La quête de légitimité dans les contextes musulmans : Un drame en quatre actes (III)

Le 30 mai 2013 à 14h17

Modifié 10 avril 2021 à 4h03

Les formules qui incarnent la légitimité politique sont forgées à des moments spécifiques de l’histoire. Comme si, en quelque sorte, il se produisait des « plis » dans le temps de l’imaginaire social, pour reprendre le langage de la théorie de la relativité. Des plis qui demeurent et qui présentent le plus grand intérêt pour celui qui veut comprendre la configuration de l’imaginaire politique d’une société. La notion de légitimité est familière aux sociologues. Nous ne nous attarderons pas sur les définitions et les analyses que lui ont consacrées les spécialistes. Nous l’entendons ici comme une croyance que les membres d’une société partagent (de nos jours, nous dirions la population d’un pays), ce qui suppose qu’une espèce de consensus est atteint, souvent fondé sur la manière dont les conflits passés ont été résolus ou dépassés. L’idée de présenter la quête de légitimité dans les contextes musulmans comme un « drame en quatre actes » vise à souligner certains tournants essentiels de l’histoire, qui ont contribué à donner aux aspirations des populations des formes particulières. Des formes que nous devons avoir à l’esprit pour comprendre les développements actuels. La première chronique a été consacrée à l'Acte I, celui des moments fondateurs, qui ont vu la naissance de la religion islamique et d’une forme de vie politique qui en aurait découlé, à savoir les premières décennies de l’histoire des musulmans, d’abord sous la direction du Prophète et ensuite sous la règne de ses Compagnons proches. La seconde a été consacrée à l’Acte II, celui qui voit la naissance des premières dynasties, omeyyade puis abbaside, avec la naissance d’un couple qui va traverser les siècles : d’un côté, les détenteurs du pouvoir temporel, militaires et/ou politiques, de l’autre les savants, maîtres dépositaires de la norme islamique. C’est là que nous assistons à la naissance de la shari’a, indépendamment des pouvoirs en place. Cette première séparation était-elle une forme précoce de sécularisation ? Voici l’Acte III. Le compromis qui s’est forgé au cours du siècle ou siècle et demi qui a suivi la Fitna Kubra, s’est maintenu pendant plusieurs siècles, jusqu’à devenir intimement associé à l’idée de l’islam comme système politique. Les chefs militaires (« les gens de l’épée ») et les clercs religieux (les « gens du calame » ou du livre) ont émergé comme deux catégories sociales séparées, ayant chacune un rôle déterminé, entretenant entre elles des relations de coopération, de connivence ou de concurrence pour le contrôle de la ‘amma, du public que constituaient les masses musulmanes. Le système supposait l’énonciation, par la classe des clercs religieux ou hommes de savoir, d’un certain nombre de principes qui permettent de « légitimer » dans une certaine mesure, mais dans une certaine mesure seulement, l’acquisition du pouvoir par la force, par des aventuriers politiques. Certains ‘ulama sont allés jusqu’à dire : « Quiconque s’impose, doit être obéi ! » (Man qawiyat shawkatuhu, wajabat ta’atuhu). Il y avait tout de même, derrière cette attitude d’apparente passivité à l’égard de tout pouvoir de fait, une espèce de condition implicite mais impérieuse : le pouvoir politique, tout pouvoir politique, était censé accepter la loi suprême de la société, laquelle ne dépendait pas de lui[1]. Stabilité et rotation du pouvoir Après la dissolution des grands empires omeyyade et abbasside, les territoires à majorité musulmane ont connu une extrême fragmentation politique. Les entités politiques se faisaient et se défaisaient constamment. Elles étaient de taille et de durée très variables : certaines étaient l’équivalent de petites principautés, d’autres avaient la taille d’empires atteignant ou approchant le statut de puissances mondiales. L’historien Hodgson (encore une fois) signale que les trois grandes puissances du monde, à la veille du XVIIIe siècle, étaient les empires « canonniers » (dotés de puissantes artilleries), tous trois musulmans : l’Ottoman à l’ouest (Proche–Orient et Balkans), le Qajar au centre (Iran) et le Mughal à l’est (sous-continent indien). Rien ne semblait pouvoir troubler cet équilibre ou, si l’on veut dire, cette mécanique qui, en même temps qu’elle assurait une réelle stabilité sociale, permettait une rotation au pouvoir d’élites politiques aux profils similaires. Ibn Khaldun est celui qui a proposé une description intéressante de la manière dont cette «roue de l’histoire» tournait, sans affecter le compromis de base ou modus vivendi entre théologiens et potentats, sous l’emblème de la shari’a comme norme suprême de la société. Même les vagues d’envahisseurs externes ont été soit absorbées (comme les Mongols) soit repoussées (comme les croisés européens) par le système et ont fini par se dissiper sans laisser de trace durable, sans affecter le système dans son mode opératoire. Il est vrai que l’impression dominante était celle d’une extrême précarité de l’ordre politique et social, précarité qui, du reste, le marquait même sans l’intervention de forces extérieures. Aucune pression extérieure n'arrive à affecter le système politique jusqu'au XIXè Au tournant du XIXe siècle, une nouvelle série d’invasions a commencé et s’est révélée être de nature différente, et avoir des conséquences bien plus importantes. L’arrivée des Européens à divers endroits du monde musulman allait apporter, entre autres choses, une découverte majeure en ce qui concerne la légitimité politique et le moyen de l’atteindre au niveau du fonctionnement réel de la société, pas seulement comme idéal ou pensée spéculative. C’est comme si la forme de vie qui correspondait le mieux à l’idéal de communauté morale que les musulmans avaient désespéré de retrouver dans leur histoire, avait été atteinte ou approchée par d’autres, qui avaient emprunté des voies, des moyens des langages différents, inconnus. Après le choc créé par la découverte de la puissance militaire et technique acquises par les Européens, qui en faisait des envahisseurs d’un autre type, vient la découverte, faite par les premiers voyageurs musulmans en Europe, que les Européens semblaient avoir réussi là où les musulmans avaient failli, qu’ils avaient pu créer une forme de vie politique et sociale qui constituait une meilleure approximation de la communauté morale que les musulmans avaient rêvé de mettre en place et de maintenir.  L’un des voyageurs qui ont exprimé des impressions de ce genre était Rifa’a Tahtawi (1801 – 1873), un clerc religieux égyptien envoyé à Paris entre 1826 et 1831 pour accompagner un groupe de jeunes militaires placés auprès d’écoles françaises. Dans le même temps se déroulait un processus, également influencé par le genre de relations qui s’étaient établies avec l’Europe. Il consistait à mettre en forme moderne les dispositions de la shari’a pour en faire un code juridique comparable aux codes que les pays européens venaient d’adopter. Un tel alignement n’était pas fait selon une dynamique interne, visant à se doter de dispositifs adaptés aux exigences du temps. Il était dicté plutôt par des puissances européennes qui imposaient une pression constante en vue de réorganiser les institutions et systèmes des sociétés musulmanes dans un sens qui favorise leurs intérêts et leurs façons d’agir. La codification de la shari’a apportait des changements qui allaient bien au-delà d’une simple mise en forme[2]. Au lieu d’être un ensemble de principes et d’interprétations auxquels le juge devait se référer pour fonder son jugement, ce qui suppose une compétence particulière et une attitude empreinte (en théorie du moins) de piété, elle est devenue tout simplement un « catalogue de prescriptions » figées, que tout administrateur ou bureaucrate, en principe, pouvait appliquer. Au lieu d’un système de normes établi, développé et mis en œuvre par une catégorie de clercs religieux indépendamment de l’Etat, elle devient un ensemble de règles définies par l’Etat, qui permettent à l’Etat (et non à la société représentée par ses chefs religieux) de gérer les affaires sociales de la population. Certains ont décrit ce processus comme une étatisation du droit. Une telle transformation a également conduit à une conséquence imprévisible à l’époque où les changements ont été introduits : l’idée, ou plutôt l’illusion d’optique, qu’un tel code était l’expression directe, formelle des commandements que le Créateur aurait intimé aux musulmans d’appliquer. Ainsi, la sacralisation de la shari’a comme voie divine opposable aux méthodes des potentats a été transférée par certains aux codes juridiques rédigés par les Etats musulmans aux XIXe et XXe siècles. Au terme de ce «troisième acte»,on peut dire que l’idée de légitimité dans les contextes musulmans est affectée de deux façons notables, l’une résultant de la fascination éprouvée par certains penseurs musulmans pour les formes et institutions européennes, où ils ont vu une meilleure approximation de l’idéal de communauté morale que l’islam aurait proposé, l’autre dérivant d’initiatives prises successivement par les Etats musulmans pour codifier la shari’a et en faire un manuel comparable aux manuels de gestion administrative produits pour d’autres secteurs que l’Etat prenait en charge. Le « compromis de l’âge classique », celui où la shari’a est considérée comme l’emblème du pouvoir légal (le pouvoir pleinement légitime étant considéré comme hors de portée) est remis en question de deux façons : du côté des penseurs, qui tentent de trouver dans l’héritage islamique les références qui leur permettent de s’approprier des institutions forgées en Europe (code switching, pour employer une expression proposée par un chercheur contemporain[3]). Ainsi par exemple ont-il trouvé que démocratie avait son équivalent dans la notion de shura. Du côté des pouvoirs en place lesquels prenant les formes d’Etats modernes, étendent leur contrôle à des aspects de la vie des populations qui leur avaient échappé jusqu’alors, et adoptent pour ce faire, les méthodes et outils caractéristiques des Etats modernes, à savoir des codes abstraits qui définissent des procédures impersonnelles. Le code switching, selon l’auteur de cette expression, l’idée de reformuler les idéaux modernes dans des termes empruntés à l’héritage islamique, aurait échoué parce que les Européens auraient rejeté l’identification d’institutions et formes qu’ils considéraient leurs avec des repères ou des concepts appartenant à l’héritage des musulmans. La conséquence est que les musulmans – au niveau des masses populaires - n’ont pas réussi à s’approprier pleinement les formes et valeurs modernes, telles que démocratie, droits de l’homme, constitutionalisme, libertés politiques, égalité des sexes etc. En même temps, dans certains cercles au moins, ils en seraient venus à voir dans les « catalogues de prescriptions », la shari’a codifiée selon le modèle des textes de loi européens, produits par les Etats modernes l’expression même de leur héritage en matière de valeurs suprêmes et de modèles de règles pour un gouvernement islamique légitime. Des observateurs extérieurs aux sociétés de musulmans ont vu là les indices de quelque chose de très remarquable : le fait que les sociétés musulmanes seraient imperméables aux idéaux politiques modernes, qu’elles auraient leurs propres valeurs, leurs concepts politiques, complètement différents des principes et idéaux qui ont émergé en Europe. Les musulmans, en bref, auraient, pour employer l’expression proposée par un chercheur contemporain, leur propre langage politique[4]. Selon ces observateurs, des élites formées en Europe (ou ayant reçu une formation de type européen) auraient tenté d’imposer, au sein des Etats modernes qui se mettaient en place, un langage politique moderne. Ces élites, ayant atteint l’âge de la retraite, seraient en cours de remplacement par d’autres, appartenant aux générations suivantes et plus « à l’écoute » des façons de voir et de penser qui prévalent dans leurs sociétés. Elles parlent donc le langage politique que comprennent les masses de leurs pays, et sont en mesure de prendre le pouvoir aussitôt qu’une brèche est ouverte dans les systèmes despotiques qui s’étaient emparés des appareils de l’Etat. Ces observations, comme on le voit, figent les sociétés musulmanes dans un état particulier, et leur attribuent un « langage » spécifique qui les ferait vivre dans un monde à part, bien à elles. Le plus fervent représentant de cette manière de voir est Bernard Lewis, dont le quotidien al Sharq alAwsat vient de publier un entretien où il réitère qu’on ne comprend rien au monde arabe quand on n’adopte pas ses « propres » concepts[5]. Ces conclusions, quel que soit le mérite qu’on peut leur reconnaître, sont démenties par les faits qui se produisent dans ce que nous appelons le « quatrième acte ». [1]En fait certaines des grandes secousses qui agitaient la société périodiquement, étaient justifiées par le refus de taxes autres que celles définies par la shari’a. L’Etat, en ces temps-là, avait les plus grandes difficultés à assurer son financement, du fait que les populations étaient très réticentes à accepter toute imposition qui ne trouve sa justification dans la shari’a. [2]“ [...] codification in a modern legal system cuts the shari‘a off from its traditional locus which gave it its specific character. [...] in theory, the qadi arrived at a judgement with reference to principles and interpretations rather to generalized codes. His judgement was final and not subject to appeal. It is accepted, of course, that he may have been in error. But as long as he had honestly striven to arrive at a judgement to the best of his ability, then he was not ruled to have departed from the path of virtue.”Sami Zubaida: Law and Power in the Islamic WorldLondres ; IB Tauris, 2003, p. 134 [3]Reinhard Schultze, A Modern History of the Islamic World, 2002 [4][4]Bernard Lewis, The Political Language of Islam. Chicago: University of Chicago Press, 1988 [5]http://www.aawsat.com/details.asp?section=4&issueno=12536&article=722119&state=true#.UVWodxwqww    

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