Récit. L’aventure de la Fondation Al Saoud de Casablanca racontée par Mohamed Sghir Janjar

ENTRETIEN. Mohamed Sghir Janjar vient de quitter la Fondation Al Saoud de Casablanca, dans laquelle il a travaillé, avant de la diriger, depuis sa création il y a 39 ans. Ce projet improbable a finalement réussi et rayonne au-delà des frontières. L’occasion d’évoquer cette bibliothèque unique, ce concept inédit au Maroc ainsi que l’importance des sciences humaines.

Récit. L’aventure de la Fondation Al Saoud de Casablanca racontée par Mohamed Sghir Janjar

Le 20 mars 2024 à 9h34

Modifié 4 avril 2024 à 12h55

ENTRETIEN. Mohamed Sghir Janjar vient de quitter la Fondation Al Saoud de Casablanca, dans laquelle il a travaillé, avant de la diriger, depuis sa création il y a 39 ans. Ce projet improbable a finalement réussi et rayonne au-delà des frontières. L’occasion d’évoquer cette bibliothèque unique, ce concept inédit au Maroc ainsi que l’importance des sciences humaines.

Mohamed-Sghir Janjar est l’un des acteurs du paysage intellectuel marocain depuis plus de 30 ans. Son nom est connu au-delà des frontières, au Maghreb, au Moyen-Orient et en Europe ; dans les cercles qui s’intéressent aux études sur le Maroc, le Maghreb ou aux transformations que connaît le monde arabe.

Intellectuel, érudit, docteur en anthropologie, chroniqueur, il a été directeur de plusieurs revues dont Prologues. Il est aussi directeur de collections, auteur et chercheur, participant aux séminaires, colloques et diverses entreprises de réflexion collective. Il est membre de l’Académie du Royaume du Maroc et de plusieurs instances constitutionnelles comme le Conseil supérieur de l’éducation, de la formation et de la recherche scientifique. Il a été également membre du Conseil national des droits de l’homme. Il a récemment été désigné comme président de la "Commission permanente de renouvellement et d’adaptation des curricula et des programmes" au Maroc. Une proposition qu’il a acceptée comme "un engagement citoyen", nous dit-il au cours de cet échange.

L’entretien avec lui, formel ou informel, est toujours agréable. L’homme est brillant, précis, et il a un don didactique. En un mot, un esprit rationnel, un homme cultivé, à la tête bien faite. Il connaît bien l’histoire, les enjeux du présent et se tient au courant des différentes publications qui comptent, notamment en sciences humaines, de par le monde. Toute personne qui s’intéresse à l’analyse rationnelle des faits sociaux et des changements que connaissent les sociétés, aux débats dont fait l’objet l’islam aujourd’hui, trouvera auprès de lui une mine d’informations et d’analyses.

Il a été présent dès la phase de démarrage et de mise sur orbite de cet OVNI qu’est la Fondation du Roi Abdul-Aziz Al Saoud à Casablanca. Après le départ de son premier directeur, Abdou Filali Ansary, il est devenu son principal pilote. Ce qui devait être au départ une simple bibliothèque est devenu au fil des années un lieu de débat, de réflexion, d’échanges, de circulation des savoirs, rayonnant au-delà des frontières du royaume. En un mot, un temple des sciences humaines et sociales.

Il vient de quitter la Fondation et nous restitue dans cet entretien le cheminement et la singularité de ce projet culturel singulier.

Médias24 : Nous souhaitons reconstituer avec vous l’épopée de ce haut lieu du livre et de la culture qu’est la Fondation Al Saoud à Casablanca. Nous adopterons donc un fil chronologique pour que le récit soit bien lisible. Rappelez-nous d’abord qui a été à l’origine de cette institution...

Mohamed Sghir Janjar : A l’origine de la création de la fondation, il y a la décision du prince Abdallah Ibn Abdul-Aziz, qui était au début des années 1980 le prince héritier d’Arabie saoudite. Il est connu pour être le mécène fondateur et bienfaiteur de plusieurs institutions à vocation culturelle, médicale ou sociale en Arabie Saoudite, au Maroc et ailleurs.

- Revenons à la genèse de l’idée elle-même. Je me souviens que le prince Abdellah venait régulièrement dans son palais de Aïn Diab à Casablanca et qu’il avait déjà construit la mosquée qui a accueilli la bibliothèque au départ...

- En effet, il a fait construire la mosquée qui porte le nom de son père Abdul-Aziz Al-Saoud. Il se trouve que cette mosquée dispose d’une salle de prière entièrement couverte pouvant accueillir jusqu’à 3.500 fidèles, et au-dessus de laquelle se trouve un premier étage d’une superficie de 750 m², que l’on destina pour servir de Khizana, comme l’indique la plaque commémorative placée à son entrée qui donne sur la corniche de Aïn Diab. Lors de l’inauguration de la mosquée et de ses annexes le 8 juin 1983, rien ne laissait penser que cette Khizana allait devenir une bibliothèque académique de sciences humaines et sociales.

- Le concept a-t-il connu une évolution au fil du temps ?

- Au départ, le lieu était destiné à servir de bibliothèque traditionnelle à l’image de celles dont on dote les mosquées un peu partout au Maroc et ailleurs en terre d’islam. Mais en 1984, le projet connaît une bifurcation substantielle. Le Roi Abdallah désigne Driss Slaoui, ancien conseiller du roi Hassan II, pour lui faire des propositions quant au genre de bibliothèque dont aurait réellement besoin la ville de Casablanca.

- Quelles autres personnalités étaient-elles impliquées dans la genèse du projet à côté de Driss Slaoui ?

- Driss Slaoui a commencé par mener des consultations auprès des professeurs qu’il connaissait à la faculté de droit de Rabat, à commencer par son doyen, Mohamed Bennouna. Des discussions ont eu lieu avec d’autres enseignants-chercheurs, mais aussi des hommes d’affaires, que l’on va retrouver par la suite dans le premier conseil d’administration ou le conseil scientifique de la Fondation : Ahmed Fassi Fihri, directeur du CND ; Driss Alaoui Mdaghri ; Mohamed Bennani, doyen de la faculté de droit de Casablanca ; Abdou Filali-Ansary, qui sera le premier directeur de la Fondation. D’autres chercheurs feront partie du Conseil scientifique qui posera les grandes lignes du projet : l’historien Mohamed Kably ou le géographe Mohamed Naciri.

L’idée initiale − celle d’une bibliothèque académique spécialisée en sciences humaines et sociales − est le fruit des consultations menées par Driss Slaoui avec d’éminents chercheurs qui ont fait partie de la première génération d’universitaires marocains, et autour desquels se sont constitués les différents départements de sciences humaines et sociales dans les universités Mohammed V et Hassan II, à Rabat et Casablanca.

C’est ainsi que lors du premier Conseil d’administration tenu le 1er octobre 1985, ont été validés les statuts d’une association de droit marocain dont le but est de constituer une bibliothèque spécialisée en études islamiques et sciences humaines, dédiée à servir l’université et la recherche scientifique. Et Driss Slaoui a été nommé en tant que administrateur délégué.

- Comment le projet a-t-il été mis en œuvre ?

- Une fois constitué juridiquement avec ses statuts et ses instances dirigeantes, il restait à donner vie à l’idée et traduire le concept en un véritable espace des savoirs.

C’est à partir d’octobre 1984 que commence mon histoire personnelle à la Fondation. Nous étions trois jeunes marocains fraîchement diplômés des universités françaises à avoir été recrutés par le binôme qui pilotait le projet à ce moment-là, M. Bennouna et A. Filali-Ansary. Nous avions pour mission de poser les premiers jalons de ce qui allait devenir la bibliothèque de la Fondation. Il fallait définir les grandes lignes de la charte documentaire, les critères de sélection des ouvrages, et constituer en huit mois un noyau de près de 60.000 ouvrages pour le jour de l’inauguration (12 juillet 1985).

Mes deux premiers collègues vont vite quitter la Fondation ; l’un pour travailler dans le privé, l’autre pour retourner en France. Quant à moi, j’y suis resté 39 ans. D’autres jeunes vont rejoindre l’équipe au cours des années 1985-1986.

En 1995, le mécène me nomme directeur-adjoint de la Fondation, une responsabilité que j’ai assurée jusqu’à la date de mon départ le 6 mars 2024. Aujourd’hui, la Fondation offre à ses publics un fonds documentaire riche de près d’un million de documents en différentes langues, avec accès libre aux magasins, des abonnements à des milliers de revues académiques en ligne, des bases de données bibliographiques consultées au niveau international.

Il n’y a pas aujourd’hui un doctorant marocain travaillant dans les domaines des sciences humaines et sociales qui pourrait se passer des services de la Fondation. En 2010, le "World Social Science Report" publié par l’Unesco à l’issue de chaque décennie, avait consacré quatre pages à la base de données de la Fondation, considérée comme un outil indispensable pour le suivi de l’évolution de la recherche au Maghreb ; outil qui n’a pas d’équivalent dans le reste du monde arabe.

- Quels défis avez-vous rencontrés lors de la mise en place de cette bibliothèque ?

- Pendant près d’une décennie, nous avons dû faire face à des critiques parfois très virulentes de certaines personnalités marocaines et saoudiennes. Il y a eu comme un malentendu sur la nature du projet. Certains, lorsqu’ils voyaient le nom de l’institution "Fondation du Roi Abdul-Aziz pour les études islamiques et les sciences humaines", pensaient automatiquement à une bibliothèque de sciences religieuses remplie d’ouvrages en langue arabe uniquement. Ils ne comprenaient pas qu’une bibliothèque insérée physiquement dans un complexe religieux puisse avoir une orientation encyclopédique, ouverte aux autres sciences humaines et surtout aux autres langues que l’arabe.

La Fondation avait pour mission de remplir le vide abyssal qui caractérisait l’offre documentaire à l’université, essentiellement en sciences humaines et sociales

D’autres se permettaient de véhiculer des préjugés sur le projet, en y voyant l’outil idéologique d’un Etat étranger sans prendre la peine d’aller découvrir sur place son offre documentaire et scientifique. Quant aux plus paresseux, ils croyaient pouvoir expliquer l’excellence du projet par le soi-disant financement considérable dont il aurait bénéficié, sans procéder à la moindre comparaison avec les budgets et les moyens matériels et humains d’autres bibliothèques au Maroc, au Maghreb et ailleurs.

Pour leur part, les courants conservateurs ont surtout attaqué ce qu’ils considéraient comme du "modernisme", de l’"occidentalisme" ou du "laïcisme" qui caractériseraient les orientations documentaires et les activités culturelles et scientifiques organisées par la Fondation sur près de quarante ans.

Les pressions venant des uns et des autres ont pu, parfois, créer des problèmes pour la direction de la Fondation. Mais si le projet a pu poursuivre son bout de chemin, c’est surtout en raison de l’accueil enthousiaste qu’il a reçu de la part des étudiants, des jeunes doctorants et des chercheurs locaux ou de ceux qui venaient de l’étranger.

- Quels étaient les principaux objectifs de cette bibliothèque ?

- Les objectifs qui ont été définis dans les statuts de la Fondation en 1985 ont été dictés par une lecture de l’état du paysage universitaire marocain au début des années 1980.

Ce dernier était marqué par un grand paradoxe : d’un côté, on assistait au début d’un processus de massification de l’enseignement supérieur avec une démographie estudiantine qui est passée de 12.000 étudiants en 1970 à 126.400 en 1985, et on prévoyait qu’elle atteindrait plus d’un million d’étudiants à l’orée du XXIe siècle. D’un autre côté, l’économie marocaine était soumise depuis 1982 au Plan d’ajustement structurel qui s’est traduit par des limitations drastiques des dépenses dans de nombreux secteurs sociaux, notamment l’enseignement et la culture. On avait donc à faire face à un nombre de plus en plus grand d’étudiants en 3e cycle et en doctorat, avec des universités dépourvues de véritables bibliothèques académiques.

La Fondation avait pour mission de remplir le vide abyssal qui caractérisait l’offre documentaire à l’université, essentiellement en sciences humaines et sociales. La singularité du projet tient au fait qu’il ne se limitait pas à proposer une bibliothèque répondant aux besoins documentaires des chercheurs, mais essayait de le faire selon les standards des bibliothèques universitaires anglo-saxonnes, c’est-à-dire avec une organisation permettant l’accès libre aux rayons, une informatisation du catalogue et une activité scientifique régulière permettant aux lecteurs d’être en contact avec des chercheurs du Maghreb et d’ailleurs.

Des milliers de thésards ont pu bénéficier du fonds documentaire et des services de la Fondation

- Quel impact cette bibliothèque a-t-elle eu sur la communauté des chercheurs ?

- En général, l’impact de ce genre de projet culturel et scientifique se mesure sur le long terme. Une évolution importante a été constatée de manière sensible et évidente durant la phase d’avant l’accès des Marocains à l’internet. Les étudiants comme les chercheurs avaient de faibles chances de prendre connaissance des publications intellectuelles et scientifiques (livres et revues) qui paraissaient en France, en Amérique du Nord, au Moyen-Orient et dans le Golfe. La bibliothèque de la Fondation a largement contribué, dans les limites de ses moyens, à lever cet isolement du chercheur local par rapport aux travaux et aux grands débats qui traversaient les communautés scientifiques à travers le monde.

Durant les quarante dernières années, des milliers de thésards ont pu bénéficier du fonds documentaire et des services de la Fondation. Les jeunes chercheurs ont eu également l’opportunité d’y écouter et d’y rencontrer des conférenciers de renommée internationale. Ils ont découvert aussi un autre genre de bibliothèque qui tranche avec le contexte bibliothéconomique local et ont pu jouir d’un espace offrant toutes les commodités disponibles dans les grandes bibliothèques internationales, notamment la résidence ouverte aux chercheurs étranger qui a accueilli des centaines de doctorants venant de Tunisie, de France, d’Espagne, d’Italie, etc. Tout cela a, sans aucun doute, eu un impact positif notamment sur les travaux des jeunes chercheurs doués qui comptent aujourd’hui dans les universités marocaines et étrangères.

L’impact de la Fondation est palpable aussi sur le plan des travaux d’évaluation de la recherche maghrébine en sciences humaines et sociales

L’impact de la Fondation est palpable aussi sur le plan des travaux d’évaluation de la recherche maghrébine en sciences humaines et sociales, comme l’illustrent une multitude de recherches bibliométriques réalisées à partir de la base de données de la Fondation par des experts étrangers et des chercheurs marocains comme Mohamed Cherkaoui, Abdellah Hammoudi, Mohamed Berriane et d’autres nombreux encore.

Ce projet improbable a été le fruit d’une série de hasards

- Comment avez-vous réussi à gérer votre expansion après avoir débuté dans des conditions modestes ?

- Outre le fait que ce projet improbable a été le fruit d’une série de hasards, la Fondation se distingue dans le paysage marocain par une caractéristique supplémentaire : elle s’inscrit dans la tradition historique des grandes bibliothèques qui se sont constituées d’abord en tant que contenu (un fonds documentaire) avant de se doter plus tard d’un véritable siège architecturalement repérable. Car durant plus de vingt ans, nous nous sommes contentés de "squatter" le premier étage de la mosquée du Roi Abdul-Aziz.

La bibliothèque était une sorte de vaste plateau ouvert où seul le directeur avait un bureau isolé. L’équipe travaillait parmi les lecteurs et on formait une sorte de "start-up" dynamique et originale. D’ailleurs, on a gardé cet esprit, même lorsque le mécène a décidé en 2005 et 2015 de réaliser les deux extensions qui ont multiplié par 15 la superficie de la Fondation. Mais l’institutionnalisation tardive du projet n’a pas détruit l’idée qui l’a fait naître.

Abdou Filali-Ansary et moi-même, comme un sentiment de rage face à l’état des bibliothèques dans notre pays

Il y avait chez ceux qui ont piloté ce projet dès les années 1980-1990, Abdou Filali-Ansary et moi-même, comme un sentiment de rage face à l’état des bibliothèques dans notre pays. Nous avions travaillé dans des bibliothèques aux Etats-Unis et en France et souhaitions ardemment montrer, notamment aux décideurs, qu’il était possible d’édifier au Maroc une de ces cathédrales du savoir qui font la fierté des universités en Europe et en Amérique du Nord.

-Avez-vous réussi à inspirer d’autres projets similaires au Maroc ?

- Je dois malheureusement reconnaître que nous avons échoué sur ce plan. Notre pays a certes édifié de grands bâtiments comme celui de la Bibliothèque nationale à Rabat, mais une bibliothèque c’est d’abord un esprit, une vision et un projet scientifique qui se réalise dans la durée. On peut dire la même chose de tous ces grands projets culturels et artistiques (musées, théâtres, opéras, centres culturels, etc.) ; ils se réduisent à des bâtiments quel que soit leur degré de monumentalité. Leur devenir tient au dynamisme et à la créativité de ceux qui les font vivre au quotidien et au projet qu’ils portent.

Le fonds documentaire va bientôt atteindre 1 million de documents

- Quels sont les chiffres actuels en termes de collections ?

- Le fonds documentaire de la Fondation va bientôt atteindre le chiffre d’un million de documents. Il couvre plus de 650.000 ouvrages dans différentes langues, plus de 250.000 numéros de revues, des manuscrits, des lithographies marocaines, une belle collection d’ouvrages anciens édités entre le XVIIe et le XIXe siècles, des milliers d’archives historiques uniques, une collection de photographies et de cartes postales anciennes sur le Maroc sous le protectorat, des milliers de thèses universitaires marocaines, américaines et françaises. A la bibliothèque classique en papier s’ajoute une autre numérique et électronique qui compte des centaines de milliers de revues académiques et publications accessibles gratuitement, en ligne et sur place.

- Pouvez-vous nous expliquer comment la Fondation a réussi à rattraper une partie du retard dont souffraient les bibliothèques au sud de la Méditerranée ?

- Au lendemain des indépendances, on s’est trouvé au Maghreb avec un double héritage en matière de bibliothèques. D’un côté, celles héritées de la période précoloniale avec leurs fonds de manuscrits relatifs aux divers savoirs traditionnels. De l’autre, les bibliothèques créées au temps de la colonisation avec des collections qui se sont arrêtées au milieu des années 1950, et pour le cas de l’Algérie, au début des années 1960. Et comme ces dernières n’ont pas été dotées des moyens humains et financiers leur permettant une mise à jour régulière de leurs fonds documentaires, nos jeunes universités et nos chercheurs − en économie, sociologie, linguistique, archéologie, histoire, géographie, sciences politiques, éducation, etc. – se sont trouvés dépourvus des ressources scientifiques et documentaires dont profitent leurs collègues dans les universités de la rive nord de la Méditerranée.

L’un des premiers objectifs de la Fondation était de remédier à cette situation en adoptant une politique dynamique et continue en matière d’acquisition de publications internationales en sciences humaines et sociales. Ainsi, durant les années de constitution du premier noyau et lorsque la bibliothèque a atteint sa vitesse de croisière, la Fondation est parvenue à acquérir en moyenne 25.000 titres par an, dont 3.500 dans le cadre du don et l’échange.

Dès les années 1990, la Fondation a pris l’habitude d’envoyer une petite équipe de documentalistes aguerris aux plus importants salons arabes du livre. Ceux du Caire et de Beyrouth pour le Moyen-Orient ; ceux d’Alger et de Tunis pour le Maghreb. Les achats dans ces salons peuvent atteindre chaque année jusqu’à 5.000 titres sélectionnés selon les critères intellectuels établis par la Fondation. Dans le cas du livre algérien et pendant les longues périodes de fermeture des frontières, les acquisitions ne se sont jamais interrompues. On passait par des fournisseurs intermédiaires marseillais, libanais ou tunisiens.

- Vous avez lancé le rapport annuel sur l’édition, très attendu, et vous avez organisé des conférences, des colloques, fait venir des chercheurs du monde entier. Vous avez fait de la Fondation un espace de débat intellectuel, notamment en invitant les auteurs du Maghreb et d’ailleurs à présenter leurs livres.

- A la Fondation, le métier exige de rester constamment en contact avec la recherche qui se fait localement au Maroc et dans le reste du Maghreb bien sûr, mais aussi attentifs aux grands débats scientifiques au niveau international. Cela fait partie des missions de la Fondation telles qu’elles sont définies dans ses statuts. C’est cela qui fait qu’elle a réussi à tisser au fil des années des liens avec de nombreux chercheurs au Maghreb, mais aussi en France, en Allemagne, en Espagne ou en Italie et aux États-Unis. Il suffit de consulter les actes de colloques organisés à la Fondation pour mesurer l’étendue du réseau des centres, institutions et chercheurs qui ont collaboré avec la fondation.

- Qu’en est-il de la numérisation à la bibliothèque de la Fondation ?

- La Fondation comme d’autres bibliothèque dans le monde a pris le pli imposé par le tournant numérique, et ce dans les limites de la législation nationale et internationale relative à la propriété intellectuelle. Son action se déploie sur trois niveaux : offrir aux chercheurs un vaste éventail de bouquets de revues numériques ; numériser et mettre en ligne tout le patrimoine écrit et iconographique dont elle est le propriétaire exclusif (manuscrits, lithographie, photos, cartes postales, archives, etc.) ; constituer une bibliothèque numérique des études maghrébines (articles, livres, revues, rapports, etc.) éditées et disponibles en version numérique.

Par ailleurs, la Fondation essaye de suivre de près les évolutions que connaissent au niveau international les recherches dans le domaine des humanités numériques pour aider les chercheurs maghrébins à bénéficier du processus d’intégration de plus en plus rapide qui s’opère entre les techniques informatiques et la recherche académique.

-Pouvez-vous nous parler des outils de recherche développés par la Fondation en vue de faciliter l’accès des chercheurs aux informations et l’importance que vous accordez à la traduction et son rôle dans la circulation des savoirs ?

- La Fondation fut la première bibliothèque marocaine après le CND (Rabat) à se doter de l’outil informatique et à informatiser son catalogue dès 1986. Au fil des années, elle a mis à la disposition de ses lecteurs une panoplie d’outils permettant des recherches bibliographiques très fines. Là où se trouve le chercheur, il peut accéder via le site de la Fondation au catalogue général en ligne ; à celui des publications maghrébines et sur le Maghreb (1,5 million de notices) réalisé en partenariat avec la Bibliothèque nationale de Tunisie, le CJB (Rabat) et l’IRMC (Tunis). Il peut également accéder au catalogue des Traductions arabes en sciences humaines et sociales (près de 25.000 notices), ainsi qu’aux applications relatives au fonds des manuscrits, des lithographies, des photos et des archives entièrement numérisés. Le lecteur peut également consulter et télécharger les articles académiques à partir d’une série de bouquets numériques de revues, les plus utilisés par les chercheurs en sciences humaines et sociales.

La Fondation a constitué l'un des fonds les plus riches en matière de traductions arabes

Pour ce qui est de la traduction, la Fondation s’est engagée à partir de 2001 dans un vaste projet de promotion de la traduction arabe des œuvres internationales en sciences humaines et sociales. L’initiative s’est imposée à nous suite à une prise de conscience du retard que connaît la recherche arabe dans ces domaines. L’action de la Fondation se déploie sur quatre axes : constitution de l’un des fonds les plus riches en matière de traductions arabes ; développement d’une base de données dédiée à la traduction arabe ; organisation des rencontres de réflexion sur les enjeux de la traduction et la place de l’arabe dans la géopolitique des langues et dans la circulation des savoirs à travers le monde ; contribution à l’effort de traduction en cours dans le monde arabe.

Deux directions principales: Faires du Maghreb un objet d'étude, de réflexion et de débats...

- Vous avez organisé de nombreux colloques et conférences depuis 1985. Quels ont été les moments marquants pour vous ?

- Permettez-moi d’abord de vous expliquer quelle a été la stratégie de la Fondation en matière d’activité culturelle. Après une courte période de tâtonnement, la Fondation s’est orientée dans deux directions principales. La première, faire du Maghreb dans ses différentes dimensions un objet d’étude, de réflexion et de débats. La seconde, s’ouvrir aux grands débats internationaux, notamment à partir de la signature de la convention de partenariat avec le Collège international de philosophie en 1992.

... et s'ouvrir aux grands débats internationaux

C’est ainsi qu’elle a cumulé aux cours des 39 dernières années des centaines de congrès, colloques, séminaires et conférences de dimension maghrébine et internationale. Certains furent d’intenses moments intellectuels : Droit et environnement social (1989) ; La raison et la question des limites (1992) ; Sciences sociales et phénomènes urbains dans le monde arabe (1994) ; Le musulman dans l’histoire (1998) ; Enseigner la religion aujourd’hui (2003) ; Le sens l’histoire : la raison aux prises avec la condition humaine (2005), colloque auquel avait participé Francis Fukuyama.

La ligne suivie par la Fondation a toujours été marquée par un intérêt permanent pour le pluralisme intellectuel, une méfiance constante à l’égard des visions localistes et des monologues identitaires si répandus dans les milieux universitaires arabes. Dans ses approches des grandes questions relatives au Maghreb et au monde arabo-islamique, la Fondation a toujours tenu à la pluridisciplinarité et à l’interdisciplinarité, au fait d’associer des spécialistes appartenant à d’autres ères culturelles, à privilégier le débat, le plurilinguisme et l’appel à différentes écoles intellectuelles et philosophiques.

- Vous avez semé de belles graines…

- Je pense en effet que les jeunes chercheurs qui ont pu suivre les rencontres intellectuelles organisées par la Fondation au cours des quatre dernières décennies ont été en connexion avec la recherche maghrébine et mondiale en cours. La Fondation était cet espace destiné à faire circuler les savoirs, à ouvrir l’université marocaine au grand large qu’incarne la recherche mondiale.

En voici quelques exemples : la Fondation a contribué de manière marquante à l’introduction au Maroc de la nouvelle école d’islamologie que représentaient Mohamed Arkoun, Abdelmajid Charfi et ses disciples, ainsi que la nouvelle théologie portée par l’Iranien Abdekarim Sourouch et les autres nouveaux penseurs iraniens. La revue Prologues a été un important relai assurant le débat et la circulation des idées relatives à cette nouvelle approche des faits islamiques..

- Vous avez évoqué la contribution significative de la Fondation à la formation et à la carrière de nombreux chercheurs. Pouvez-vous nous donner quelques exemples concrets ?

- Vous savez, une grande partie de ceux et celles qui ont commencé leurs recherches doctorales à partir du milieu des années 1980 et après, ont bénéficié des services de la Fondation. Récemment encore, mon collègue à l’Académie du Maroc, Omar Boum, anthropologue qui enseigne actuellement à l’université de Californie, me disait que pendant ses années d’études au Maroc, il venait de Marrakech régulièrement pour consulter le fonds documentaire de la Fondation. D’éminents chercheurs actifs aujourd’hui dans les universités marocaines et étrangères ont vécu la même expérience que Omar Boum.

La résidence que la Fondation consacre à l’accueil des jeunes chercheurs venant des autres pays du Maghreb, d’Europe ou d’Amérique du nord, a également contribué à ce que de nombreuses recherches ou thèses universitaires théoriques ou ayant pour objet et terrain le Maghreb, soient réalisées dans de bonnes conditions de travail à la Fondation.

Peu de gens s'intéressent à la désintégration de l'idée du Maghreb aux niveaux culturel, scientifique et éducatif

-Vous avez mentionné les efforts visant à maintenir l’idée du Maghreb comme horizon culturel et scientifique en dépit des aléas politiques. Pourriez-vous expliquer comment la Fondation y contribue sur le plan des idées ?

- On évoque souvent dans les milieux politiques et économiques ce que l’on appelle le "coût du non-Maghreb". Peu de gens s’intéressent à un autre "coût" irréductible au calcul et aux approches quantitatives, à savoir la désintégration du Maghreb aux niveaux culturel, scientifique et éducatif. Prenons l’exemple de la production intellectuelle et de la création littéraire. A l’exception de rares moments comme les salons du livre, les publications maghrébines ne circulent pas du tout à travers les pays du Maghreb. On sait aussi que les lecteurs du Maghreb ont plus d’occasions de trouver sur leurs marchés respectifs des publications égyptiennes, libanaises ou françaises, mais pas celles de leurs voisins maghrébins.

Il en est de même pour les chercheurs maghrébins qui ont rarement l’opportunité de travailler en réseaux sur des programmes de recherche communs, faute de partenariat durable et efficace entre les universités du Maghreb. Plus de soixante-dix ans après les indépendances, on arrive à la situation paradoxale où les meilleurs chercheurs du Maghreb ne se retrouvent ensemble que dans les universités, les revues et les colloques qui ont lieu en France ou ailleurs en Europe.

C’est pour contribuer au dépassement de cette situation que la Fondation déploie depuis près de quatre décennies des efforts pour rassembler dans un lieu au Maroc la production intellectuelle et littéraire des Maghrébins, la faire connaître via sa base de données, inviter les chercheurs maghrébins à présenter leurs travaux et à débattre entre eux. Bref, retisser ces liens culturels défaits par le "non-Maghreb".

Les sciences humaines sont vitales pour la société

- La Fondation s’est spécialisée dans les sciences humaines et sociales. Pouvez-vous nous dire en quoi ces sciences contribuent au développement des sociétés aujourd’hui ?

- Vous savez, si le rapport que consacre régulièrement le PNUD au développement humain dans le monde s’est distingué des approches classiques limitées au PIB par habitant, c’est en raison d’un décentrement radical de la définition même du développement.

Au cœur de la nouvelle approche dite de "développement humain", on trouve la notion de "capabilité" qui soutient la théorie de justice sociale élaborée par l’économiste et philosophe Amartya Sen. Or, si l’éducation de qualité et l’équité en termes d’accès aux biens premiers entre les hommes et les femmes sont désormais intégrés comme indicateurs du développement humain, c’est grâce notamment à un tel changement de paradigme.

Il y a certes dans de nombreux pays la tentation autoritaire et techniciste d’atteindre le développement par la seule promotion des sciences dures et des techniques, en mettant l’accent sur la formation d’une armée d’ingénieurs. Beaucoup de décideurs au Maroc comme ailleurs ne voient pas d’intérêt à enseigner et à financer des recherches en sciences humaines et sociales, et encore moins dans les domaines de l’art et la création littéraire, pour un pays qui lutte contre le sous-développement et cherche à valoriser son capital humain.

L’un des défis que l’on est appelé à relever consiste justement à montrer aux décideurs comme aux parents d’élèves qu’il existe une utilité sociale des sciences humaines. Et que celles-ci sont aussi vitales pour la société que le reste. Comme nous avons besoin des sciences dures et techniques pour accroître la productivité, l’efficacité et l’adaptabilité de notre économie, nous avons tout aussi besoin des sciences humaines et sociales pour former des citoyens, des esprits indépendants et créatifs qui contribuent à la consolidation de la démocratie.

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