El Mehdi Darmouch

Cadre au ministère de l’Economie et des finances

Le contenu économique de l’“option culturelle” d’après Abdallah Laroui

Le 10 mai 2016 à 12h30

Modifié 11 avril 2021 à 2h34

L’essai "le Maroc et Hassan II: un témoignage" de M. Laroui, est une analyse critique du fait sociopolitique au Maroc, essentiellement entre 1958 et 2000. Il s’attache moins à juger les responsabilités qui sclérosent les dynamiques de changement au Maroc que de comprendre et de distinguer (suivant une certaine éthique de l’historien que l’auteur s’impose), les forces sociales qui y sont sous-jacentes.  

Cet effort d’objectivité permet d’entrevoir l’importance de l’"option culturelle"– moderniste– comme la réforme indispensable, à même de pallier nos "déficits structurels". Par rapport à ce choix politique, l’examen secondaire de la responsabilité des acteurs est pour le moins enchevêtré, comme en témoigne le diagnostic du problème de l’éducation et la non rupture des différentes parties prenantes avec la tradition, plaçant le Maroc dans un "confusionnisme voulu".

Il ne s’agit pas ici de restituer une partie des analyses subtiles que M. Laroui apporte aux enjeux politiques ayant caractérisé cette période, mais de présenter la partie suggestive de sa réflexion, ayant pour objet les possibilités d’action des structures sociales, en corrélation avec le rôle de l’Etat, qui donne parfois l’impression que l’auteur s’abandonne à des digressions nécessaires, pour faire échapper son texte aux déterminismes factuels et aux déceptions qu’ils renferment. D’ailleurs, cette partie suggestive est reprise par les dernières pages du livre sur une note plus revendicative: "Notre jeu est à somme nulle. Pourquoi ne pas essayer celui des autres?".

Rationalité économique

Dans son article paru à Libération (juillet, 2000), M. Laroui pose les termes d’un choix moderniste affirmé, qui tranche avec celui du juste milieu, qui a longtemps prévalu: "Le libéralisme est un système cohérent de pensée et d’action, co-extensif avec la modernité et qui n’est efficace que s’il est adopté en totalité. Décider de restreindre son champ d’application à l’économie ou même à l’échange seul, est le moyen le plus sûr de le rendre inopérant". L’Etat libéral, soit notre modèle de prétention, qui vise la création des richesses, doit diffuser la culture, motivant le cycle intégral des opérations économiques qui commence par la production (culture de l’effort et l’entreprise) et s’entretient par la consommation et l’épargne. L’Etat libéral "faillirait à sa mission s’il laissait se répandre ou pire s’il encourageait une culture de l’ostentation, de l’oisiveté, de l’irrationnel. Ceux qui s’étonnent de l’alliance entre tenants du vieux savoir et diplômés des universités modernes oublient ce qu’ils ont en commun, le mépris des lois de l’économie. Ils sont pour la consommation sans contrepartie, la dépense sans obligation de produire".

Il se trouve que la rationalité économique, telle qu’elle a été présentée par les économistes classiques et critiquée plus tard pour certains biais cognitifs ou pour des considérations éthiques, continue à supporter la condition culturelle à la base des opérations économiques les plus satisfaisantes pour les agents qui en sont à l’origine, y compris l’Etat. La rationalité économique, la maximisation de son intérêt personnel sous contrainte et le développement des motivations éthiques, s’apparente, pour les deux aspects, à la rationalité cartésienne, basée sur les catégories du clair et du distinct, précisément parce que la contrainte des agents économiques impose des limites et engage des contreparties.

De ce fait, l’"option culturelle" favorise la vulgarisation des lois de l’économie, impliquant une remise en cause de "l’in-distinction, caractère des sociétés archaïques (…)". En effet, "la confusion entre le profane et le sacré, le salaire et le don, le travail et le bricolage, stérilise l’imagination, impose la langue de bois et fait croire qu’il n’existe pas de choix douloureux". La langue de bois, par exemple, est l’explicitation de l’esprit positif au détriment de l’analytique.

Etat modeste, Etat moderne

L’Etat, comme agent économique, ne serait pas moderne s’il n’est pas modeste. Il doit limiter ses compétences pour s’occuper de l’utile et laisser à la société (civile) ce qui n’est pas du ressort de l’utile, car "le libéralisme est fondé sur la distinction entre les faits et les valeurs, la pratique et l’idéologie, il n’est pas là pour rendre les hommes vertueux ou heureux, mais pour permettre à chacun de tirer le meilleur parti des richesses qu’il encourage d’acquérir". Dans cette limite, l’Etat devient redevable, car ses tâches sont identifiables et quantifiables.

L’Etat moderne et de droit n’est pas qualifiable par un contenu déterminé de valeurs, c’est une forme pure et neutre. Bien que cette institution transcendantale à la Rawls ne soit pas une forme acquise, elle doit, néanmoins, constituer la tension qui oblige l’action étatique ou publique.

Dans ce sens, M. Laroui montre l’ancrage historique de notre habitude à confondre action publique et revendication, qui renvoie à une vision archaïque de l’Etat, qu’il appelle "l’utopie islamique". A sa suite, toute la classe politique marocaine tend naturellement à "exiger que le souci d’un gouvernement soit de répondre à la demande sociale (…) ce qui ne peut que renforcer l’esprit de la dépendance et de la servitude". Toutefois, s’il s’avère nécessaire de prendre en charge les services sociaux de base, les transactions publiques doivent les soumettre à un calcul économique, visant leur viabilité.

Liberté et action

Mais l’ouverture de l’Etat sur l’utile veut dire en substance effort de valorisation des facteurs de production, en l’occurrence le capital humain. Non pas seulement que le travail est la seule richesse dont dispose le Maroc, mais c’est la seule richesse extensive et durable, dans la mesure où il est susceptible d’incorporer les attitudes comportementales, propres à l’innovation économique.

Il est, en effet, restrictif d’assimiler le travail à n’importe quelle autre ressource économique et de relier sa valorisation à sa qualification, entendue comme adaptation à l’environnement des métiers. Le capital humain n’est jamais assez productif ni indépendant, s’il ne se présente que dans un rapport instrumental par rapport à la production, comme un output déterminé et constant.

La productivité du travail doit donc être recherchée pour elle-même: le capital humain est une fin en soi. D’où l’intérêt de l’"option culturelle", qui représente un point de vue plus large, puisqu’elle introduit pour l’individu d’autres objectifs et valeurs qui dépassent ce qu’il peut accomplir dans le cadre des possibilités actuellement offertes (c’est le sens de la distinction que l’économiste Amartya K. Sen fait, respectivement, entre bien-être et action). L’aspect "action" s’intéresse ainsi de façon complète à la personne en tant qu’"acteur".

Dans son livre "On Ethics and Economics ", Sen accorde, en effet, la valeur non seulement à ce que la personne accomplit, mais aussi à sa liberté, pour sa propre importance, au-delà de la valeur de l’état d’existence réellement atteint.

Toutefois, la connaissance de soi, l’appropriation de son destin, "l’apprentissage du réalisme et de l’objectivité" sont rarement acquis par la trajectoire individuelle.

C’est encore l’intervention de l’Etat au niveau collectif qui peut faire la promotion d’une "éducation d’un genre nouveau", sinon, "l’innovation la plus récente sert à renforcer la tradition". C’est dire combien la reproduction différenciée de la tradition pourrait rendre stérile les avantages transférés à moindre coût par l’ère de la mondialisation. Car au lieu de faire valoir d’autres façons d’être et de faire, de nature à augmenter le pouvoir d’action de l’individu, la technologie fait perpétuer et accélérer les mêmes schémas culturels contrariants.

En conclusion

Si le pouvoir redevable, à savoir le gouvernement et le parlement qui l’investit et le contrôle, en tant qu’institutions performatives et organisations qui accomplissent des transactions, se charge de l’utile, M. Laroui propose d’attribuer à la monarchie l’arbitrage dans le domaine des valeurs, "là où tout compromis est perçu comme une compromission", afin qu’elle puisse "remplir convenablement son rôle de symbole et de garant du pacte national, d’antidote à tous les poisons de guerre civile(…)".

En elle-même, l’"option culturelle" n’est vraiment pas un choix, mais une nécessité, en raison du contact inévitable avec la modernité et de l’impératif de la compétitivité. Il n’en demeure pas moins qu’elle découle d’un choix politique. La perspective étatiste de M. Laroui tranche radicalement avec les thèses basées sur l’identité et les spécificités et avec celles qui attribuent au marché la capacité exclusive de diffuser les valeurs libérales. Toutefois, il n’est pas évident que l’"option culturelle" soit portée par l’Etat et qu’une institution transcendantale, neutre et procédurale, soit atteignable, sans être constamment lestée par les forces sociales dominantes[i].



[i]C’est ce qui se passe dans la théorie des choix, lorsqu’il existe plusieurs objets de valeur. L’une, de manière à aborder le problème, pour le cas de la politique des pouvoirs institutionnels, consiste à examiner les compromis adéquats et à décider si, tout compte fait, une combinaison éventuelle d’objets de valeur est supérieure à une autre. Cela suppose de résoudre les conflits, avant de prendre des décisions. Que faire si les conflits ne sont pas résolus? C’est précisément le type de blocage latent que peuvent former les objets de valeur propres aux forces sociales dominantes. Il n’empêche que la décision des pouvoirs institutionnels, à un stade donné, doit nécessiter une résolution sans ambiguïté ou à la limite, partiellement justifiée.


 

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