Nick Witney

Membre politique principal du Conseil européen des relations internationales (ECFR)

Cruelles vérités autour de la puissance douce européenne

Le 30 juin 2014 à 11h30

Modifié 9 avril 2021 à 19h46

À l’occasion du sommet de l’Union européenne sur la défense commune organisé en décembre dernier, le général britannique Nick Houghton a formulé une mise en garde sur le risque de voir les forces armées du Royaume-Uni prendre le chemin de la "disparition.

Une trop faible part d’un budget britannique de la défense déjà restreint serait alloué aux effectifs, a-t-il relevé, et une part excessive consacrée, pour de mauvaises raisons, à des équipements "ophistiqués". "Il nous faut pour autant veiller avec soin à ce que le budget de la défense ne soit pas utilisé de manière disproportionnée en soutien de l’industrie britannique de la défense", a-t-il expliqué.

 

LONDRES – Les inquiétudes de Houghton revêtent tout autant de pertinence, si ce n’est plus, sous l’angle de la sécurité européenne. Lorsqu’il s’agit d’utiliser le budget national de la défense pour faire avancer les objectifs de l’Europe en matière d’industrie, d’emploi ou de politique régionale, le Royaume-Uni n’apparaît en aucun cas comme le plus avare. Bien que les dirigeants européens aient déclaré au mois de décembre dernier que la défense avait "son importance", celle-ci semble à l’évidence se situer bien en-dessous de leurs préoccupations économiques.

Or, le fait d’affirmer poursuivre une politique tout en appliquant dans les faits une démarche toute autre se révèle contraire à la démocratie, ainsi qu’à l’efficacité économique. Mais plus important encore, le manque de sérieux dont l’Europe fait preuve en matière de défense semble présupposer l’inexistence de toute menace militaire, et suggérer que la nécessité de projeter puissance et influence à l’international s’avérerait en quelque sorte indifférente, obsolète, voire désastreuse à notre époque moderne.

Nous assistons pourtant de temps à autre à des invasions qui nous laissent pantois, que ce soit aux îles Malouines et au Koweït il y a plusieurs dizaines d’années, ou encore aujourd’hui en Ukraine, et sommes amenés à réaliser combien l’ "avenir prévisible" se révèle parfois une question de jours. Pire encore, l’attitude dominante autour de la défense apparaît passer à la trappe ce rôle dissuasif vital que jouent les forces armées.

Prendre au sérieux la question de la défense

Les menaces entre États diffèrent des phénomènes météorologiques ; elles reposent sur des calculs humains (aspect que nous occultons presque intentionnellement lorsque nous incluons les pandémies et le changement climatique dans notre définition de la "sécurité"). Ces calculs se révèlent par ailleurs influencés de manière décisive par les perceptions entourant la volonté et la capacité de résistance du camp adverse. En bref, l’incapacité à considérer la question de la défense avec sérieux risque de changer un certain nombre de menaces en réalité.

La crise ukrainienne constitue en ce sens un signal d’alarme depuis longtemps nécessaire. Les dirigeants européens ont toutefois refusé de se précipiter en appui des recommandations américaines en direction d’une plus grande contribution financière à la défense. Ils semblent préférer confronter la Russie, comme ils l’ont fait au cours du XXe siècle – c’est-à-dire sous l’aile protectrice de l’Amérique.

Mais les efforts de l’Europe destinés à éviter d’avoir à assumer un rôle mondial en matière de sécurité  ne s’arrêtent pas là. Malgré toute la belligérance opportuniste de Poutine, l’armée russe n’est rien de plus que l’ombre de l’Union soviétique – et ne saurait rivaliser avec l’Otan. En réalité, l’Europe alloue à la défense un budget trois fois supérieur à celui de la Russie en la matière. Partant, la simple prudence face à la menace soulevée par la Russie – d’autant plus que l’Europe se sait protégée par le bouclier de la puissance américaine – se révèle une option fort plus attrayante que l’interventionnisme effréné des vingt dernières années, avec son lot de coûts, de risques et d’incertitudes.

L'Europe, la"puissance douce"

Le chaos des interventions d'Irak et d’Afghanistan, en parallèle de la crise financière mondiale, a conduit les pays européens à se replier sur eux-mêmes, s’attachant à relancer leurs économies ainsi qu’à préserver leurs frontières, tout en laissant le reste du monde résoudre ses propres problèmes. Or, pour les Européens, l’abandon de toute ambition dans le façonnement du monde constituerait une erreur stratégique majeure. Après tout, la véritable leçon ukrainienne – et au passage l’échec de l’Europe à tirer parti de l’opportunité du Printemps arabe pour influencer les événements au Moyen-Orient – n’est autre que le caractère finalement creux de cette "puissance douce" si vantée par l’Europe.

La crise économique européenne a d’ores et déjà affecté sa capacité à promouvoir ses propres intérêts et valeurs autour du monde. Songez au mercantilisme des dirigeants nationaux et diplomates européens, qui n’ont de cesse de se ruer à Pékin et dans le Golfe en quête d’investissements et de commandes d’exportation. Là où les États-Unis voient en Asie un certain nombre de préoccupations sécuritaires, les Européens ne perçoivent qu’un marché colossal. L’Allemagne y procède à des ventes d’armes comme s’il ne s’agissait que de machines-outils un peu plus onéreuses que d’ordinaire.

Même les plus "réalistes" devraient pourtant réaliser combien l’abandon du leadership mondial à de nouvelles puissances voraces ne saurait promouvoir l’avenir de nos enfants. La prospérité de l’Europe repose sur sa capacité à exiger un commerce libre et équitable, à maintenir un accès aux matières premières, et à insister sur des normes environnementales et sociales minimales dans le monde des affaires.

La plupart des pays du monde cédant aux sirènes du modèle capitalistique étatique de la Chine, et les démocraties émergentes elles-mêmes telles que le Brésil et l’Inde manifestant une approche néowestphalienne axée sur la souveraineté nationale et la non-ingérence plutôt que sur la promotion d’un ordre international fondé sur des règles, il incombe à l’Europe d’affirmer pleinement son influence et ses valeurs. Or, ceci exige qu’elle jouisse d’une puissance militaire.

Le besoin d’une nouvelle stratégie

Même si certains affirmeront considérer les Européens comme "post-modernes", ils doivent savoir que le reste du monde ne répond pas à ce qualificatif. Partout au Moyen-Orient, en Afrique et en Asie, les chefs d’État sont soit des officiers militaires, soit se préoccupent des questions militaires. Ils ont soif d’armement, d’entraînement, d’enseignements et de renseignements, et attendent de leurs partenaires qu’ils démontrent une compréhension des questions militaires ainsi que de véritables capacités en la matière. Bien qu’il ne soit pas nécessaire aux dirigeants européens de faire appel à la diplomatie des armes pour résoudre chaque conflit politique, il leur faut comprendre combien les forces armées constituent autant d’instruments du leadership politique.

L’Europe a besoin d’une nouvelle stratégie. Il appartient à ses dirigeants de réévaluer la manière dont le monde évolue et développe de nouveaux principes et doctrines dans l’orientation de ses politiques étrangères et de défense. L’Europe doit par ailleurs s’affranchir de ses illusions quant à l’impact de la puissance douce ainsi qu’autour de la prétendue acceptation par les puissances émergentes d’une sorte d’apprivoisement qui en ferait les "acteurs responsables" d’un système international élaboré par l’Occident.

Il faut reconnaître au président du Conseil européen Herman Van Rompuy sa capacité à soulever ce débat vital. Lors du sommet de décembre, les dirigeants nationaux ont consenti à réfléchir aux "défis et opportunités soulevés à l’endroit de l’Union". Il incombera au prochain Haut Représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune de l’UE d’exploiter pleinement cette opportunité. Il en va de la sécurité, des intérêts et des valeurs de l’Europe.

Traduit de l’anglais par Martin Morel

© Project Syndicate 1995–2014

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