Dans le massif de Siroua, le tapis de Taznakht victime collatérale des changements climatiques

WEBDOC. Frappé de plein fouet par les effets des changements climatiques et l’exode des jeunes, les zones de montagnes dans l’Anti-Atlas central perdent de plus en plus leur patrimoine naturel et culturel local. Reportage.

G.W.K et A.B (cartes)

Sur la route de Jbel Siroua, faisant la jonction entre le Haut et l’Anti-Atlas, se succèdent des plateaux et de petites et hautes plaines, et parfois de franches montées, sur une route sinueuse, puis des décentes en pente douce jusqu’à Taznakht.

On est sur la route nationale 10 qui va d’Agadir jusqu’à Bouarfa en passant par Taliouine, Taznakht et Ouarzazate. Le jeudi est le jour du souk du bétail et de la laine à Taznakht.

Réchauffement continu

Tôt le matin, il fait encore frais, mais trop chaud pour la saison. Il est 9h et il fait 12°C. "D’habitude au mois de décembre, il fait tellement froid les matins qu’on a du mal à bouger tellement nos membres sont engourdis", commente Omar, notre accompagnateur. "Depuis quelques années, il fait plutôt bon en cette période, ce qui n’est pas normal".

On est à plus de 1.400 m d’altitude et les sommets environnants sont désespérément secs. De loin, on voit le Jbel Siroua formant son N reconnaissable entre mille. Plus loin derrière, on peut voir son voisin, le Jbel Toubkal. "Il n’a pas plu depuis juin, et depuis la violente tempête de février dernier, nous n’avons plus revu la neige. D’ailleurs, ses traces se sont évaporées quelques jours plus tard à cause de la chaleur, comme si c’était un rêve", affirme Omar.

L'itinéraire que nous avons fait pour ce reportage.

Le souk est animé

Ci-dessus: les sons du souk.

Dès la porte, on annonce la couleur. Des ballots de laine blanche, emballés dans de gros sacs bleus et jaunes, sont disposés à même l’enceinte couleur fauve de ce lieu commercial de très haute importance pour la région. C’est en effet le principal marché de bétail de la région. Et le seul de cette taille pour la race ovine locale, le mouton de Siroua.

La laine, principal enjeux de l'élevage du Siroua.

Connu pour sa petite taille, son faible poids, et surtout pour la qualité de sa laine, produit de base pour la confection des tapis de Taznakht ou Ouaouizeght, il tire son nom de la tribu la plus importante du territoire. Alors que l’on s’attend à des dizaines de moutons de cette race caractéristique, on se retrouve avec une multitude de races différentes, même de grandes chèvres alpines importées.

Il faut avoir bien cherché pour détecter la race locale au milieu de l’activité effrénée du souk. Des vendeurs, des acheteurs, des intermédiaires ou de simples badauds, essentiellement masculins, s’activent au milieu d’un brouhaha où se concurrencent les sons des hauts parleurs proposant divers produits et les bêlements stridents des bêtes décontenancées. Les prix sont élevés : un jeune agneau Siroua chétif de moins d’une année coûte 2.000 dirhams. "Depuis quelques années, les prix ont augmenté, il n’y a plus beaucoup d’offres", observe Omar.

À la sortie sud-ouest de la ville historique, principal point de rencontre des tribus du Souss avec celles du Draa, on prend à droite sur une petite route latérale vers le sommet du Siroua. Tout de suite après, on tombe sur le barrage de Taghaddoute, magnifique étendue d’eau dans ce milieux aride. Un vrai paradis pour les ornithologues avec une multitude d’espèces migrantes.

Une région pittoresque mais sous-développée

Même s’il contient encore de l’eau, on peut voir à l’œil nu que le barrage est très diminué par la succession des années de sécheresse.

Le barrage Taghaddoute s'assèche.

On nous dit que son volume a augmenté en raison du séisme survenu le 8 septembre dernier et qui a permis de quasiment doubler les débits des différentes sources qui l’alimentent.

À partir du village qui surplombe le barrage entouré d’une riche végétation, la montée vers les sommets arides de l’Anti-Atlas débute. Se succèdent ainsi des paysages de steppes arides ornées de pierres de différentes tailles, de touffes d’armoises, de restes de lavandes desséchées, de spartes de genets, de thyms, de stipes, de saligne à balai (hammada scoparia) ou d’anvilla, mais aussi de gorges abruptes, pour la plupart domestiquées par les mains de l’Homme qui y a sculpté durant des millénaires des terrasses irriguée dédiées à l’agriculture de quelques céréales et au safran.

Imeghlay, à plus d’une heure de Taznakht (moins de 35 km), est le dernier village relié à un chemin goudronné. À l’entrée du village, un magnifique agadir datant de plusieurs siècles, toujours en fonction, accueille les visiteurs. Il est surplombé par une mosquée dotée d’un minaret de plus de vingt mètres, aussi construit en pierre. C’est une des curiosités locales. Des dizaines de tapis aux couleurs chatoyantes sont exposées au soleil. À côté de quasiment toutes les maisons familiales, des espaces sont réservés pour déposer des tapis, produits de l’artisanat des femmes du village et principal débouché de la filière du mouton de Siroua.

Le village Imeghlay avec son agadir et sa mosquée en pierre.

Dans l’une des maisons, à côté du terrain de foot du village, nous rencontrons notre chauffeur, Mohamed. Il nous accueille avec le petit déjeuner. Il est quasiment 11h et un soleil chaud est bien accroché dans un ciel clair d’un bleu pâle. Au menu, pain chaud, miel, huile d’olive, amandes et thé au safran. La maison est organisée autour d’une cour intérieure où les pelotes de laine fraîchement teintées sèchent à l’air libre, accrochées aux parois de la cour carrée. À gauche, l’anoual, la cuisine dotée d’un fourneau en terre allumé avec de la paille et de l’armoise stockées pour l’hiver au coin de l’anoual. Au fond du patio, à côté d’une petite jardinière, l’atelier, avec son métier à tisser, sont bien visibles depuis l’entrée. Le salon et les chambres à coucher font face à l’anoual sur la droite.

À partir de ce village, c’est le domaine du transport "mixte". De grosses Mercedes 508 sans âge prennent la relève des taxis ou voitures individuelles et remplissent la fonction vitale du service public ; en l’occurrence celle de relier les villages excentrés. Des bancs amovibles en fer servent de sièges. Ils peuvent laisser place aux marchandises, tout comme le toit équipé d’un porte-bagage peut aussi accueillir les passagers les plus téméraires au milieu des ballots de marchandises, dans les cas où l’intérieur de la camionnette ne peut pas prendre tout le monde.

Notre chauffeur, fils de ce village, est expérimenté. Il a plus de 24 ans de métier, nous dit-il. "Mon père et mon grand-père étaient aussi dans le transport. Après que j’ai échoué au bac, à Marrakech, j’ai essayé de travailler pendant quelques années dans le tourisme, avant de récupérer l’affaire de mon père qui se faisait vieux. J’ai un frère qui s’occupe de l’agriculture, un autre qui fait du négoce des tapis de sa femme et de ses filles, et d’autres qui sont en ville. Ici, on s’entraide. C’est Tiwizi."

Un savoir-vivre ancestral

Et Tiwizi, le travail solidaire collectif, ce n’est pas seulement dans le cadre familial ; c’est aussi au sein des tribus et entre les villages. "Ici, ces pistes par lesquelles on passe, ce sont les villageois qui les ont construites." Et des pistes, il en faut pour arriver à notre destination : Tadrart Ait Ouagharda, la zone d’estivage de la tribu éponyme.

Tadrart, témoin des savoir-faire locaux et de la gestion des communs.

Perchées sur un plateau au pied du Mont Siroua, c’est ici que les populations se rendaient historiquement pour faire de l’agriculture et de l’élevage après la fonte des neiges hivernales. C’est une vaste zone irriguée par des seguias qui tirent l’eau sur des centaines de mètres des sources en flac de montagne, aux terrasses irriguées.

Sur la route de Tadrart, on rencontre un des rares berger de la région qui n’a pas encore quitté la zone d’estivage, malgré l’approche de l’hiver. Avec un troupeau d’une soixantaine de têtes à peine, il est resté à la lisière de la zone de "mise en défens", prévue par les lois coutumières, l’Orf.

Cette zone interdit l’accès aux pâturages, ce bien commun de la tribu, entre mars et juin, alors que l’hiver froid et neigeux en altitude les fermait de fait entre octobre et mars. Ces règles sont gardées par des imzouarn, des gardiens qui infligent des azzaines, des amendes, à tout contrevenant. Ces azzaines peuvent être au profit de la communauté (un mouton par infraction) et/ou destinés à un particulier si sa parcelle a été dégradée. Avec les changements climatiques, les années de sécheresse et les changements sociétaux en cours, cet ordre semble aujourd’hui perturbé.

Les troupeaux deviennent de plus en plus réduits.

Interpellé par notre accompagnateur, un vieux monsieur remonte la piste à notre rencontre. Il avait le regard perdu dans la montagne alors que son cheptel broutait paisiblement dans les touffes d’armoises desséchées, derrière lui, plus haut, en contre-flanc.

Le mouton Siroua tend à disparaître

Vêtu d’une grosse jellaba en laine brune, les yeux plissés par l’exposition à la lumière et au soleil, le visage tanné et cramoisi, notre berger d’une soixantaine d’années semble avoir été tiré de l’abîme de sa contemplation. Il met un moment avant de comprendre et d’interagir, comme sorti d’une longue méditation. "Ici, les choses changent rapidement", témoigne-t-il. "Il y a moins de moutons. Avant on menait des troupeaux de minimum 400, 600 têtes. Les plus nantis des kessabas dépassaient les 1.300 têtes".

"Plusieurs bergers de père en fils les emmenaient en pâturage pendant des mois. Maintenant il n’y a plus grand-chose à manger et les moutons sont trop chers. Ils ont tous été vendus ou sont morts car trop chétifs. Il en reste seulement quelques-uns. Et de toute manière, il n’y a plus personne qui veut faire ce métier", résume-t-il. Pour lui, ce ne sont pas seulement les effets des changements climatiques qui sont en cause, mais aussi ce mode de vie dur et solitaire et la faiblesse des revenus qu’il engendre.

En revenant aux archives, on se rend compte que ces problématiques, que ce soit celle de la sécheresse ou des changements sociologiques dans la région du massif de Siroua et leurs implications, notamment sur la filière tapis, sont documentées depuis les années 1980. En 1981, le Dr Mohamed Zahiri parlait déjà de la menace qui planait sur la race Siroua. Il estimait alors le cheptel à 250.000 têtes. Dans une étude menée par l’association Migration & Développement fin 2019, la population des moutons Siroua était estimée à moins de 74.000 têtes dans les communes de Assais et Siroua, berceaux de la race et qui concentrent la plus grande majorité du cheptel.

Pas de politiques dédiées aux populations de montagne

Une baisse effarante sur moins de 40 ans qui menace non seulement la biodiversité et le patrimoine local mais aussi l’une des principales sources de revenu monétaire de ces régions de montagne. En effet, avec l’artisanat de tapis (issu de la laine du Siroua) et le safran, durement impacté par les effets des changements climatiques, ce sont les deux sources de revenu monétaire (en plus des subsides de migrants) qui permettent le maintien des populations sur place.

"Avec la sécheresse des dernières années, nous craignons que les statistiques fournies par cette étude soient déjà obsolètes", affirme Abderrazak El Hajri, directeur de l’association Migration & Développement. Pour lui, en plus des conséquences des changements climatiques et de la sécheresse, il faut relever la faiblesse des politiques publiques dans la région qui n’adressent pas suffisamment les problématiques spécifiques de l’agropastoralisme de montagne.

"Une grande partie de notre territoire est constitué de montagnes, mais nous ne voyons pas de politiques efficaces spécifiquement dédiées aux populations qui y résident. Il n’existe pas par exemple de centre de formation dédié à l’élevage en montagne ou à sa valorisation. Nous constatons que les politiques sont en silo. Les Offices régionaux de mise en valeur agricole (ORMVA) ou les Eaux et forêts travaillent sur l’amont des filières ; l’Artisanat ou la Culture sur l’aval, alors qu’en réalité, ce sont des écosystèmes complexes qui doivent être adressés dans leurs ensembles."

Sèche, pittoresque et sous-développée.

"Des études ont été réalisées sur le potentiel de la laine ou de la viande issu des races endémiques, adaptées au climat local, mais on a préféré importer de nouvelles races plutôt que de travailler sur l’existant", explique Abderrazak El Hajri. Par ailleurs, souligne-t-il, certaines lois, comme la loi 113-13 relative à la transhumance pastorale, ne prend pas du tout en compte le rôle des populations locales et de leurs pratiques de gestion des biens communs (pêcheries, pâturages, c’est-à-dire des ressources hybrides pas totalement échangeables), contribuant ainsi à la dégradation des territoires et des savoirs anciens et accélérant de fait les effets des changements climatiques, comme l’érosion des sols et la désertification des pâturages. "Nous nous dirigeons vers des tragédies des communs alors que nous avons des pratiques séculaires complètement ignorées par la lois", tonne-t-il.

Entre-temps, pour faire face à la rareté de la laine locale, spécifique à la région, et face à l’engouement suscité par les tapis, de plus en plus de laine brute et de fils de laine sont importés, notamment de Marrakech, pour satisfaire la demande du secteur touristique, menaçant de fait l’originalité et la qualité du tapis Ouaouizeght.

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