait dire cela?", l’interrogea Dehiles. Frantz Fanon répondit : "Quand je regarde un homme dans les yeux je sais ce qui se trame au fond de son inconscient. Mon colonel, je vous l’affirme encore une fois en temps que médecin, le colonel Boumediene est un danger pour le peuple algérien et la future Algérie indépendante." Dehiles en informa le président du gouvernement provisoire algérien, Benyoussef Benkhadda, de dégrader Boumediene, mais celui-ci refusa. Après la mort de Boumediene, et lors d’une rencontre avec Benkhadda, Dehiles lui dira : "C’est bien dommage que tu aies hésité." L’ancien président du gouvernement algérien provisoire hocha la tête plusieurs fois en guise d’acquiescement.

Le deuxième témoignage est rapporté par Jean Daniel qui rencontra Boumediene en octobre 1975 au moment de l’annonce de la Marche verte. Il ne cachait pas sa colère, dira le journaliste, quand soudain apparurent les images de Hassan II prononçant son discours. "Le visage de Boumediene s’est métamorphosé, un mélange de sourire nerveux et de fureur crispait son visage. Il s’est levé de son fauteuil et s’est mis à sautiller de façon étrange, un peu hystérique."

"Je ne saurais dire s’il sautait de joie ou de colère", poursuivit Jean Daniel. "Il trépignait comme s’il avait perdu le contrôle de son personnage. Les insultes pleuvaient, j’étais stupéfait. Jamais je n’avais vu un chef d’État dans cet état. Ce n’était qu’un torrent d’invectives de grossièretés et d’obscénités." Le journaliste ajouta qu’il en était abasourdi, d’autant que le Maroc réclamait son Sahara depuis le Roi Mohammed V.

Ces deux témoignages décrivent un Boumediene "ambitieux et psychopathe", selon les propos de Frantz Fanon, et un homme "furieux et hystérique", pour reprendre la description de Jean Daniel. Deux portraits qui se complètent et qui en disent long sur ce double personnage, un Janus à deux visages, dont le pays et le Maghreb traînent encore les affres de ses décisions. C’est lui qui a pris la décision de déporter des civils marocains innocents alors que les lois internationales l’interdisaient.

Ces expulsions arbitraires sont condamnées dans toutes les instances onusiennes. Les États ont l’obligation de ne jamais procéder aux expulsions forcées des populations civiles de leur terre, leur maison, ou des pays où ils vivent. La raison principale est qu’une fois expulsées, ces populations se retrouvent généralement sans abris, démunies et privées des moyens de substances et d’accès aux recours juridiques pour rétablir leurs droits.

Les déportations de civils sont également condamnées parce qu’elles exacerbent les inégalités et les conflits entre les peuples. Elles rendent les concernés plus fragiles et vulnérables, en particulier les enfants, les femmes et les vieux. Plus que cela, chaque expulsion doit être justifiée par une décision juridique pour qu’elle soit contestée au niveau légal. Or les déportations initiées par Boumediene n’étaient motivées que par une décision politique sans base légale réelle.

Les États ont, en outre, l’obligation d’avertir à l’avance le pays destinataire, en lui fournissant les motifs de l’expulsion, et la liste des personnes visées par cette mesure, afin d’assurer leur accueil. Boumediene n’a pas voulu s’attribuer cette vertu. Il n’a pas non plus tenu compte, en guise de reconnaissance, du soutien actif que lui apportèrent, jadis, les Marocains lors de la guerre de libération, quand il vivait parmi eux. Enfin, en tant que musulman, il a failli surtout aux crédos de sa religion, de ne jamais commettre un tel sacrilège, le jour d’une si grande fête religieuse, durant un mois aussi sacré, où le croyant est appelé à pardonner et à partager.

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