Gouvernance des S.A. : dirigeant et salarié, une double casquette fortement remise en question

Deux liens de droit a priori incompatibles peuvent rattacher une seule personne à la société. C’est le cas du dirigeant-salarié, dont le statut ambigu fait l’objet d’une analyse juridique de Me Nawal Ghaouti.

Gouvernance des S.A. : dirigeant et salarié, une double casquette fortement remise en question

Le 20 mars 2024 à 15h52

Modifié 20 mars 2024 à 17h28

Deux liens de droit a priori incompatibles peuvent rattacher une seule personne à la société. C’est le cas du dirigeant-salarié, dont le statut ambigu fait l’objet d’une analyse juridique de Me Nawal Ghaouti.

Dans cet entretien, Me Nawal Ghaouti, avocate au barreau de Casablanca, met en exergue une ambiguïté en matière de gouvernance des sociétés anonymes, plus précisément celle qui permet au salarié, à travers la loi sur les sociétés anonymes, d’être nommé administrateur, directeur général ou président directeur général. Cette loi en organise également la révocation, tout en précisant que son contrat de travail est, dans ce cas, conservé. 

Or, lorsqu’un dirigeant arrive à la fin de son mandat ou est interdit d’accès à la société, il recourt à la justice qui examine les conditions de cumul des fonctions au regard d’une approche forgée sur les règles du travail. 

Le DG ou PDG est rémunéré par des bulletins de paie et un salaire, mais le lien de subordination reste introuvable. Il s’agit d’une des conditions manquantes qui justifient la non-reconnaissance du cumul par la justice. 

Pour l’avocate, cette ambiguïté ne sera pas réglée dans la prochaine révision du Code du travail. Elle devra faire l’objet d’un texte spécifique. 

Médias24 : Peut on parler d’ambiguïté du statut de dirigeant salarié en droit marocain ? pourquoi ?

Me Nawal Ghaouti : La très grande partie des sociétés anonymes marocaines est dirigée par un mandataire social rémunéré au moyen d’un salaire et conforté par un contrat de travail.

La nomination au poste de directeur général ou de président directeur général est soit le fruit d’une promotion interne d’un cadre méritant qui bénéficiait jusque-là du statut de salarié, soit issue d’un recrutement externe qui donne lieu à une double formalisation au moyen d’une nomination actée par le conseil d’administration, et de la signature concomitante d’un contrat de travail.

Cependant, ce statut de dirigeant salarié suppose qu’une seule et même personne sera attachée à la société par deux liens de droit a priori incompatibles : celui de chef d’entreprise, qui est le “subordonnant”, et celui d’employé, le “subordonné”.

L’ambiguïté naît plus précisément de l’articulation des deux régimes juridiques applicables au dirigeant salarié, et que tout oppose

Dans le premier poste, le dirigeant est soumis au droit commercial et des sociétés, de même qu’aux règles normatives de gouvernance régissant le mandat social tandis que, sous sa casquette de salarié, le dirigeant obéit aux règles du droit du travail. Il se retrouve, par un mécanisme singulier, devoir être considéré comme “l’employé de lui-même”.

À ce titre, nous pouvons effectivement parler d’ambiguïté, car à la fois rien n’interdit directement dans nos textes l’existence de ce cumul, il est même encadré dans certaines dispositions de la loi 17-95, relative à la société anonyme. En même temps, sa mise en œuvre pratique est soumise à des conditions drastiques au regard du droit social, qui ne permettent de reconnaître sa régularité que dans des cas exceptionnels.

L’ambiguïté naît plus précisément de l’articulation des deux régimes juridiques applicables au dirigeant salarié et que tout oppose : d’un côté le droit du travail, extrêmement protecteur du salarié et sanctifiant son lien juridique avec la société, dont la résiliation est strictement encadrée, et le droit commercial de l’autre, reposant sur une tradition héritée du droit français d’une révocation “ad nutum” (d’un hochement de tête), simple et immédiate du mandat social.

– Qu’engendre cette ambiguïté comme difficulté dans la pratique ?

- La pratique des affaires fait totalement fi des obstacles juridiques liés à la validité du cumul. Les sociétés entendent imposer la double fonction de dirigeant et de salarié de manière systématique, pour des raisons de commodité et de confort de gestion de ces positions souvent transitoires, et parfois éphémères dans le cursus d’un cadre. Mais aussi afin de s’assurer de recruter les managers les plus performants dans un marché concurrentiel.

Cependant, dans la quasi-totalité des cas, une fois le contrat de travail signé ou amendé par un avenant, et la nomination de mandataire social prononcée par le conseil d’administration, le dirigeant salarié est occupé à plein temps à ses fonctions de chef d’entreprise, sans accomplir la moindre tâche correspondant à l’intitulé de poste figurant sur sa fiche de paie. Plus encore, souvent, les fonctions portées sur le bulletin de salaire indiquent “directeur général” ou “general manager”, ce qui ne laisse place à aucune équivoque sur les missions qu’il est en charge de mener.

A contrario, le dirigeant marocain ne perçoit, généralement, aucune rétribution de sa qualité de chef d’entreprise – sauf à être actionnaire en même temps. Il perçoit des rémunérations uniquement au moyen de bulletins de salaire.

Or, et pour espérer lever l’ambiguïté de son statut, il est censé, en application de ses deux engagements, aménager son agenda de sorte à occuper alternativement ses deux fonctions (et non en même temps). Concrètement, il s’agit de certaines plages horaires bien identifiées dans son agenda, l’exercice de son poste technique tel que celui de directeur commercial ou directeur de production et, durant d’autres journées ou horaires, administrer la société.

Plus encore, durant sa mission salariée, le dirigeant doit à ce titre rendre compte à un N+1 [supérieur hiérarchique, ndlr], et être soumis à son contrôle et à ses instructions. Il s’agit là de la définition du lien de subordination, fondement du contrat de travail. Ce N+1 sera, le reste de la semaine, son N-1 ou N-2 dans son poste de chef d’entreprise.

Occuper une fonction technique ne suffit pas à justifier du caractère salarié. Il y a lieu de référer à un supérieur

Comme chacun le constate dans les grandes structures, cet imbroglio organisationnel est totalement inconcevable. Il peut être exceptionnellement effectif , dans certaines TPME dont les moyens limités ne permettent pas d’engager un directeur technique alors même que cette compétence est détenue par leur DG, et qui lui confient ce poste qu’il exerce réellement. Mais occuper cette fonction technique ne suffit pas à justifier du caractère salarié, il y a lieu de référer à un supérieur.

Certains groupes et multinationales tentent de contourner cette difficulté en rattachant le cadre dirigeant à un directeur de la maison mère. Or, ce rattachement revêt seulement un caractère organisationnel, sans pouvoir être analysé comme un lien de subordination.

En réalité, des règles de gouvernance au sein des sociétés anonymes et de la figure tutélaire du dirigeant qui jouit des pouvoirs les plus étendus, en autonomie, se révèlent totalement incompatibles avec un schéma efficient d’aménagement des conditions d’exercice de sa mission salariée.

– Selon la jurisprudence marocaine, le PDG ou le DG ne sont pas des salariés. Sur quels fondements repose cette position ?

- Comme précisé, la réalité organisationnelle des entreprises est telle que le cumul des fonctions n’est généralement que formel. Il ne répond pas aux exigences nécessaires à la reconnaissance de sa validité légale. Cet accommodement, avec un statut de dirigeant salarié purement documentaire et non pas régulier du point de vue du droit, ne soulève aucun problème particulier durant le déroulement de la mission du chef d’entreprise.

La question se pose lors de la résiliation du lien juridique qui survient par la révocation du dirigeant, sur un fondement fautif ou pour répondre à des nécessités de restructuration de la société.

Dans ce cas, et lorsque l’entreprise ne souhaite pas conserver celui-ci en tant que salarié pour motif de perte de confiance ou, tout simplement, que les fonctions techniques correspondant à son champ de compétence sont occupées par un autre directeur qui donne pleine satisfaction, le dirigeant cherchera à être indemnisé en contrepartie de cette interruption précoce de sa mission.

Deux situations sont alors possibles :

  • Soit il avait pris ses précautions préalablement à sa nomination et prévu un accord conventionnel organisant les conditions de la réparation de toute révocation avant l’expiration du mandat. Si la société ne souhaite pas s’exécuter amiablement, le juge commercial sera saisi et ordonnera la mise en exécution des engagements pris.
  • Soit le dirigeant salarié n’a pas anticipé une telle déconvenue. Il se tournera alors systématiquement vers le juge social en espérant percevoir les différents postes d’indemnités prévus par le Code du travail.

Ce réflexe est assez compréhensible si l’on s’en tient à sa perception de son statut. Il dispose d’un contrat de travail, de bulletins de salaire et a payé ses cotisations sociales, de même qu’un impôt sur le revenu à ce titre.

De plus, il peut être rassuré par la lecture de la loi 17-95 qui dispose via son article 67 ter que “le contrat de travail du directeur général ou du directeur général délégué révoqué, qui se trouve être en même temps salarié, n’est pas résilié du seul fait de la révocation”.

Le juge social, lorsqu’il est saisi, n’applique cependant pas à la lettre cette disposition à caractère commercial. Il se réfère à un raisonnement strict conforme aux exigences du droit du travail qui lui donne libre appréciation de la qualification d’un lien de droit entre un individu et une société. Toutes les prestations et missions ne revêtent pas le caractère de salarié, qui repose entièrement sur la définition jurisprudentielle de l’existence d’un lien de subordination et suppose “la soumission du salarié dans l’exécution de son travail, au contrôle, à la direction et à l’autorité de l’employeur”.

C’est donc l’absence de ce lien hiérarchique qui mène la Cour de cassation, depuis quelques années, à affirmer dans ses différents arrêts que le directeur général et le président directeur général ne sont pas des salariés, alors même qu’ils disposent d’un contrat de travail ou sont rémunérés au moyen de salaires. L’autonomie inhérente à leurs fonctions, durant lesquelles ils ne rendent compte qu’à leur conseil d’administration, les rend inéligibles à percevoir les indemnités prévues par le Code du travail.

La “précarité” dans laquelle se situent aujourd’hui les dirigeants est préjudiciable aux équilibres économiques

– Faut il adapter le statut de dirigeant salarié ? Quelle formule adopter ? Qu’en est-il en droit comparé ?

- La conflictualité entre le législateur commercial qui a entendu prévoir la continuité du contrat de travail, durant et à l’issue du mandat social dans la loi 17-95, avec les règles imposées par le législateur social arc-bouté sur ses principes particuliers, nécessite qu’un texte spécifique vienne trancher cette question.

En effet, la “précarité” dans laquelle se situent aujourd’hui les dirigeants est préjudiciable aux équilibres économiques puisqu’elle risque d’éroder leur latitude managériale et de les placer en position inconfortable vis-à-vis de leurs administrateurs, et donc de leurs actionnaires. Il est compréhensible qu’ils soient tentés de demeurer dans l’évitement de toute décision ou position qui pourraient mener à leur révocation, ce qui est peu propice au déploiement de toute leur audace décisionnelle.

Les Anglo-Saxons règlent cette question en autorisant des indemnités, le plus souvent conséquentes, en cas de résiliation du mandat social, ce que le droit français que nous avons reproduit interdit. La pratique des affaires est également à la systématisation de l’intervention d’un avocat et à l’élaboration d’accords conventionnels organisant le déroulement du mandat et sa possible interruption. Des bonus et indemnisations de tous ordres sont imaginés et mis en place pour compenser une décision possiblement anticipée, compensatoire du turn over important des PDG dans cette région du monde.

Le même individu peut très difficilement jongler dans une même entité, et dans la même période, entre différentes casquettes

Je ne pense pas qu’une formule adéquate puisse être proposée sur ce sujet dans la réforme prochaine annoncée du Code du travail, car, il faut se rendre à l’évidence, le même individu peut très difficilement jongler dans une même entité, et dans la même période, entre différentes casquettes dont le spectre d’autonomie et de dépendance répondent à des logiques irréconciliables.

La clarification de la qualification du lien de droit qu’entretient une société avec son DG ou son PDG nous paraît nécessairement passer par la suspension automatique du contrat de travail durant le mandat social, et sa reprise effective à son issue. Ou bien par la résiliation pure et simple du lien social par démission ou accord amiable compensatoire avant la nomination aux fonctions de dirigeant.

À titre d’exemple, le Guide d’application du code AFEP MEDEF de gouvernement d’entreprise des sociétés cotées en France recommande vivement aux sociétés cette résiliation anticipée. Ce document ajoute que “si la société considère que le contrat de travail peut néanmoins être maintenu et suspendu, les explications fournies doivent faire apparaître clairement non seulement les justifications de ce choix, mais encore les conséquences de celui-ci en matière d’indemnités liées à la rupture du contrat de travail”.

La Cour de cassation française, dans le même registre, n’a pas manqué de considérer que si les parties n’ont pas prévu le sort du contrat de travail durant le temps du mandat, celui-ci sera considéré comme suspendu de plein droit. La société devra reprendre son lien d’employeur à l’issue de ce mandat, ou bien décider de licencier le salarié (et donc de l’indemniser s’il n’a commis aucune faute grave).

La transformation de notre tissu économique, d’entités à caractère familial vers un paysage où la gouvernance de ces sociétés serait confiée à des personnes tierces, dirigeants professionnels, notamment dans le cadre de transmission d’entreprises, nécessite à tout le moins de mener une réflexion propice à trancher ce sujet, en mettant en conformité la réalité des affaires avec les exigences de notre régime juridique.

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