Youssef Kriem

Vice-président du Forum des Economistes du Progrès.

Repenser l’intégration locale, un prérequis pour une nouvelle doctrine de l’industrie marocaine

Le 1 juillet 2024 à 12h57

Modifié 1 juillet 2024 à 12h57

Avec un taux de croissance de 3,2% en 2023 et un taux de chômage supérieur à 13%, l’économie marocaine peine à sortir de l’ornière du développement et à franchir le seuil de l’émergence. Ce n’est pourtant pas faute de politiques volontaristes et de plans sectoriels témoignant du dynamisme relatif de nos décideurs. La faible création de valeur et d’emplois ne peut dès lors s’expliquer que par un manque d’efficience, sous-tendu par des choix stratégiques, au pire mal avisés, au mieux ayant atteint leurs limites et devant être rafraîchis.

Cette incapacité à transformer l’essai est notamment le lot de notre industrie qui, bien qu’elle ait fait l’objet de plans successifs depuis 2005 (Emergence, PNEI, PAI), ne contribue qu’à hauteur de 15% au PIB national, contre un objectif de 23% selon le Plan d’accélération industrielle 2014-2020. Or, l’histoire et les événements récents le confirment : la résilience économique et la création durable de valeur et d’emplois, passent souvent par une industrie locale, intégrée et innovante.

Nous nous intéresserons particulièrement dans cet article à la notion importante d’intégration locale.

L’intégration locale, une notion à redéfinir

Il faut préciser que cette notion est incorrectement cernée par le "taux d’intégration locale" tel que calculé et relayé par nos officiels : en effet, plutôt que de mesurer la part de la valeur ajoutée captée par l’économie locale sur l’ensemble la chaîne de valeur d’une filière donnée (de l’extraction de la matière première au produit fini), ce taux est calculé comme étant la proportion des achats réalisés auprès de fournisseurs et sous-traitants immédiats (dits de premier rang) produisant au Maroc. C’est ainsi que l’on peut se targuer d’un taux d’intégration supérieur à 65% dans la filière automobile. Mais c’est sans compter le fait que ces fournisseurs, tout comme leurs fournisseurs et leurs fournisseurs (l’on peut ainsi aller jusqu’au sixième rang), importent une part importante de leurs intrants, si bien que le calcul rigoureux de ce qui est réellement produit au Maroc fait ressortir un taux n’excédant guère 20% dans le cas de l’automobile !

Invité par le FEP le 9 mai dernier afin de débattre de politique industrielle à la lumière de l’expérience de l’usine Renault Tanger, l’expert Mokhtar Homman indiquait qu’un taux d’intégration locale réel supérieur à 40% dans l’industrie automobile, coïnciderait avec la production de 2 millions de véhicules par an (contre un peu moins de 600 000 actuellement), soit la taille critique qui justifierait des investissements massifs dans l’écosystème local. A titre de comparaison, la Turquie, pays industriel par excellence, a produit près de 1,4 millions de véhicules en 2023… c’est dire le chemin à parcourir.

Doit-on pour autant abandonner notre ambition de devenir un acteur clé de l’industrie automobile mondiale ou, la même logique étant à l’œuvre, de l’industrie aéronautique ? Loin de là. En revanche, il faudrait peut-être admettre que ces deux "métiers mondiaux du Maroc", bien que prestigieux, ne sont vraisemblablement pas la panacée en termes de création de valeur et qu’il y aurait des enseignements à tirer de la stratégie de leur développement. En effet, qu’il s’agisse d’automobile ou d’aéronautique, le Maroc a fait le choix d’aborder la chaîne de valeur à partir de son aval, à savoir l’assemblage, puis de parier sur la mise en place progressive d’un écosystème d’équipementiers plus ou moins intégrés localement. Cette stratégie d’intégration verticale de l’aval vers l’amont a été dictée d’une part par la non-maîtrise du maillon de l’ingénierie de conception et, d’autre part, par l’indisponibilité de la matière première nécessaire à la fabrication. La contribution du Maroc à la chaîne de valeur a donc consisté en la mise à disposition de main d’œuvre (du travail), puis de foncier et d’infrastructures logistiques (du capital).

Or, la maximisation de la valeur ajoutée passe par une combinaison optimale des facteurs de production qui comprennent, outre le travail et le capital, le savoir-faire et, surtout, les ressources naturelles.

La demande croissante en biens de consommation et les besoins des transitions numérique et écologique exercent une pression sans précédent sur les ressources naturelles, si bien que les nations qui en détiennent les réserves sont les "faiseurs" du marché mondial. Cela plaide en faveur d’un changement de paradigme, qui consisterait pour le Maroc à miser sur les filières industrielles dans lesquelles il dispose d’un avantage comparatif en termes de ressources naturelles. Et justement, celles qui font la singularité de notre pays sont au nombre de quatre : les premières réserves mondiales de phosphate, une façade maritime de plus de 3 500 km, plus de 8 millions d’hectares de terres arables et près de 300 000 km² de désert.

De nouvelles filières industrielles à promouvoir

Voyons donc quels débouchés industriels nouveaux pourraient découler de l’exploitation des quatre ressources stratégiques nationales identifiées :

Il y a d’abord la filière du phosphate et de ses dérivés. Le groupe OCP a entrepris son intégration verticale dès la fin des années 80, en mettant en service ses premières lignes d’engrais phosphatés puis de compléments nutritionnels pour animaux. Cette intégration a vocation à s’étendre aussi bien vers l’amont avec l’ambitieux programme d’autoproduction d’ammoniac, intrant indispensable dans la fabrication des fertilisants, à partir de l’hydrogène vert.

Il existe par ailleurs un dérivé du phosphate qui pourrait constituer un véritable relai de croissance dans un futur proche : l’uranium. En effet, la roche phosphatée marocaine en est riche et l’on estime le gisement national à 6,9 millions de tonnes d’uranium, soit les plus grandes réserves mondiales, que l’on peut valoriser à plus de 1 300 milliards de $ au cours actuel de l’uranium U308. Constatant le regain d’intérêt mondial, y compris au Maroc, pour les usages civils de l’énergie nucléaire, il serait regrettable de ne pas chercher à rejoindre le rang des grands producteurs d’uranium.

Cela nous amène à la deuxième filière, celle de l’énergie décarbonée. Pour rappel, la Stratégie énergétique nationale s’est donnée pour objectif de porter la part (en puissance installée) des énergies renouvelables (EnR) à 52% à l’horizon 2030. Elle est complétée par la Stratégie Bas Carbone à Long Terme qui envisage un taux d’EnR de 70% en 2040 et de 80% en 2050. Dans un exercice de prospective, nous avons construit des scénarii d’évolution de la consommation nationale d’électricité, avec ou sans mesures de réduction telles que prévues par la Stratégie Nationale de l’Efficacité Energétique, ce qui permet d’avancer la conclusion suivante : dans un scénario intermédiaire (réaliste), l’atteinte des objectifs précités devra se traduire par une puissance installée en EnR de près de 9 GW en 2030 (contre moins de 5 GW actuellement), 20 GW en 2040 et 37 GW en 2050. Autant dire que le défi est de taille lorsque l’on sait que tout juste 2 GW d’EnR ont été installés entre 2011 et 2021…

Défi de taille certes, mais pas insurmontable si l’on se donne les moyens de nos ambitions. Pour ce faire, nous pourrions agir sur trois leviers :

  • Sécuriser l’approvisionnement en panneaux photovoltaïques. En effet, l’innovation dans la technologie des panneaux a permis d’en faire baisser le coût tout en améliorant leur rendement, mais la rareté des matières premières et la demande mondiale croissante auront vite fait d’inverser la tendance. Pour illustrer, si les besoins de notre pays en puissance EnR à l’horizon 2050 devaient être couverts à moitié par le solaire, ce ne seraient pas moins de 100 millions de m2 de panneaux photovoltaïques dont il faudrait se doter. Sachant que le verre et le silicium cristallin représentent 70% à 75% de la masse et 45% à 60% de la valeur d’une cellule photovoltaïque et que tous deux sont issus de la silice dont regorge le sable de notre désert, il n’y a qu’un pas à franchir pour imaginer qu’une filière du verre et de ses applications, trouverait tout son sens au Maroc.
  • Introduire le nucléaire dans le mix électrique, favorisé par la production domestique d’uranium mais également par le développement prometteur des petits réacteurs modulaires (SMR) de moins de 300 MW, plus rapides à produire et à installer et plus adaptés à des usages industriels tels que le dessalement ou la production d’hydrogène vert. A ce titre, un scénario dans lequel le nucléaire serait introduit graduellement à partir de 2035 pour dépasser 7 GW de puissance installée en 2050, permettrait non seulement de réduire la pression sur les EnR, mais d’atteindre un autre objectif que le Maroc s’est fixé : décarboner son électricité à l’horizon 2050.
  • Exploiter le potentiel énergétique offert par notre littoral et notamment l’énergie de la houle et des marées, celle du vent au large avec l’éolien offshore et, enfin, à travers le développement de Stations de Transfert d’Energie par Pompage (STEP) marines qui représentent un moyen idéal pour stocker l’énergie à grande échelle et l’injecter dans le réseau à tout moment.

Les filières d’énergie décarbonée et du verre ainsi développées, permettraient de surcroît de faire de notre pays un exportateur net d’électricité verte, à l’instar de ce que promet le projet d’interconnexion X-links, entre le Maroc et le Royaume-Uni.

En plus d’offrir un gisement inépuisable d’énergie propre et d’eau à dessaler, nos côtes, qui comptent parmi les plus poissonneuses au monde, devraient être au cœur de la filière agroalimentaire, au même titre que notre agriculture. En effet, le taux de couverture des besoins nationaux en produits alimentaires de base (céréales et sucre) est en baisse continue depuis les années 80 du fait de l’augmentation de la consommation individuelle et de la vocation exportatrice de notre agriculture, et si l’on ajoute à cela la priorité donnée aux flottilles étrangères dans les accords de pêche, il n’est pas difficile de comprendre que la "souveraineté alimentaire" ne sera pas assurée de sitôt.

Afin de réduire la dépendance aux importations et créer davantage de valeur ajoutée localement, la nouvelle filière agroalimentaire devra pouvoir compter sur :

  • Une politique de santé publique et de sensibilisation mettant l’accent sur le « manger sain », notamment en rendant moins désirable la consommation de céréales raffinées, de sucres et de viandes et en leur substituant des calories de meilleure qualité, notamment celles issues des protéines végétales.
  • Un dépassement de la contrainte de l’eau par le choix judicieux des cultures en fonction des régions et le recours au dessalement facilité par l’essor des énergies décarbonées.
  • La recherche et l’innovation dans le développement de nouvelles cultures à forte valeur nutritive, tant pour la consommation humaine qu’animale, telles que les algues ou les champignons.

Enfin, l’on se félicite du choix de l’Etat marocain de dépasser le tabou de la culture du cannabis et d’en exploiter le potentiel "licite", par la création récente d’une agence de régulation (l’ANRAC). Si les usages pharmaceutiques ou dans la construction en tant que matériau isolant sont mis en avant, l’on néglige l’opportunité que représente la filière du chanvre dans l’industrie du textile : l’atout majeur du chanvre est qu’il est éco-responsable, car à quantité de fibre égale, sa culture nécessite deux fois moins de surface plantée et quatre à cinq fois moins d’eau en comparaison avec celle du coton. De plus, étant très résistant, il ne nécessite pas de pesticides et préserve donc mieux les sols. Sa fibre est plus durable et se présente naturellement dans différents coloris, ce qui réduit le recours aux teintures…Ces propriétés exceptionnelles de la fibre de chanvre, couplées au savoir-faire marocain dans le tissage et la confection, pourraient donc marquer le retour en force sur le marché mondial de notre activité textile, longtemps malmenée par la concurrence asiatique, tunisienne et turque.

Pour conclure, ce panorama des filières industrielles (dérivés du phosphate, énergies décarbonées, verre, agroalimentaire, chanvre) permet d’imaginer ce à quoi pourrait ressembler une nouvelle doctrine de l’industrie marocaine dans laquelle l’intégration locale est repensée à l’aune de la disponibilité de ressources naturelles stratégiques, conférant un avantage comparatif à notre pays. A bon entendeur…

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