Nezha Lahrichi

Administratrice indépendante BOA Group BMCE, ex-présidente du Conseil national du commerce extérieur, ex-conseillère du Premier ministre

La monnaie numérique publique : une étape complexe mais inéluctable

Le 26 juin 2023 à 13h46

Modifié 26 juin 2023 à 15h57

BAM a organisé le 19 juin 2023 une table ronde de haut niveau sur les monnaies numériques de banque centrale "rôle du secteur public dans la monnaie et les paiements : une nouvelle vision" avec la participation de la directrice du FMI et de nombreux Banquiers Centraux. Nezha Lahrichi...

La révolution numérique, une révolution des pouvoirs, n’a épargné aucun domaine. Les crypto monnaies développées par des acteurs privés constituent un défi pour les banques centrales gardiennes du pouvoir monétaire des Etats. Cette monnaie privée est d’abord décentralisée, c'est-à-dire qu’elle n’est pas contrôlée par un seul organisme central mais basée sur la technologie des registres distribués (TRD), la blockchain en est une application spécifique.

La monnaie privée est ensuite incomplète car elle ne remplit pas les trois fonctions de la monnaie ; si elle est un moyen d’échange et de réserve de valeur, elle n’est pas encore une unité de compte ce qui la rend différente de la monnaie classique. Certes, elle est considérée par les banques centrales comme un actif parmi d’autres mais il n’en reste pas moins qu’elle empiète sur le monopole de la frappe de monnaie par l’Etat.

La multiplication des crypto monnaies inquiète surtout si elles se développent par les Big Tech qui ont déjà lancé des moyens de paiement numériques comme Google pay en 2011 et Apple pay en 2014 ; ils ont connu un grand succès à la faveur du commerce en ligne et des réseaux sociaux. L’alerte a été donnée par Facebook (devenu Meta) en dévoilant le projet de création du Libra qui consistait à émettre un crypto ancré sur plusieurs monnaies (stable coins) ; le grand risque est que le Libra, même corrigé et rebaptisé Diem, aurait potentiellement concerné plus de 2,5 milliards d’utilisateurs n‘eut été le blocage réglementaire.

L’enjeu des crypto monnaies va au-delà de la règlementation et des risques de conformité, blanchiment d’argent et financement du terrorisme. Il concerne la question de la concurrence de la création monétaire par le système bancaire.

La réponse est apportée par le projet de création d’une monnaie numérique publique et le lancement de la réflexion sur les Monnaies Numériques des Banques Centrales (MNBC). Celles-ci utilisent également les TRD ou DLT (Disributed Ledger Technology) des technologies qui incluent un registre décentralisé, distribué et transparent qui enregistre toutes les transactions effectuées par les utilisateurs sans passer par une autorité centrale. Dans le contexte de ces technologies, la tokénisation est le processus de conversion de la monnaie en un jeton numérique (token) qui est la représentation numérique de l’actif sous-jacent. Soulignons que ce processus peut concerner d’autres actifs : actions, obligations, biens immobiliers, œuvres d’art, crypto monnaies etc. Il s’agit d’une monnaie qui se propose de remplacer les billets de banque qui remplissent des conditions uniques et prisées : acceptation, confidentialité et anonymat.

La quasi-totalité des banques centrales ont engagé un processus de réflexion sur la conception et le mode de fonctionnement des NMBC. Au-delà de la réaction à la multiplication des crypto monnaies, chaque pays, en fonction de la structure de son marché, s’interroge sur la façon de répliquer à la dynamique d’innovation en cours.

Bank Al-Maghrib s’inscrit pleinement dans cette dynamique comme en témoignent ses initiatives. En effet, BAM a constitué des groupes de réflexion sur l’émission de MNBC avec l’implication d’organisations internationales dont le FMI et la BRI et des groupes de réflexion ad hoc avec d’autres banques centrales et d’autres institutions financières. Il est à préciser que les motivations et les défis différent d’un groupe de pays à l’autre :

-Concernant les économies avancées, la nature des questions est différente ; parmi elles, le rapport de force entre les monnaies qui résulte notamment de la reconfiguration des équilibres commerciaux à l’œuvre depuis quelques années.

La Chine est le premier pays à avoir lancé son e-yuan qui se fait parallèlement à l’objectif de promotion du rôle international du Yuan. Si celle-ci est en marche, elle reste conditionnée par la convertibilité du Yuan. Dans quelle mesure le e-yuan pourrait favoriser l’internationalisation du Yuan ?

Les économies ouvertes se préoccupent également du rôle international de leur monnaie domestique :

1-le Trésor américain est pour un e-dollar qui ne sera émis que dans le système interbancaire (paiements de gros) ce qui conforte le rôle international du dollar.

2-  l’Europe a fait le choix d’un euro numérique pour les paiements en détail et a entrepris une phase d’investigation pour son lancement en 2027. En outre, la Banque de France et la BRI travaillent sur MNBC interbancaire.

Le projet européen vise une internationalisation plus importante de l’Euro qui favoriserait à terme un système monétaire international plus multilatéral. L’objectif est d’atténuer le rôle prépondérant du dollar à l’œuvre à travers la baisse progressive de sa part dans les réserves de change mondiales.

En attendant, l’Europe régule le règlement relatif aux crypto actifs devrait entrer en vigueur en 2024.

Le cas des pays émergents peut être illustré par le Brésil. Le projet pilote pour la création de la version numérique de la monnaie brésilienne est en marche. La plateforme pour le Real Digital rencontre un grand succès à travers la participation de plusieurs institutions sélectionnées et représentant divers secteurs financiers, Visa et Microsoft en l’occurrence. L’encours de la MNBC qui ne sera détenu que par les institutions financières, sera plafonné à l’instar de l’offre fixe du Bitcoin et assurera sa stabilité économique. La version finale est prévue pour 2024.

Pour les pays en développement, les prérequis sont le développement d’infrastructures de connexion et l’atténuation de l’existence d’un secteur financier informel qui pose la question de l’inclusion financière, au cœur des préoccupations des pays africains où la demande pour l’innovation est forte compte tenu de la jeunesse de leur population

Le cas de certains pays africains confirme la détermination des Afriques à explorer le potentiel de la révolution numérique, à tirer profit d’une opportunité historique pour ouvrir les perspectives d’un décollage économique et d’un rééquilibrage social. La faible bancarisation a suscité l’accent mis sur la nécessaire inclusion financière comme préalable à l’usage des NTI et à la digitalisation des paiements. Les régions les plus reculées ont également bénéficié des paiements électroniques grâce au hors ligne.

Le Ghana est l’un des premiers pays d’Afrique de l’Ouest à réaliser une forte croissance des transactions électroniques, lesquels représentent près de 90% des transactions financières du pays. S’en est suivie une stratégie de mise en œuvre de la MNBC qui complète l’objectif de l’inclusion financière par celui de la réduction des délais et des coûts des transferts internationaux. L’architecture du pilote s’articule autour de l’interopérabilité entre la monnaie mobile, le e-wallet, les fintech et les banques mais il faut attendre le règlement de la situation économique du pays pour que le pilote réussi devienne universel.

Plusieurs autres banques centrales ont engagé des réflexions et parfois les premières étapes du lancement des MNBC ; il s’agit, à titre d’exemple, du Nigeria qui a développé la plateforme e-naira qui compte 13 millions d’utilisateurs et de l’Ile Maurice où le processus de conception de la MNBC est en cours, accompagné par des enquêtes de perception.

Chaque pays a sa conception, ses paramètres, son modèle, autant d’éléments qui complexifient le projet du FMI de construction d’une plateforme MNBC mondiale avec une interopérabilité, un principe général qui implique des infrastructures partagées, un cadre juridique unifié et des actifs de règlement communs qui seraient les réserves des banques centrales "tokénisées". L’enjeu cardinal pour cette institution multilatérale est la réduction du coût des paiements transfrontaliers évalués à 45 milliards de dollars récoltés par les intermédiaires. Le défi de cette perspective est la coopération dans un monde fragmenté. Mais le grand défi est de passer de la vision à la réalité, un passage qui suppose une variable clé, la confiance pour dématérialiser l’espèce et réduire le cash. Une confiance à construire en maitrisant les sujets qui risquent de l’ébranler, gouvernance et tous les éléments attractifs de la monnaie fiduciaire qui en font une liberté frappée :  acceptation, anonymat et confidentialité. Une crypto économie et un devenir sociétal dont le temps reste le maître.

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