Réformer la régulation des urgences médicales au Maroc, une question de vie ou de mort

EXPERTS. Malgré l'expérience acquise durant la crise du Covid par les SAMU du Maroc en matière de régulation médicale, le système mis en place nécessite une adaptation pour répondre aux besoins réels des citoyens. Voici le décryptage de médecins de différentes villes du Royaume.

Réformer la régulation des urgences médicales au Maroc, une question de vie ou de mort

Le 2 mai 2023 à 13h17

Modifié 2 mai 2023 à 18h25

EXPERTS. Malgré l'expérience acquise durant la crise du Covid par les SAMU du Maroc en matière de régulation médicale, le système mis en place nécessite une adaptation pour répondre aux besoins réels des citoyens. Voici le décryptage de médecins de différentes villes du Royaume.

Derrière ce terme de régulation médicale se cache une problématique essentielle, qui concerne chacun d'entre nous et pas seulement le corps médical.

Prenons quelques exemples :

*Samedi 29 avril 2023, une supportrice décède à l'hôpital après avoir perdu connaissance aux abords du stade Mohammed V. Sur la base des vidéos relayées sur les réseaux sociaux, et sous réserve des résultats de l'enquête, voici la réaction d'un éminent réanimateur.

En plein Casablanca, aux abord d'une grande manifestation où l'on est censés avoir une couverture sanitaire exceptionnelle (y compris médicale) :

1- Un quart d'heure pour que l'ambulance arrive.
2- Entre-temps, aucun des témoins ne tentait un des premiers secours.
3- Même les policiers étaient observateurs, ne sachant rien faire, alors que dans d'autres pays, leur formation en premiers secours est obligatoire.
4- Aucun défibrillateur n'a été mobilisé.
5- Il n'y a sûrement pas eu de régulation médicale, puisque ce sont les sapeurs pompiers qui sont arrivés et l'ont emmenée à l'hôpital Moulay Youssef au lieu du CHU (lui aussi peu éloigné).
6- Les sapeurs-pompiers n'ont effectué aucun geste médical et n'ont fait que le ramassage, 15 minutes après leur arrivée. Elle décède peu après son arrivée à l'hôpital.

*Le 16 octobre 2018 a eu lieu un tragique accident de train à Bouknadel. Il a fallu, sur une scène chaotique, organiser au plus vite et au mieux les secours. L’accident a alors montré les limites du système de santé dans ce domaine. Il a fallu déterminer rapidement, blessé par blessé, quelle était la gravité du cas, quel était le service hospitalier le mieux indiqué pour le recevoir, et organiser au final un acheminement le plus rapide possible. Cela s'appelle la régulation.

Dans les heures qui ont suivi l'accident, on s'est rendu compte que la régulation médicale des victimes s’est déroulée dans une improvisation totale, alors que des protocoles spécifiques sont prévus pour faire face à ce type de tragédie. Une absence de coordination générale entre les services de santé publique, de la protection civile et de la gendarmerie a été constatée. Non pas que ces corps n'étaient pas secourables. Au contraire. Simplement, chacun avait son organisation et ses moyens, et il n'existait pas de système de régulation centralisé. Heureusement, grâce au dévouement général, de nombreuses vies ont pu être sauvées.

*Un journaliste décède récemment dans la ville de Mohammédia, d'un arrêt cardiaque, selon le récit de ses proches. L'ambulance qui est arrivée n'était pas équipée de défibrillateur ; il s'agissait en fait un simple véhicule de transport. Il est décédé à l'hôpital.

*Un accident sur l'autoroute ou sur une route nationale. Les ambulances ne sont pas nécessairement rapides. Et lorsqu'elles arrivent sur les lieux, elles sont rarement médicalisées. Dans tous les pays développés, les ambulances ne sont pas stationnées dans des entrepôts en attendant les appels, mais réparties sur le territoire, notamment dans les zones sensibles, de forte circulation ou de forte densité de population, pour arriver au plus vite.

Il faut savoir que 65% des décès, à la suite d'accidents de la voie publique, surviennent au cours de la première heure. Intervenir rapidement permet de réduire ce taux. Tarder, c'est être sûr de perdre 65% des accidentés.

*Une femme enceinte qui saigne en pleine nuit. Elle ne sait pas à qui s'adresser. Appelle-t-elle une ambulance ? Celle-ci ne sera pas médicalisée. Et où elle l'emmènerait-elle ? Il faudrait le savoir à l'avance. Or, il n'existe pas de service centralisé qui sache à tout moment quels sont les moyens disponibles - établissement de santé par établissement de santé, région par région, ville par ville, spécialité par spécialité -, et qui soit en mesure de la guider vers un spécialiste, au bon endroit, au plus vite, et d'une manière désintéressée.

Ce ne sont ici que quelques cas, très significatifs, mais il y en a des dizaines d'autres. Une intervention pertinente, un acheminement rapide, sauvent des vies et/ou épargnent des complications aux individus que nous sommes, à la collectivité, à l'assurance maladie.

L'article que vous êtes en train de lire a été rédigé à la lumière d'un échange avec le Pr Ahmed Rhassane El Adib, président de la SMMU (Société marocaine de médecine d'urgence), et après le visionnage du webinaire organisée par la SMMU sur cette question de la régulation médicale.

Jusqu'aux années 2013-2014, le Marocain disposait d'un numéro d'appel national unique, le 15, celui de la protection civile à laquelle on faisait appel pour toutes sortes d'interventions, à commencer par l'incendie ou le risque de noyade. En plus du 15, numéro le plus connu des citoyens, citons le 19 (police) et la gendarmerie. Mais dans ces deux derniers cas, il s'agit de questions de sécurité et non de santé.

A cette époque donc, on assiste à la création du numéro national 141. L'idée est de faire, pour la première fois, de la régulation primaire. Cela signifie que le patient est en contact direct et d'emblée, à travers le numéro national 141, avec un régulateur qui, en fonction de l'état du patient, envoie une ambulance, voire un hélicoptère, ou simplement donne des conseils au malade qui reste chez lui. Ce système a fonctionné dans plusieurs régions. Mais il n'a pas été étendu à tout le territoire. Au contraire. "On ne lui a plus donné ni les moyens financiers ni le leadership pour durer." Le contrat avec les hélicoptères n'a pas été renouvelé. N'ont subsisté que les SAMU dans quelques villes comme Agadir, Casablanca, Marrakech, Safi, Oujda...

Actuellement, sur 121.000 appels reçus par an, 90% ne servent à rien et congestionnent le système. Il s'agit en partie simplement d'appels de plaisantins.

La question qui reste posée est de mettre en place le système idoine pour dispatcher les malades, les prendre en charge selon leur état vers l'endroit le mieux indiqué, avec une disponibilité de lits, de moyens médicaux et de transport.

Dans le monde, il y a plusieurs systèmes. Schématiquement, les deux extrêmes sont les suivants :

- Le système américain : un numéro unique (le fameux 911) pour toutes les urgences, quelles qu'elles soient (police, gendarmerie, pompiers, médecins). En matière médicale, il s'agit du système dit de scoop and run (relever et courir). Les premiers arrivés sont des paramedics (ambulanciers paramédicaux, ndlr), formés à un minimum de gestes de premiers secours pendant 6 à 12 mois.

- Le système français dit de stay and play (rester et prendre en charge). Il s'agit de prendre en charge sur place autant que possible, avec des équipes hyper médicalisées.

Au Maroc, on régule le secondaire. Le malade arrive dans un centre hospitalier, et la régulation prend en charge son transfert vers la structure indiquée ou supposée l'être. Le système de la Protection civile présente de son côté un excellent maillage territorial, mais il n'est pas médicalisé et il n'y a pas de régulation primaire. Il s'agit, en matière médicale, de secours urgent.

La Société marocaine de médecine d'urgence et le Pr El Adib suggèrent régulièrement la pose de défibrillateurs dans les rues. "Lorsqu'un arrêt cardiaque survient, il faut un défibrillateur en moins de 4 min et une intervention en moins de 30 min", précise le Pr El Adib. Seule une régulation centralisée, avec au bout du fil des médecins régulateurs formés aux urgences ou des urgentistes, permet d'évaluer d'emblée la situation, l'éventuelle gravité des cas, mobiliser le vecteur le plus approprié, le plus vite et faire transporter là où il faut.

Le Pr El Adib préconise donc un système étatique, basé sur un numéro unique, qui pourrait être le 15, avec des agents formés et incluant les pompiers, les SAMU et les organismes privés accrédités, en plus des structures hospitalières. Il préconise des filières professionnelles dédiées pour former des régulateurs, des paramedics, des médecins urgentistes. Il va jusqu'à estimer que les ambulances utilisées doivent être remboursées aux prestataires, fussent-ils de la Protection civile, dans le cadre de l'assurance maladie, pour pérenniser le système et réduire les charges financières.

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Organisé le jeudi 27 avril par la Société marocaine de médecine d’urgence (SMMU), un webinaire sur la régulation médicale au Maroc permet de faire l’état des lieux de cet acte médical qui nécessite l’introduction de nombreux axes d’amélioration, voire une refonte du système tel que mis en place actuellement.

Régulation médicale : un vecteur d'optimisation des moyens de santé

Parmi les intervenants, le Dr Taoufik Abou El Hassan (SAMU 04 - Marrakech) pose les fondements de la régulation médicale dans son aspect théorique. Selon lui, il ne s’agit pas d’un “standard téléphonique pour réserver une place” dans une structure médicale, mais plutôt d’un “acte médical pratiqué au téléphone, par un médecin”.

Ainsi, le médecin régulateur est défini comme celui qui “détermine et déclenche la réponse la mieux adaptée à l’état du patient, puis, si nécessaire, oriente le patient directement vers une unité d’hospitalisation appropriée”.

“La régulation médicale est un vecteur d’optimisation des moyens de santé tout en assurant l’égalité d’accès de la population aux soins. C’est un initiateur de ce parcours de soins du premier appel jusqu’à l’examen téléphonique, l’évaluation de la gravité et l’orientation du patient vers la structure la plus adaptée”, explique le Dr Abou El Hassan.

La genèse de la régulation médicale au Maroc remonte à une vingtaine d’années, précisément au CHU de Casablanca où une “conception embryonnaire” a vu le jour “avec l’ancien ministre de la Santé, Houcine El Ouardi, qui a commencé à créer cette notion de régulation médicale avec la réception des appels téléphoniques”. Mais cette régulation était limitée à un cadre restreint : celui du CHU de Casablanca.

“Il a fallu attendre jusqu’à 2005 pour la création des CRAA au Maroc (Centre de réception et de régulation des appels), dans le cadre d’une stratégie nationale de gestion des urgences médicales et des risques sanitaires liés aux situations de catastrophe.”

“Déconnexion totale entre la théorie et la réalité marocaine”

Aujourd’hui, selon les chiffres les plus récents présentés par le Dr Abou El Hassan, les appels au 141 avoisinent les 12.000 appels par an, mais seuls 3% d’entre eux concernent des appels primaires. “La majorité des appels sont injustifiées (90%)... Sachant que les dossiers de régulation médicale représentent environ 200 dossiers par mois, marquée par une augmentation draconienne entre 2008 et 2014”. Si ces chiffres concernent la ville de Marrakech, la situation de la ville ocre n’est pas un cas isolé.

Selon le Pr Ali Kettani du CHU de Rabat, la capitale connaît “la même activité et les mêmes chiffres”, ce qui “illustre la déconnexion totale entre la théorie et la réalité marocaine”.

“L’orientation appropriée du malade suppose d’avoir un système d’urgence efficace, où il y a le choix où envoyer le malade. Dans une ville comme Rabat, il n’y a pas de choix, il y a une seule structure. Et 90% des appels réels demandent le CHU (...). Le système de régulation tel qu’il a été décrit par le système français n’a absolument aucune place au Maroc”, souligne-t-il.

Pour le Dr Abou El Hassan, l’importance de la régulation a surtout été ressentie pendant la période de pandémie du Covid-19, parce qu’il y avait une “réglementation du circuit-patient”.

L'expérience Covid : un enrichissement insuffisant

L’activité de régulation médicale en cette période a été décortiquée par le Dr Ouafaa Rabbai du SAMU d’Agadir. Elle explique, durant son intervention, qu’une cellule a été mise en place “pour la réception des appels des citoyens afin de les orienter vers les structures de dépistage et de prise en charge”.

Outre les renforts en ressources humaines, l’organisation a consisté en la mise en place d’une salle de renfort consacrée au “décroché initial des appels Covid, avec un registre dédié et des communications enregistrées”.

Cela dit, “la salle de régulation ne répondait pas aux normes. Il n’y avait pas d’insonorisation par exemple. Il était donc difficile d’assurer les deux fonctions : celle de la régulation Covid-19 et la régulation conventionnelle”.

Sur le plan technique, le Dr Rabbai explique qu’il a été nécessaire d’améliorer la capacité globale de réception des appels. Et que deux autres lignes ont été ajoutées pour réserver le “141” aux demandes Covid-19 pré-hospitalières.

Ainsi, dans la salle de régulation 141 se déroulait le triage des cas possibles selon les définitions du ministère de la Santé, avec des conseils médicaux tels que l’isolement, les mesures de protection, les déplacements pour effectuer le test PCR dans les centres dédiés, etc. En cas de signes de détresse respiratoire, “l’appel est transmis à la salle de régulation “B” pour activer un SMUR” (service mobile d'urgence et de réanimation).

Mais même avec des SAMU enrichis par la période de crise Covid, le Pr Kettani rappelle que “90% des appels sont malveillants, et que 99% de l’activité est secondaire”. Ainsi, même “sur la partie qui marche, nous n’avons que 30% d’efficacité. Un chiffre qui n’a pas bougé en quinze ans”. Le Pr Kettani estime qu’il est temps de revoir “le modèle choisi” par le Maroc qui “n’est pas adapté à notre réalité”.

“Au-delà des choses à améliorer, peut-être qu’il faut démarrer une page blanche et redéfinir les vrais besoins du citoyen marocain en termes de régulation médicale, et repenser un modèle marocain.”

Pour procéder à cette amélioration, les intervenants lors de ce webinaire préconisent :

- la mise en place d’un numéro unique fonctionnel, dédié à toute demande de soins urgents et/ou non programmés en lieu et place des numéros existants ;

- une organisation territoriale en réseau ;

- le regroupement de toutes les composantes de la régulation médicale sur une plateforme “SAMU-santé” unique, hospitalière ;

- des moyens humains adaptés en quantité et en qualité ;

- la formation initiale diplômante et une formation continue obligatoire avec mise à niveau périodique ;

- l’intégration de l’évolution numérique à la régulation médicale, par la géolocalisation de l’appelant et des véhicules d'intervention ;

- la participation active de l’appelant à la gestion de la situation, via des applications sur smartphone ;

- l’utilisation des visioconférences avec l’appelant, lunettes connectées, etc. ;

- la récupération des données médicales via smartphone ;

- ainsi que la transmission de données de santé en temps réel par interconnexion avec les réseaux de télémédecine ;

- et, de manière générale, l’identification des causes de dysfonctionnement par l’analyse des faits pour en tirer des leçons.

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