Ahmed Faouzi

Ancien ambassadeur. Chercheur en relations internationales.

Les leçons de Henry Kissinger

Le 30 novembre 2023 à 9h20

Modifié 30 novembre 2023 à 9h54

Henry Kissinger, grande figure de la diplomatie américaine, est décédé mercredi 29 novembre à l'âge de 100 ans. Nous republions cette chronique rédigée avant sa mort par Ahmed Faouzi, qui effectue un retour vers les années Kissinger et tire les leçons léguées par ce diplomate américain qui a marqué son temps et le 20e siècle.

Henry Kissinger est sans doute le diplomate américain qui a marqué le plus la politique des États-Unis au 20e siècle, et qui continue à influencer sa diplomatie à ce jour, soit par les concepts et les idées développés en tant que professeur et chercheur en histoire des relations internationales, soit en tant que conseiller et praticien au service de la politique extérieure de son pays.

Kissinger est né entre les deux grandes guerres en Bavière en Allemagne en 1923. Il fuit avec sa famille les affres de la deuxième guerre mondiale et le nazisme pour se réfugier aux États-Unis alors qu’il a juste quinze ans. Il poursuit ses études en sciences politiques à Harvard puis accompagne, comme traducteur, l’armée américaine en Allemagne après sa défaite. Il revient par la suite à la même université en tant que professeur.

Par ses origines européennes, il rejoint d’autres diplomates américains qui ont la même ascendance, comme Madeleine Albright d’origine tchécoslovaque, Zbigniew Brezinski de Pologne, et l’actuel Anthony Blinken descendant d’Hongrois et avec qui il partage le même cursus universitaire à Harvard.

Ambitieux, on le retrouve bras droit du gouverneur de New-York puis conseiller du président à la sécurité nationale en 1969, avant de prendre en charge le ministère des affaires étrangères, ou State Department, de 1973 à 1977. C’est pendant cette période qu’il déploie le maximum de son savoir-faire diplomatique pour servir les intérêts américains. La fin de la guerre du Viêtnam c’est lui, comme l’endiguement de l’Union soviétique ou l’admission de la Chine aux Nations Unis et bien d’autres événements moins heureux.

Intellectuel et homme d’action qui ne recule devant rien, tacticien et stratège, Kissinger appartient aux grands hommes d’État américains qui ont marqué leur époque. Certains historiens le mettent au niveau de l’Autrichien Klemens Von Metternich, dont le rôle fut déterminant pour définir les contours de l’Europe post-napoléonienne lors du congrès de Vienne. Kissinger, qui voyait en lui le modèle, le qualifiait de remarquable manipulateur de l’équilibre des forces.

Kissinger n’a jamais eu de vision romantique des relations internationales. Dans ses livres publiés sur la diplomatie, il voue un respect au Cardinal de Richelieu l’homme qui a pensé la fragmentation de l’Europe centrale pour réduire la menace sur la France et qui a axé son action sur la raison d’État plutôt que sur la primauté des principes.  Il admirait également Otto Von Bismarck qui savait jouer avec cinq balles à la fois selon sa propre expression.

L’histoire est pour Kissinger d’un apport essentiel à la diplomatie. C’est à travers cette méthode de connaissance qu’on peut déployer les bonnes actions extérieures croit-il savoir. L’incompréhension du présent naît fatalement de l’ignorance du passé, et sans étude historique, il ne peut y avoir de compréhension du monde selon lui.

Si on évoque la géopolitique pour comprendre le monde, chez Kissinger cette discipline est certes importante, mais il y ajoute l’histopolitique, nouvelle méthode de comprendre le monde à travers les faits historiques. Le passé correspond à une loi qui devient un critère d’interprétation des relations internationales. L’analyse du présent passe en effet par la recherche sur hier.

Kissinger pense que dans cette banque de données que constitue l’histoire, il est nécessaire de trouver la période historique permanente qui permette de déduire des analogies pour trouver la solution aux problèmes contemporains. Pour lui, l’histoire ne se répète pas, mais offre une source inépuisable dont il faut tirer les leçons, les enseignements et les tendances.

Le diplomate américain s’est toujours considéré d’abord comme historien, puis comme un homme politique. Les deux activités sont loin d’être contradictoires mais plutôt étroitement liées. La connaissance historique, c’est la compréhension des contraintes et des exigences qui permettent de prendre la véritable mesure des défis qui attendent l’homme d’État.

Seules les leçons de l’histoire offrent donc la capacité à surmonter les défis et les difficultés actuels. L’usage systématique de cette méthode déductive et de raisonnement analogique constitue la caractéristique principale de la démarche de Kissinger. Mais comme l’histoire est généralement tragique, Kissinger s’en est forgé une conception pessimiste. Pour certains, cette conception est due à son propres vécu et expériences personnelles dont les affres du nazisme et son exil aux États-Unis.

Cependant si certains historiens s’appuient sur une conception plutôt sombre de l’espèce humaine, où le désir du pouvoir et la lutte pour la suprématie prédominent, le pessimisme de Kissinger ne provient pas de la nature humaine mais bien de l’aspect tragique que revêt l’histoire elle-même. Celle-ci est pour lui une suite sans fin d’espoirs déçus et de combats sans cesse perdus.

De ses réflexions et de sa pratique diplomatique, Kissinger a imposé certains concepts à la politique extérieure américaine. On citera la diplomatie triangulaire, Triangular diplomacy, entre Washington Moscou et Pékin durant la guerre froide. Il a fait aussi de l’équilibre des forces, Balance of power, un concept central et une véritable stratégie politique. De même dans la gestion des crises, il a été l’initiateur de la diplomatie des navettes, Shuttle diplomacy.

Il a pu rénover la diplomatie américaine, en adoptant la politique de détente avec l’Union Soviétique, ou en inventant le concept d’endiguement, containment, pour contenir des pays ennemis dans des frontières sûres. Face aux guerres, il était beaucoup plus favorable à une riposte graduée au lieu de représailles massives. L’impact de la guerre du Vietnam qui a traumatisé les Américains en était certainement pour quelque chose.

Malgré la force qu’il a imprégnée à la diplomatie américaine et l’influence de ses analyses à ce jour sur la compréhension du monde, Kissinger a été aussi l’objet de sévères critiques sur son rôle dans l’établissement des dictatures dans certains pays comme en Amérique latine. On l’accuse d’avoir attisé des conflits qui ont fait des milliers de morts comme au Cambodge de 1975 à 1979 avec les khmers rouges. Il est à ce jour demandé par la justice de certains pays qui veulent l’entendre sur de crimes passés.

Que doit-il penser maintenant de son initiative qui, à l’époque, paraissait louable d’introduire la Chine communiste aux Nations-unies pour contrecarrer Moscou ? Pékin est devenu, en l’espace d’un demi-siècle, une puissance internationale et un réel concurrent qui pourrait bientôt descendre les États-Unis de son piédestal. De tous ces critiques, Kissinger n’en a cure. Les décisions doivent être analysées dans leur contexte pour en saisir le sens.

Les Américains selon Kissinger vivent dans un pays à l’histoire récente. En une génération, ils ont traversé la deuxième guerre mondiale, la guerre de Corée, et la guerre froide. C’est au Viêtnam que le sacrifice se révéla trop insupportable pour eux, et en contradiction avec les valeurs traditionnelles des pères fondateurs. Les positions adoptées, répète-t-il, ont été plus pragmatiques que basées sur des considérations morales. Comme il a toujours privilégié l’histoire pour prendre les grandes décisions, seule l’histoire jugera donc son œuvre.

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