Abdallah-Najib Refaïf

Journaliste culturel, chroniqueur et auteur.

L’éducation du regard

Le 2 février 2024 à 11h21

Modifié 2 février 2024 à 11h21

C’est à partir d’un beau titre d’un roman inscrit dans le réalisme magique que le chroniqueur du temps qui passe remonte nostalgiquement les souvenirs d’un cinéma indien et les titres des mélodrames qui ont enchanté l’imaginaire du jeune public des salles de quartier du Maroc d’hier. Quand l’éducation du regard se fait à partir des images vues et corrige des idées reçues.  

Dans son ouvrage, "Le Dieu des petits riens", l’écrivaine et militante indienne, Arundhati Roy, cite ce slogan brandi lors d’une manifestation : "Un monde différent ne peut être bâti par des gens indifférents". Si l’indifférence est ce sentiment d’une personne qui ne se sent pas concernée, ni touchée par quelqu’un ou quelque chose, un pessimiste pourrait, en ces temps individualistes, soutenir que le monde est ce qu’il a toujours été et de tout temps : toujours le même et sans cesse inchangé.

Mais d’abord ce beau titre : "Le Dieu des petits riens", qui en dit long et sur l’esprit de militance de l’autrice, figure de proue de l’engagement pour les droits de l’Homme, l’écologie et la lutte contre les inégalités dans son pays. Le roman récompensé d’un "Booker Price" et célébré par la presse lors de sa publication en 1997, est en effet un beau récit, classé dans le genre réaliste magique, qui raconte l’histoire de jumeau, Estha et Rahel, que les aléas de la vie et un évènement tragique vont séparer. Mais il rapporte et décrit également les petits riens de la vie au quotidien qui peuvent changer des comportements ou bouleverser grandement le cours d’une vie.

C’est d’abord au beau titre que je me suis fié lors de l’achat de ce roman, il y des années de cela. Je ne savais rien sur cette autrice, mais son patronyme, Arudhati Roy, ainsi que le court résumé en quatrième de couverture, m’avaient intrigué et renvoyé à ce que je savais de son pays d’origine, aujourd’hui le plus peuplé du monde et grande puissance économie. Pas grand-chose, il faut l’avouer, aujourd’hui pas plus qu’hier. De l’inde, on ne connaissait que ses films qui ont bercé l’enfance de cette génération qui a peut-être gardé quelques souvenirs de ces salles obscures et enfumées des "cinémas de quartier." Appellation qui, de nos jours, alors qu’il n’y a plus de cinémas de quartier, ne dit plus rien à personne. Le film "hindi", comme on le nommait, fut la première leçon pour l’éducation du regard (et du reste) des enfants sans images des rues étroites de la médina. Le cinéma, sa magie et ses héros, n’était donc pas uniquement celui des blancs aux yeux bleus, des shérifs étoilés qui tirent plus vite que leur ombre (différents de quelques chérifs de chez nous, infatués de leurs personnes), ni des "visages pâles" ou "Tuniques bleues" massacrant au galop des "peaux rouges", qu’on appelait aussi indiens. Une confusion qu’on a mis du temps à lever dans nos petites têtes d’incultes après avoir appris, sur le tard, que c’est un certain Christophe Collomb qui en fut responsable.

L’Inde, à travers ses mélodrames lacrymogènes et les chorégraphies de ses comédies musicales gorgées de chants et de larmes, a réellement enchanté notre imaginaire. En ce temps-là, les salles de nos quartiers diffusant ces films avaient leurs habitués et autres inconditionnels vantards, prédécesseurs sans doute des cinéphiles verbeux qui hantent les ciné-clubs d’aujourd’hui. Ils nous traduisaient les dialogues --ou du moins le prétendaient-ils-- se disant spécialistes parce ne consommant que du "hindi" en boucle. Comme ils se targuaient aussi de tout savoir sur les us et coutumes de cette contrée, alors qu’ils n’ont jamais ouvert un livre, ni bougé plus loin que le village de Moulay Yacoub, à une vingtaine de kilomètres de la ville. C’est alors que dès qu’un couple court en chantant et en jouant à cache-cache entre les arbres (ce qu’on fait d’ailleurs tout le temps dans ce genre de films), le public, espérant ardemment un échange de baisers (comme dans les westerns et les péplums), s’entend rappeler savamment à l’ordre par l’un de ces "ethno-hindologues" surgi du dernier rang en hurlant à la cantonade : "Wa d’rari, l’hnoud matay t’baoussouch!" (Eh les gars, les Hindous ne s’embrassent pas !).

Puis vint alors ce film hindi parlant darija qui va mettre fin à l’imposture et à la dictature des "spécialistes" et autres traducteurs-hurleurs : "Mangala Al Badawiya". Ses dialogues, chargés d’anachronismes, étaient doublés par des comédiens marocains, grâce aux efforts techniques faits de bidouillage et de trucages sonores du regretté Brahim Sayeh. Ce fou du 7ème Art fut le premier à avoir fait parler la darija à nos héros Raj Kapoor et Samy Kapoor, acteurs que nos "experts" disaient frères, alors qu’ils n’en savaient pas plus que nous sur leur biographie. Sayeh a aussi mis notre dialecte marocain, pour notre grand plaisir amusé, dans les célèbres bouches hollywoodiennes de Kirk Douglas et Tony Curtis notamment dans "Les Vikings" de Richard Fleischer.

D’autres films hindi suivront, tel, "Asadaqa" (L’Amitié), un grand classique qui faisait déverser des torrents de larmes à un public en émoi et où, comme dans le roman de Arundhati Roy, deux frères jumeaux sont séparés par les aléas , la misère et  les "petits riens" de la vie au quotidiens. Mais rassurez-vous, tout va bien se terminer après moult misères et pérégrinations. Tout d’ailleurs finissait bien, mais en larmes puis en sourire, dans ces spectacles de pauvres, vus par d’autres pauvres. Ce qui n’est pas sans nous rappeler ce poème de Paul Eluard qui avait inspiré, là aussi, un beau roman initiatique, Bonjour tristesse, de Sagan : "Adieu tristesse/ Bonjour tristesse/ Tu n'es pas tout à fait la misère/ Car les lèvres les plus pauvres te dénoncent/ Par un sourire."                             

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