L’histoire du douar Loulija, pourvoyeur de talents pour les cirques européens
Cette deuxième escale de la série “Mémoire d’artistes” nous emmène à la rencontre de Mohamed et Abdellatif, tous deux originaires de douar Loulija, un village situé à quelques kilomètres de Taroudant. Comme nombre de leurs proches, amis et voisins, ils ont été la cheville ouvrière sur laquelle s’est construite la réputation des plus grands cirques européens. Et, à travers eux, s’est perpétué l’art ancestral du cirque marocain.
L’histoire du douar Loulija, pourvoyeur de talents pour les cirques européens
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Amine Belghazi
Le 22 août 2023 à 16h03
Modifié 27 août 2023 à 19h30Cette deuxième escale de la série “Mémoire d’artistes” nous emmène à la rencontre de Mohamed et Abdellatif, tous deux originaires de douar Loulija, un village situé à quelques kilomètres de Taroudant. Comme nombre de leurs proches, amis et voisins, ils ont été la cheville ouvrière sur laquelle s’est construite la réputation des plus grands cirques européens. Et, à travers eux, s’est perpétué l’art ancestral du cirque marocain.
C’est à l’âge de 21 ans que Mohamed Aït Malek saute à pieds joints dans l’inconnu. À cette époque, il ne s'était jamais aventuré en dehors de son village natal, situé à une cinquantaine de kilomètres de la ville de Taroudant, et ne connaissait rien aux métiers du cirque. Pourtant, il vient d’accepter son premier contrat de travail en tant que technicien dans l’un des plus grands cirques suisses.
Le village où il a grandi, peu de gens seraient en mesure de le situer sur une carte. Douar Loulija fait partie de ce que l’on a souvent qualifié injustement de “Maroc inutile”. Pourtant, ce village jouit, de l’autre côté de la Méditerranée, d’une réputation exemplaire auprès des forains et des gens du voyage. Et pour cause ! Il a été, depuis les années 1960, l’un des plus importants pourvoyeurs en main-d'œuvre pour les métiers du cirque en Europe. Suisses, allemands ou autrichiens, tous les cirques s’arrachaient les services de cette force de travail bon marché, assidue et corvéable à souhait.
Marchant dans les pas de ses aînés, Mohamed fut enrôlé en 1990 au poste de technicien dans le célèbre parc d'attractions ConnyLand, situé à Lipperswil, grâce à un cousin installé en Suisse une vingtaine d’années plus tôt, lui-même membre d’une troupe de cirque. Mohamed y passera en tout trois années, avant de rentrer définitivement au pays.
De cette période passée sur le sol helvétique, Mohamed gardera des souvenirs que le temps n’aura pas réussi à altérer. Et c’est avec fierté qu’il exhibe les photographies immortalisant ce chapitre de sa vie, en nommant une à une les personnes qui y figurent.
Une en particulier semble retenir son attention. “Cette photo a été prise lors de la cérémonie de clôture de la tournée que nous avions organisée. Ici au centre, c’est Conny, le fondateur du cirque... et me voici à droite avec mes collègues marocains”, confie Mohamed, empreint de nostalgie.
Il marque un temps d’arrêt pour contempler les visages. Il se souvient des noms et des origines de chaque personne présente sur la photo, qu'ils soient artistes, mécaniciens ou électriciens... “Durant les trois années qu’a duré mon séjour en Suisse, j’ai côtoyé des gens de différentes nationalités : des Polonais, des Allemands, des Anglais, des Philippins, des Tchécoslovaques, des Autrichiens et des Américains. Certains sont restés des amis proches avec qui j’ai gardé contact des années après mon retour au Maroc”, raconte Mohamed.
Il faut dire que les métiers du cirque sont particulièrement éprouvants, et le labeur qui rythme le quotidien des artistes et des techniciens forge avec le temps de solides liens de fraternité.
Au four et au moulin
“Sur les trois années que j’ai vécues avec le groupe, je n’ai tenu qu’un mois en tant qu’ouvrier. Passé ce mois, j’ai demandé à être affecté en cuisine, là où la charge de travail était beaucoup plus soutenable”, se souvient Mohamed. Cette nouvelle fonction ne le déchargeait pas pour autant des tâches techniques.
En effet, dans les métiers du cirque, la polyvalence est loin d’être un simple atout, c’est une nécessité. Aussitôt finies les tâches auxquelles Mohamed était affecté, il devait prêter main forte aux techniciens pour monter, démonter, nettoyer, réarranger ce qui devait l’être avant le prochain spectacle. “On travaillait parfois de jour et de nuit, et il nous arrivait même de nous endormir sans nous déchausser”, se souvient-il, amusé.
“Des fois, on prenait la route de nuit, pour construire dès notre arrivée le chapiteau dans lequel le spectacle allait se tenir. Il fallait aussi, au même moment, préparer à manger pour les troupes et les techniciens, agencer les lieux, etc.”, poursuit-il.
Les travailleurs marocains issus du douar Loulija sont très prisés. C’est à eux qu’étaient confiées les tâches les plus difficiles. Abdellatif Aakty en faisait partie. Ce sexagénaire, aujourd’hui installé à Agadir où il travaille comme chauffeur de taxi, relate le quotidien difficile qu’était le sien. “Nous étions constamment en mouvement. Tous les trois ou quatre jours, nous devions jeter l’ancre à un endroit différent. Parfois, on arrivait tôt le matin dans un village pour monter le chapiteau et installer les cages des animaux. À peine terminé, il fallait qu’on prenne une douche pour préparer le premier spectacle qui commençait à 15 h. À la fin du show, vers 17 h, on prenait rapidement une collation avant de nous préparer pour le spectacle du soir qui débutait à 20 h. Trois heures plus tard, nous portions à nouveau nos combinaisons et nos bottes pour démonter le chapiteau et ranger nos affaires. On ne se couchait qu’à 3 h, et on devait être debout à 6 h pour naviguer vers une autre destination.”
Un rêve forgé à la force du poignet
Le destin n’a pas toujours souri à Abdellatif. À l’âge de douze ans déjà, la faucheuse le sépare de sa mère. Son père s’étant remarié peu de temps après, les relations deviennent tendues avec la belle-mère, forçant l’enfant de quatorze ans à voler de ses propres ailes. “J’ai quitté mon douar en 1976 pour m’installer à Casablanca où j’ai travaillé dans un atelier de ferronnerie jusqu’en 1982. C’est dans cette ville que j’ai rencontré ma première épouse. Un mariage qui n’a pas duré longtemps car on s’est séparé six mois plus tard”, raconte Abdellatif.
Confronté à un quotidien pénible et sans perspectives, Abdellatif caresse le rêve de rejoindre l’Europe, un vœu que sa belle-famille ne partage pas. Il retourne alors dans son village natal où il épouse celle qui deviendra la mère de ses enfants.
Sur recommandation de son frère aîné, Abdellatif décroche enfin son premier contrat pour rejoindre le cirque suisse Arena, en tant que technicien. C’était en 1986.
À cette époque, seuls les artistes avaient le droit d’être accompagnés de leur épouse. Les autres devaient se résigner à ne voir leur famille qu’une fois par an.
C’est donc par amour que Abdellatif, jeune ouvrier du cirque Arena, prépare sa reconversion dans les arts du cirque. “À la nuit tombée, au moment où tout le monde allait se coucher, j’accrochais une corde que je tendais au tracteur, et m’entraînais pendant des heures à me tenir en équilibre. Beaucoup de mes camarades se sont moqués de moi. Mais mon patron de l’époque voyait ma progression et m’encourageait à m'entraîner davantage. C’était mon combustible, je carburais à ses encouragements”, commente-t-il avec humour.
Les efforts du jeune Abdellatif ont fini par porter leurs fruits, car un an plus tard, il fera enfin son baptême de la scène. “Le numéro fut un succès tel que le patron m’a demandé d'en préparer un autre pour la deuxième partie du spectacle. C’est ainsi que j’ai appris à dresser des animaux, à réaliser des tours de magie, et vers la fin je maîtrisais également les techniques des cracheurs de feu”, raconte Abdellatif.
Son accès au rang d’artiste lui a permis de négocier l’arrivée de son épouse dans la formation, où elle fut chargée de la cuisine pour les ouvriers marocains et de la régie lumière lors des spectacles.
À cette première expérience succéderont d’autres : le cirque Viva, Circus Olympia, puis le célèbre cirque Medrano. Cette dernière expérience professionnelle s’est soldée par un événement dramatique qui tracera l’avenir de Abdellatif à jamais.
La chute
En plus d’être particulièrement pénibles, les métiers du spectacle et plus particulièrement du cirque ne sont pas sans danger. Que ce soit sur la scène ou en dehors, les artistes et les techniciens sont confrontés aux accidents qui peuvent se produire à la moindre faute d’inattention.
Mohamed Aït Malek se remémore deux cas ayant connu une fin tragique : “Je connaissais un monsieur qui était notre voisin au douar. Il travaillait avec une troupe et s’occupait de l’entretien et du dressage des éléphants. Un beau jour, on nous a appris qu’il était décédé, écrasé sous le poids d’une éléphante de cinq tonnes. Un autre a péri des suites d’une chute mortelle en tentant de réparer le toit du chapiteau.”
À son tour, Abdellatif a flirté avec la mort un soir de l’année 1992. Un accident auquel il a miraculeusement survécu. “C’était à la fin d’un spectacle. Le chauffeur polonais étaient impatient de rejoindre le reste de l’équipe pour l’apéro. Il essayait de gagner du temps en remorquant les caravanes en deux voyages plutôt que trois. Sur la route montagneuse, au détour d’un virage, l’esse métallique a cédé sous le poids du tractage. Je me suis retrouvé au fond du ravin à plusieurs dizaines de mètres de la route. Il a fallu affréter un hélico pour me sortir de là”, détaille Abdellatif.
Cet accident lui aura causé de nombreuses fractures au bras, quatre côtes brisées, des blessures à la tête et des perforations de l’estomac, d’un rein et des intestins. Admis en urgence, inconscient, Abdellatif se réveillera de son coma un mois plus tard, et passera deux autres mois sous surveillance médicale.
Cet accident le poussera à envisager son avenir différemment.
Persévérance et révérence
Remis sur pied au terme d’une longue convalescence, Abdellatif projette de mettre à profit son savoir-faire et son expérience pour fonder son propre cirque au Maroc. “À l’époque, je voyais clairement tout le potentiel que ce projet renfermait. J’aurais pu former les jeunes du village aux métiers du spectacle, fonder la troupe, et entamer un business florissant”, déclare-t-il.
L’enthousiasme du jeune entrepreneur tourne court. “Dès mon retour en 1992, j’ai écrit aux ministères de la Culture, de la Jeunesse et des sports et de l’Intérieur. Tous m’ont indiqué que le traitement de ce dossier ne faisait pas partie de leurs compétences”, se souvient Abdellatif non sans amertume. Ces correspondances contenaient également presque l’intégralité des photos prises tout au long de son séjour en Suisse. Des clichés qui n'ont jamais été restitués.
Abdellatif reconnaît aussi qu’il était à cette époque mal renseigné et mal orienté. “Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris qu’il fallait demander l’autorisation aux autorités locales, à chaque endroit où le spectacle était prévu. Quand j’ai compris cela, il était déjà trop tard car je m’étais engagé dans d’autres projets”, dit-il. “Pour faire ce métier, on a dorénavant besoin de certificat ou de diplôme. Moi, tout ce que j’ai appris, je l’ai appris sur le tas.”
Après cet échec, Abdellatif reprend la route en 1995, destination l’Autriche cette fois-ci, pour rejoindre le cirque Adriano, un cirque itinérant qui n’existe plus.
Le quotidien de ce cirque a été immortalisé dans un film documentaire de 30 minutes intitulé On the road with Emil, réalisé par Hubert Sauper en 1993. Il montre la vie difficile que menaient les artistes et les ouvriers du cirque à cette époque, et rapproche le spectateur de la personnalité complexe d’Emil Pfeiffer, son fondateur.
Abdellatif passera deux années aux côtés d’Emil avant que ce dernier ne lui propose de s’associer pour créer un nouveau cirque itinérant, moins grand et plus compact, capable de se déplacer plus aisément, avec des coûts moins importants. Une proposition qui séduit Abdellatif, avant qu’un fâcheux incident l’opposant au fils d’Emil ne vienne tuer ce projet dans l'œuf. En 1997, Abdellatif rentre pour s’installer définitivement au Maroc.
Aux origines…
Dans ce petit village perdu dans la plaine du Souss, peu connu du grand public, qui a pourtant fait le succès des cirques les plus prestigieux en Europe, les histoires comme celles de Mohamed et Abdellatif pullulent. Il en existe une centaine.
Toutes ces histoires sont reliées de près ou de loin à feu Bahcine Abdan. Il a été à l’origine du recrutement massif des jeunes du douar Loulija dans les cirques européens.
Parti en Suisse au début des années 1960, période qui coïncidait avec une pénurie de main-d'œuvre dans les métiers du cirque, il suggérera le recours aux ouvriers marocains qui, en plus de leur salaire, pouvaient également arrondir leurs fins de mois en vendant des objets traditionnels qu'ils confectionnaient. “Bahcine Abdan a fait beaucoup de bien aux jeunes du village. Il leur a permis d’apprendre un métier, d’assurer leur avenir et celui de leur famille. Beaucoup de ces jeunes ont fondé leur foyer en Europe et certains d'entre eux s’y sont installés définitivement”, témoigne Mohamed Aït Malek.
De ce lien intense entre le douar Loulija et les cirques européens, il ne reste que quelques photographies et des récits éparpillés, souvent oubliés, qu’on évoque dans les cercles intimes. Pourtant, l’expérience accumulée par les natifs du village pourrait profiter aux jeunes générations qui choisiront d’emprunter cette voie des métiers du cirque.
“Aucune école, institution ou centre de formation n’a cherché à documenter l’expérience des gens du village”, déplore Mohamed.
Actuellement, on compte moins d’une vingtaine de Marocains originaires de douar Loulija en poste en Europe dans les métiers du cirque. Plusieurs facteurs contribuent à cela. D’une part, “les formalités à accomplir pour le recrutement des ouvriers en dehors de l’espace Schengen sont de plus en plus complexes et de plus en plus restrictives”, souligne Mohamed Aït Malek.
À cela s’ajoute le déclin progressif des arts du spectacle en Europe. “À l’époque où l'on se produisait, nous étions constamment en tournée. À chaque escale, les spectateurs arrivaient par milliers non seulement des villes et villages où le show avait lieu, mais aussi des villages situés à proximité. On pouvait facilement accueillir 2.000 à 3.000 spectateurs par jour. Aujourd’hui, le public ne se compte que par centaine. Ce qui ne permet plus de payer les coûts exorbitants du cirque, dont les salaires des ouvriers”, observe Abdellatif Aakty.
Le Maroc, le cirque, une histoire
Bien que les habitants du douar Loulija n’aient croisé le chemin du cirque qu’à partir des années 1960, les arts circassiens au Maroc n’en demeurent pas moins une tradition ancestrale.
En effet, il est difficile de traiter de cette discipline sans évoquer l’influence historique des troupes de Ouled Sidi Ahmed Ou Moussa sur les métiers du cirque. Ces acrobates qui se produisaient habituellement dans les différents moussems, et que l’on croise encore aujourd’hui sur les grandes places des villes touristiques marocaines, perpétuent une tradition qui remonte à plusieurs siècles. Elle s’est exportée en Europe avant la Première Guerre mondiale, et a atteint l’autre rive de l’océan Atlantique.
Plusieurs archives écrites témoignent en effet de la présence des acrobates marocains dans les cirques américains dès le début du XIXe siècle. Une gravure en particulier, réalisée en 1838 et intitulée The Bedouin Arabs, a circus act, atteste de cette présence remarquable. De nombreuses autres affiches et des témoignages écrits supportent également cette hypothèse. D’ailleurs, les nombreuses études menées sur le sujet avancent que la présence des acrobates marocains dans le Nouveau Monde est antérieure à leur notoriété en Europe.
Le nom de Ali Hassan ben Ali revient souvent dans les récits de cette époque. Ce natif du Souss marocain était le principal pourvoyeur en acrobates marocains pour les cirques américains. Sa troupe a d’ailleurs participé dans de nombreux spectacles, dont celui du Wild West Show du célèbre Buffalo Bill. C’est ici qu’un préadolescent, âgé à l’époque d’à peine 12 ans, et qu'on connaitra plus tard sous le nom Noble Drew Ali, côtoiera pour la première fois des troupes d’artistes musulmans.
Cette rencontre a sans doute influencé le reste de son parcours qui se soldera par sa conversion à l’islam, et par la fondation de la secte Moorish Science Temple of America. Cette secte, à laquelle on attribue en grande partie la paternité de l’organisation Nation of Islam, continue de revendiquer des origines marocaines.
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