Ces moments inédits où Rahma Bourquia parle de son parcours et de son travail de recherche

Socio-anthropologue de formation, Rahma Bourqia a été la première femme présidente d'université au Maroc. Elle fut également membre de la Commission consultative pour la réforme de la Moudawana entre 2001 et 2004. La faculté de Ain Chock a invité cette grande figure de la pensée et de la recherche pour un retour sur son parcours de pionnière engagée dans les problématiques de son temps.

Ph. MAP

Ces moments inédits où Rahma Bourquia parle de son parcours et de son travail de recherche

Le 6 juillet 2023 à 11h17

Modifié 6 juillet 2023 à 16h19

Socio-anthropologue de formation, Rahma Bourqia a été la première femme présidente d'université au Maroc. Elle fut également membre de la Commission consultative pour la réforme de la Moudawana entre 2001 et 2004. La faculté de Ain Chock a invité cette grande figure de la pensée et de la recherche pour un retour sur son parcours de pionnière engagée dans les problématiques de son temps.

Moment très attendu, Rahma Bourquia est revenue sur les moments clés de son parcours de socio-anthropologue et nous a livré une lecture rétrospective très lucide sur l'évolution de la société marocaine.

La chercheuse a mis l'accent sur les grandes thématiques de son travail de recherche et de publication, qu'elle a regroupées en 6 catégories :

1- L'État et le pouvoir de la culture politique.

2- Les femmes et les rapports de genre.

3- Les jeunes.

4- Les valeurs, les rituels et les représentations culturelles.

5- L'éducation, l'enseignement et l'enseignement supérieur.

6- Les phénomènes liés à la mobilité, la globalité et l'ère numérique.

La thèse, étape fondatrice

La chercheuse a rappelé que généralement, le champ de réflexion choisi au départ est souvent celui de la thèse. "Il représente l'entrée en matière, à la fois pour la formation et pour le projet de recherche qui se développe au-delà de la thèse. C'est ainsi que la thèse est une étape fondatrice du projet de vie du chercheur. Si le choix de la thèse est inapproprié, le diplôme de doctorat devient un gagne-pain et non pas un moyen de faire de la recherche."

Rahma Bourquia est ainsi revenue sur le sujet de sa thèse, intitulée "L'Etat et les tribus Zemmour et Zayane aux XIXe-XXe siècles" et soutenue à l'Université de Manchester. "Mon travail de thèse m'a amenée à penser que le pouvoir se situe certes au niveau de l'État, mais pas uniquement, dans la mesure où il est ailleurs, ce qui nous pousse à nous poser des questions sur la façon dont fonctionne le pouvoir et quels sont ces lieux."

Cette réflexion l'a menée à la conclusion que le pouvoir n'est pas uniquement politique, mais se loge aussi dans la culture, les représentations culturelles, sociales, collectives, dans les valeurs culturelles, dans les symboles, les rituels qui forgent les rapports entre les individus et les rapports sociaux. "Ces ramifications dont dispose le pouvoir font que les personnes l'acceptent, y adhèrent, et ne montrent face à lui aucune résistance."

Rahma Bourqia a rappelé qu'elle a avait appartenu à une génération de jeunes enseignants qui, au début de leurs recherches, se sont trouvé avec des courants théoriques en vogue comme les théories marxistes et les courants qui les ont révisées, ainsi qu'avec le structuralisme. "On a été imprégnés par des écrits de philosophes comme Michel Foucault et son approche du pouvoir qui, selon lui, fonctionne à notre insu, mais aussi Deleuze et Gattari, qui voient le pouvoir comme un lierre qui rampe partout. Il y avait aussi les idées de Pierre Bourdieu, qui parlait des pouvoirs et ses symboles". Licenciée en philosophie, la socio-anthropologue se retournait vers la lecture des philosophes pour se rafraîchir l'esprit.

"Comment saisir la culture ?", s'est interrogée la chercheuse au début de son parcours. Pour répondre à cette question, elle a accordé une importance aux discours sur la réalité et aux représentations sociales et symboliques de la société. Elle a également étudié le langage car une grande part de la réalité en dépend, dans les discours et les récits de genre sur la réalité, ce qui l'a amenée à prendre en considération l'herméneutique et la pensée de Paul Ricoeur, ainsi que Clifford Geertz et son anthropologie symbolique.

C'est ce cheminement de la réflexion sur le pouvoir qui l'a amenée à publier des travaux sur les rituels du pouvoir, par exemple la hadia (cadeau) au sultan au XIXe siècle, sur les femmes et les rapports de genre avec des articles sur "La femme et le langage", "La femme et le pouvoir", "La femme et l'espace".

"La production de la thèse de doctorat est fondatrice et formatrice pour la naissance du chercheur, sur le plan théorique et méthodologique", souligne-t-elle. "Elle ouvre le processus de l'autoformation tout au long de la vie du chercheur. C'est à travers elle que l'on apprend les ficelles du métier."

"Le travail de recherche est toujours un débat avec les théories"

Rahma Bourquia a affirmé que pour être un bon chercheur, il faut d'abord s'inscrire dans les théories et les discuter. "Le travail de recherche est toujours un débat avec les théories", assure-t-elle, citant comme exemple le système anglo-saxon où le chercheur passe d'abord par la revue de la littérature. "La tradition française se plaît un peu moins à cette pratique". Selon la chercheuse, c'est la revue de la littérature qui permet de situer une thèse par rapport aux acquis de la discipline. "Les théories permettent de cadrer la recherche et de trouver de nouvelles questions qui seront abordées par le jeune chercheur."

Elle a également insisté sur l'importante de la sociologie et l'ethnologie coloniales car elles représentent elles aussi un aspect de la réalité marocaine. "Sauf qu'il faut les étudier avec un œil critique", nuance-t-elle.

La chercheuse n'a pas oublié de citer l'importance des écrits des érudits marocains qui offrent une autre couche de la réalité marocaine, par exemple l'ouvrage Al-Istiqsa (L'investigation) de Ahmad ibn Khalid al-Nasiri, ou encore Abderhmane Bnou Zidane qui décrit les rituels du palais au XIXe siècle.

"Les archives sont également un vrai gisement d'informations. J'y avais notamment consulté les correspondances entre les sultans et les qaids des Zemmours et des Zayanes dans le cadre de mon travail de thèse."

Rahma Bourquia n'a pas non plus oublié d'évoquer les travaux des sociologues marocains de la première génération après l'indépendance, comme Paul Pascon et Mohamed Tozy, les jugeant "incontournables" dans les travaux de recherche.

Sur le plan méthodologique, le chercheur doit multiplier les méthodes et les croiser, combiner le travail de terrain aux enquêtes qualitatives et quantitatives et aux méthodes historiques, mais sans oublier l'éthique, souligne-t-elle. Selon la socio-anthropologue, il faut veiller à respecter la déontologie de la recherche et la transmettre, ce qui pose parfois problème dans nos universités, relève-t-elle.

Un bon chercheur doit aussi suivre l'évolution de la société, des théories et des paradigmes du savoir, fait-elle observer. "Dialoguer avec différentes théories, c'est oser user des différentes méthodes pour procéder à une lecture de la réalité."

"Par rapport à l'ère du vingtième siècle, on assiste à de grands changements dans la dynamique des sociétés en général et dans la nôtre en particulier. Les sociétés qui furent autrefois colonisées ont produit leurs propres chercheurs que nous sommes. Par la mobilité, les mouvements des populations, les migrations, les moyens de communication, la montée en puissance du numérique et les réseaux, la société se reconfigure." La chercheuse a cité notamment Edgar Morin, qui parle de la complexité, et Zygmunt Bauman, qui décrit la société occidentale comme une société liquide et sans repères.

Selon elle, nous ne pouvons pas encore appréhender notre société comme étant liquide, mais elle a bien entamé un processus de changement. On passe de structures sociales qui ont pour repères la tradition, à la modernité, avec des structures en configuration, en mouvement, en société de réseaux éphémères qui se font et se défont, mais sur fond de structures qui sont toujours présentes, souligne-t-elle.

La chercheuse est également revenue sur les postes de responsabilité qu'elle a occupés, notamment celui de doyenne et présidente de l'Université Hassan II-Mohammedia et directrice de l'Instance nationale d'évaluation (INE), et surtout sur le rôle de sa formation de socio-anthropologue dans la bonne gestion de ses fonctions. "Il y a d'abord la discipline qui me procure un certain savoir-faire, mais on a également appris en sociologie à faire le diagnostic des situations, à concevoir les projets et à maîtriser la mise en œuvre. Elle me permet aussi d'entreprendre une réflexion de l'intérieur sur l'institution et sur mes pratiques de gestion."

La science et la politique

Evoquant son poste de directrice de l'Instance nationale d'évaluation durant laquelle elle a dû évaluer l'éducation et former un avis scientifique supposé s'adresser aux politiques, Rahma Bourqia a fait observer que cette expérience l'avait amenée à s'interroger sur la relation entre science et politique. C'est la pandémie qui lui a fait réaliser l'importance de cette relation. "La science fournit les connaissances sur le problème auquel l'humanité est confrontée. La politique joue un rôle essentiel dans la prise de décision et la mise en œuvre des politiques publiques."

Selon elle, cette relation exige un contrat social de la science qui nécessite de créer des structures d'intermédiation. Ils représenteront un espace de dialogue et de collaboration entre les sciences et la politique, avec des acteurs spécialisés que certains auteurs appellent "les passeurs honnêtes", plus connus sous leur appellation anglaise honest brokers", a-t-elle souligné.

La réforme de la Moudawana

La chercheuse ne pouvait pas faire le tour de son parcours sans mener une rétrospective sur le rôle qu'elle a joué en tant que membre de la Commission consultative pour la réforme de la Moudawana entre 2001 et 2004.

Rahma Bourqia a été nommée par le Roi Mohammed VI comme membre de la commission qui se composait de 15 membres, 3 femmes et 12 hommes, dont des fuqahā, se remémore-t-elle. "Je me demandais ce que pourrait apporter une socio-anthropologue au débat sur la réforme du Code de la famille dans ce cadre ? Quel apport peut avoir une telle discipline ? Face à une résistance et une fermeture dogmatique, quelle posture doit adopter une socio-anthropologue pour trouver les clés afin de concevoir une réforme qui soit à la hauteur de ce qui est attendu par la société civile ?"

Pour répondre à ces questions, la chercheuse devait faire prévaloir les préceptes de la sociologie, de l'anthropologie, de l'économie et des sciences juridiques sur la situation des femmes au Maroc, c'est-à-dire se référer à ce que lui dicte sa discipline. "Il fallait organiser l'argument, non seulement autour du contrat social, mais aussi déconstruire par l'analyse le discours des textes qui servent de référence aux fuqahā."

Ce cheminement d'idées a amené Rahma Bourqia à analyser les lieux de la fermeture dogmatique et à interroger les sources du savoir des fuqahā. Pour ce faire, elle devait faire une lecture des textes fondateurs de la jurisprudence islamique, tels que Al-Muwatta de l'imam Malik, le Moukhtassar de Cheikh Khalil, Al-Risâla de Ibn Abî Zayd Al-Qayrawânî... "Après la lecture, il fallait plaider au profit d'un confinement de ses textes, leur discours dans leur temps passé, et critiquer et dénoncer leurs incursions qui exercent leur pouvoir sur notre temps présent."

Sauf que la chercheuse a avoué que même si cette posture l'a placée dans la position de comprendre, de critiquer et de dénoncer la logique du discours, elle n'a réussi qu'à fissurer légèrement cette fermeture dogmatique, sans jamais la briser". Et pourtant, la réforme de la Moudawana a eu lieu, a-t-elle rappelé.

Selon elle, l'ouverture dogmatique nécessaire à la réforme est arrivée grâce aux actions de la société civile, et notamment les associations de femmes qui, pendant des décennies, ont lutté pour le changement du statut de la femme dans le Code de la famille, à tout le travail d'accumulation des connaissances réalisées par les juristes, les sociologues, les anthropologues, les économistes, pour dévoiler les injustices envers les femmes et les problématiques de la famille. Rahma Bourqia a également rendu justice à tout le travail de réflexion sur le discours religieux mené notamment par Mohammed Arkoun.

La chercheuse a déduit de cette expérience que le savoir est une clé pour accéder et comprendre la complexité de la réalité, et que le produit de la recherche peut jouer un rôle dans le changement social et soutenir le politique.

La boîte à outils de Rahma Bourquia

Pour conclure, elle a cité quatre éléments qui composent sa boîte à outils, et qui l'ont accompagnée pendant tout son itinéraire.

D'abord la réflexivité, qui lui a permis de s'interroger sur le sens de ses pratiques. "Comme nous le savons, le doute fait partie de la démarche scientifique, qui nous permet de réfléchir sur nos propres limites, nos points faibles et points forts."

La chercheuse cite en deuxième lieu le pluralisme méthodologique : méthodes d'enquête, méthodes ethnographiques, méthodes qualitatives, méthodes quantitatives, la mesure, la modélisation, surtout dans le domaine de l'éducation qu'elle a pratiqué pour cerner la complexité de la réalité sociale. "Il s'agit aussi de combiner le principe d'objectivité, de compréhension et d'interprétation."

Troisièmement, elle cite la transgression maîtrisée des frontières entre les disciplines : la sociologie, l'anthropologie, l'histoire, les sciences du récit, tout en préservant la pratique de la recherche dans le champ de la socio-anthropologie.

On retrouve enfin la conciliation des théories. "Elle nous permet de saisir les méandres de la réalité sociale, sans se soumettre au diktat d'une seule théorie."

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