Abdelmoughit Benmessaoud Tredano

Directeur de la Revue marocaine des sciences politiques et sociales

L’arabo-musulman et le migrant: la caricature de trop

Le 19 janvier 2016 à 12h58

Modifié 11 avril 2021 à 2h34

Dans sa dernière livraison, le nouveau directeur de Charlie Hebdo a commis une caricature de mauvais goût, ignoble et ignominieuse… La reine de Jordanie a répondu avec calme et intelligence par une autre caricature montrant par celle-ci la hauteur d’esprit d’une personne qui fait la différence entre l’art et le caniveau.

Que signifie cette nouvelle provocation?

Les attentats commis en Europe et ailleurs, dans ce contexte de terreur et de chaos généralisé du Moyen-Orient, ont été mal appréhendés et insuffisamment expliqués pour ne pas dire largement instrumentalisés par plus d’un.

La liberté d’expression, le terrorisme et le sacré

Peut-on tout dire? Certains disent que oui. La liberté est un absolu en démocratie et on ne doit pas poser de contraintes à la liberté; celle du blasphème en fait partie.

A l’appui de cette thèse, on agite la formule de Voltaire. Voltaire aurait dit "Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’au bout pour que vous puissiez le dire", même si certains soutiennent que Voltaire n’aurait jamais prononcé cette formule. Dans le même sens, Beaumarchais, dans le Mariage de Figaro, disait "…sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur".

En revanche, d’autres soutiennent que la liberté ne peut qu’être relative et comme le stipule la Déclaration des droits de L’homme et du citoyen dans son article 4, "La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui…".

Avec concision et une profonde lucidité, le grand Edgard Morin soutient: "…Il y eut problème au moment de la publication des caricatures. Faut-il laisser la liberté offenser la foi des croyants en l’islam, en dégradant l’image de son Prophète ou bien la liberté d’expression prime-t-elle sur toute autre considération? Je manifestais alors mon sentiment d’une contradiction non surmontable, d’autant plus que je suis de ceux qui s’opposent à la profanation de lieux et d’objets sacrés. »

Tout est dit. La question est une affaire d’équilibre et de contexte.

Les deux temporalités et le schisme Orient/Occident

Il n’est pas question de justifier ni d’excuser qui que ce soit, mais d’essayer de comprendre ces agissements, même s’il s’agit d’actes aussi inhumains que condamnables. On reproche aux musulmans intégristes leur islam intolérant, sanguinaire, excluant…

La lapidation, la polygamie, l’enfermement de la femme dans son voile ou sa burqa et la décapitation (ce qui est vrai) provoquent l’effarement de l’Occident. Ce sentiment est exacerbé par la passivité des pays arabo-musulmans pour entreprendre les réformes nécessaires; la coexistence de deux visions, de conceptions et de perceptions de la foi, de la vie et du monde s’explique, en partie, par un certain chevauchement entre deux temporalités.

Pourquoi un tel décalage historique?

En plus des raisons historiques (qui expliquent en partie le retard du monde arabo-musulman), il importe de souligner l’absence de projet de société – les dirigeants ont plutôt un projet de pouvoir – et la faillite du système éducatif dans ces pays.

Selon une étude publiée en 2013, le citoyen du monde arabe consacre à peine 6 minutes à la lecture par an! Quand dans le monde développé, on passe plus de 200 heures soit 12.000 minutes [1] dans la lecture!!!

Dans un documentaire fort intéressant, intitulé "lorsque le monde parlait arabe", deux Egyptiens, sous le pseudonyme commun de Mahmoud Hussein [2], montrent les causes d’un tel décalage; la matrice qui traverse ce documentaire peut être déclinée de la manière suivante: le monde arabe a entamé son déclin lorsqu’il a arrêté de philosopher, le monde occidental a commencé à émerger lorsqu’il a commencé à douter, c’est-à-dire à philosopher.

Mais pourquoi les dirigeants occidentaux et leurs élites n’intègrent-ils pas intellectuellement l’existence de ce fossé culturel, cultuel (absence de séparation entre le religieux et le politique) et politique, qui explique mais ne justifie pas ces dérives, qui restent encore minoritaires? Elles risquent de prospérer si les pays occidentaux n’abordent pas leurs rapports avec ce monde avec toute l’intelligence et la clairvoyance qui s’imposent.

Rappelons par ailleurs que le registre de l’Occident n’est pas blanc comme neige…

Faire cette incursion historique courte n’est nullement une sorte de revanche sur l’histoire, mais pour comprendre le présent et surtout pour relativiser cette dérive islamiste dans l’Histoire longue, il faut connaître le passé…

Il importe de le faire, parce il y a une histoire à réécrire et une autre à décoloniser…

Les guerres de religion

Les chrétiens ont, au moment où la civilisation arabo-musulmane brillait de tous ses éclats sur le monde, initié les guerres de croisade pour libérer, au nom de la religion, un lieu sacré, à savoir Jérusalem. 

Au nom de la même religion, on a instauré l’Inquisition en Espagne et ailleurs…

C’est ce même Occident qui a procédé à l’esclavage, à la colonisation d’une partie du monde avec tous les effets destructeurs des sociétés de ces pays. Ce même Occident qui a fait les deux guerres les plus meurtrières dans l’histoire de l’humanité et c’est lui -USA- qui a usé à deux reprises de la bombe atomique… La liste est longue.

Autre question qui mérite d’être posée: pourquoi un tel acharnement sur l’islam?

Sans tomber dans la théorie du complot ou de la victimisation, arguments souvent ressortis par tous ceux qui cherchent à créer ce choc entre l’Occident et l’Orient, il n’est pas inutile de rappeler certains faits et écrits allant dans ce sens.

En effet, depuis la parution des "versets sataniques" de Salman Rushdie (1988), il n’y a pas une année où on ne relève pas un fait ou un écrit insultant, voire ignoble, sur l’islam et les musulmans.

Voici quelques perles, sans exhaustivité:

En 2004, le scandale des photos de la prison d’Abou Gharib à Bagdad ne pouvait que susciter le ressentiment des Arabes et des musulmans à travers le monde. Les caricatures du journaliste danois Flemming Rose, publiées, en 2005, sur le prophète  ont provoqué une colère générale dans le monde arabo-musulman. En 2006, un petit professeur de philosophie, du nom de Robert Redeker, exerçant dans un Lycée à Toulouse, commet une tribune dénonçant "la violence de l’islam".

En Italie, l’égérie de l’islamophobie italienne, Oriana Fallaci, commet, des années durant, des pamphlets contre l’islam, qui ne trouvent d’équivalent nulle part. En 2012, des soldats américains –encore eux– "pissent" sur des cadavres de Talibans et d’autres brûlent quelques exemplaires du Coran en Afghanistan. Tout récemment, des auteurs français tels Michel Houellebecq, (Soumission, Roman) Éric Zemmour (Le Suicide français, Essai) développent la théorie du remplacement pour ne pas dire de l’invasion des musulmans.

Enfin, les caricatures, anciennes et récentes, de Charlie Hebdo bouclent la boucle. Après un tel déferlement, peut-on encore s’étonner de réactions violentes observées, ici et là, après chaque provocation? Comment peut-on expliquer ce cycle infernal? Sans souscrire à l’idée de la grande conspiration, cette concomitance et succession de faits depuis au moins 20 ans ne peuvent pas nous laisser indifférents.

La population de culture musulmane, arabe, africaine et asiatique, devenue nombreuse et visible commence aussi à déranger par la qualité de ses membres. Certains sont devenus députés, maires de grandes villes (Rotterdam) [3],ministres et hauts cadres dans différentes administrations et entreprises en Europe.

Peut-être. Une explication? Tout doit être fait pour discriminer, discréditer, marginaliser cette population et la malmener à cause de son appartenance ethnique et/ou religieuse. A qui profite une telle situation? Suivez mon regard.

Si le retard historique des sociétés arabo-musulmanes et la marginalisation d’une grande partie de la population musulmane –non éduquée– dans certains pays d’Europe et la géopolitique internationale expliquent, en partie, ces dérives, on ne peut pas ne pas voir que certains groupes et lobbies profiteraient de l’image ternie de l’islam et des musulmans. 


[1] Ali Laidi, Un enfant Arabe lit seulement 6 minutes par an!, Direct.Info., 24 mars 2013

[2] Il s’agit en fait de Bahgat Elnadi et Adel Rifaat. Ce documentaire a été réalisé par Philipe Calderon en 2001; il mérite d’être programmé dans toutes les écoles et institutions de formation et surtout religieuses.

[3] Il s’agit de M Ahmed Aboutaleb. Ce Marocain de naissance, et d’autres nombreux en Europe et en Amérique du Nord, constituent des exemples à suivre; même si ce dernier a eu un propos sévère à l’égard des musulmans, après les attentats de janvier à Paris: "Si vous n’appréciez pas la liberté de vivre en Occident, faites vos bagages et foutez le camp!" Ce propos n’infirme pas l’idée que la présence importante et de plus en plus qualitative de la population musulmane interpelle certains dirigeants en Europe et une partie de son élite, qui ne voient pas d'un bon œil cette présence, même si une partie de cette population est plus bénéfique que problématique pour les pays d’accueil.

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