Budget, priorités, conjoncture... : une conversation avec Nadia Fettah Alaoui

La ministre de l’Economie et des finances fait face à une crise économique et financière qui touche le monde entier. Au Maroc, la sécheresse et la hausse des dépenses de compensation rendent difficile le démarrage d’une année vouée à de profondes réformes structurelles. Tour d’horizon.

Nadia Fettah Alaoui (Ph. MEDIAS24)

Budget, priorités, conjoncture... : une conversation avec Nadia Fettah Alaoui

Le 28 mars 2022 à 20h30

Modifié 29 mars 2022 à 16h40

La ministre de l’Economie et des finances fait face à une crise économique et financière qui touche le monde entier. Au Maroc, la sécheresse et la hausse des dépenses de compensation rendent difficile le démarrage d’une année vouée à de profondes réformes structurelles. Tour d’horizon.

En deux ans et quelques mois, Nadia Fettah Alaoui a été la première femme à diriger le ministère du Tourisme, puis la première Marocaine à diriger l’emblématique ministère de l’Economie et des finances.

Nommée ministre du Tourisme le 14 octobre 2019, elle a subi au bout de quelques mois les effets de la pandémie et du confinement sur son secteur. Malgré cette crise inédite, elle a su nouer des liens avec les opérateurs de tous les domaines, y compris l’artisanat et l’économie sociale.

Le 7 octobre 2021, elle hérite du maroquin de l’Economie et des finances dans une période difficile - plus encore avec la sécheresse et la guerre en Ukraine.

Avoir à gérer des ministères clés en pleine crise inédite et historique, est-ce un coup dur ou plutôt l’occasion de témoigner de qualités de sang-froid, de combativité et d’imagination ? Nous optons plutôt, jusqu’à preuve du contraire, pour la seconde hypothèse. Car les crises révèlent les tempéraments.

Nadia Fettah Alaoui est la première à reconnaître la complexité de la situation actuelle. "La situation et le contexte sont difficiles mais nous sommes mobilisés pour la maîtriser avec la sérénité et le calme nécessaires. Traverser deux années de Covid, ça a été compliqué ! Nous avons été très contents de reparler de relance ; de pouvoir repartir avec les solides apprentissages et leçons que nous avons retenus de ces deux années", confie-t-elle le mercredi 23 mars en recevant Médias24 pour un échange.

Tout responsable doit gérer l’immédiat et les imprévus, sans oublier le long terme. "Le contexte géopolitique actuel est clairement contrariant. C’est une période difficile car il y a des contingences immédiates à gérer et parce qu’il faut conserver le momentum de ce pour quoi nous sommes là ; ce pour quoi nous avons été élus et ce que nous avons promis de faire." Elle qui n’avait pas choisi de faire de la politique, ne perd pas des yeux les électeurs.

"C’est cela vraiment la difficulté : garder le momentum des réformes, des projets structurants et ne pas ébranler la confiance, tout en étant préparés et lucides sur les difficultés qui nous attendent demain et après-demain", poursuit-elle.

Les contingences, parlons-en. La veille de cette rencontre, c’est-à-dire mardi 22 mars, Abdellatif Jouahri, wali de Bank Al-Maghrib, a livré des chiffres préoccupants, dont une croissance de 0,7% et une forte hausse de l’inflation (4,7%) en 2022. Il s’agit d’une prévision ponctuelle, susceptible d’être atténuée par une amélioration de la conjoncture.

De son côté, le gouvernement semble tout aussi préoccupé qu’a semblé l’être Abdellatif Jouahri, selon les propos de Nadia Fettah Alaoui.

"Préoccupés par deux choses. D’une part, difficulté de prévision en raison des incertitudes actuelles. Le wali de Bank Al-Maghrib a beaucoup insisté sur cela. D’autre part, difficulté à garder le momentum. Il faut que l’on reste sereins, ce qui n’exclut pas d’être lucides. C’est un moment difficile à passer pour le citoyen, pour l’entreprise, pour le gouvernement - en somme, pour tout le monde. Un moment compliqué à passer ensemble. Et sur ce dernier point, nous avons vraiment un rôle à jouer."

Une récolte meilleure que ce que l’on craignait

Nadia Fettah Alaoui sait que les prévisions de Abdellatif Jouahri étaient un flash instantané susceptible de changement positif. "Le wali a été très précautionneux dans sa façon d’aborder les prévisions", estime-t-elle. La Banque centrale a un rôle à jouer et doit poser un business case. Il y a une discipline et une rigueur dans la démarche, qui a donné les chiffres annoncés. En revanche, "il a pris soin de dire que ce modèle pouvait présenter des limites dans un contexte aussi particulier".

Pour la ministre, le plus important à retenir de la communication du wali de Bank Al-Maghrib, c’est le maintien du taux directeur. Elle y voit un signe de confiance. "Même s’il y a une inflation cette année, elle baissera l’année prochaine. Nous sommes confiants." C’est la lecture qu’elle en fait.

En ce qui concerne la croissance, Abdellatif Jouahri a livré trois taux. "Il a bien précisé que la prévision de 0,7% a été faite sur la base d’une campagne de 25 millions de quintaux, avant les dernières pluies. Cette prévision de 25 millions est déjà en cours de révision à la hausse." C’est à ce moment-là qu’elle nous annonce que "le ministère de l’Agriculture, à la suite des récentes précipitations, a révisé ces prévisions. Les cultures printanières, l’arboriculture et l’élevage, vont être sauvées", croit-elle savoir.

Un taux de croissance économique entre 1,7% et 2%

Par effet mécanique, c’est le taux de croissance économique, dans son ensemble, qui va être rehaussé. "Au ministère des Finances, nous prévoyons d’être entre 1,7% et 2% de croissance, sur la base de ce que nous savons aujourd’hui. Ceci dépendra fortement de la durée et de l’évolution de la crise ukrainienne et de son impact réel sur la zone euro", déclare la ministre.

D’une part, une prévision de récolte améliorée. D’autre part, par volontarisme : "Parce qu’il ne s’agit pas uniquement de constater une situation, nous devons aussi nous remettre au travail pour déterminer avec quelle agilité et flexibilité nous pouvons récupérer. La croissance est une résultante. Nous ne sommes pas fatalistes."

Concernant le déficit budgétaire, elle maintient les 5,9% de la loi de finances, après privatisation. Selon elle, Abdellatif Jouahri évoquait 6,3% de déficit, hors privatisation et cessions de l’Etat.

"Pour la prévision de 5,5% de déficit du compte courant, nous sommes proches mais nous devons raisonner en termes de fourchette et préparer les instruments à activer au cas où. C’est cela notre rôle", nous dit-elle.

Et sur l’inflation ? Elle reconnaît que l’anticipation n’a pas été au rendez-vous et estime que personne ne pouvait prévoir la crise actuelle.

Et pour les transporteurs ? Pourquoi attendre qu’ils menacent de faire grève pour leur distribuer deux milliards de dirhams ? A-t-on analysé leur business model ? Que sait le gouvernement des difficultés réelles d’un transporteur?

"Permettez-moi de ne pas être d’accord sur le fait que nous n’avons pas anticipé", répond-elle. Elle affirme que le gouvernement travaille depuis quelque temps sur la question afin de trouver des solutions structurelles au secteur.

"Sur le transport, par rapport à cette hausse des hydrocarbures, les choix étaient limités. D’un côté, nous ne pouvions pas nous permettre de revenir à la politique de compensation ; cela aurait grevé le financement de notre développement. Je vous rappelle que nous devons financer la protection sociale, qui est véritablement le sujet sur lequel il faut se mobiliser, mais aussi d’autres chantiers stratégiques pour l’avenir. De l’autre, nous devions réagir afin de préserver le pouvoir d’achat des Marocains et limiter l’inflation liée à la hausse des cours."

"Nous avons donc fait le choix de soutenir directement les transporteurs pour contenir les hausses sur les marchandises ou sur les prix du transport de personnes. C’était la façon la "moins mauvaise" de le faire avec les moyens dont nous disposons aujourd’hui. Alors, était-ce un ciblage juste ? C’est compliqué", poursuit-elle. Les causes structurelles ne sont pas ignorées. "Nous ne considérons pas que les solutions qui viennent d’être prises règlent tous les problèmes du transport."

Financer un investissement par un crédit à la consommation, une aberration

Nous citons l’exemple d’un transporteur qui, pour démarrer, achète un camion qu’il finance par un crédit à la consommation à un taux de 15%. Elle acquiesce. "Je suis ravie que vous parliez du crédit à la consommation. C’est un sujet que je traite personnellement avec le secteur bancaire depuis des semaines, pour dire qu’ils ont une responsabilité. Dans le transport touristique, 75% des véhicules sont financés par le crédit à la consommation."

On comprend alors que la ministre de l’Economie et des finances est très sensible à cette question [un investissement ne doit pas être financé par un crédit à la consommation]. Elle se dit attentive à ce point, ainsi qu’à l’informel et à la précarité.

Pour moi, l’une des grandes leçons de la pandémie a été l’informel, la précarité

"La grande leçon pour moi, c’est l’informel et la précarité. C’est un sujet important. Nous avons une mauvaise lecture des raisons de l’informel. On parle des solutions de financement à trouver et de l’amélioration des garanties, mais si la personne en arrive au financement, c’est déjà pas mal. Sur l’informel, nous avons de véritables leçons à tirer de ce qui s’est passé : pourquoi des activités qui permettaient de faire vivre et de créer une classe moyenne se sont écroulées à la suite d’une crise."

"Une autre leçon que je retiens de mon passage au ministère du Tourisme, c’est que dans le secteur touristique, nous avons peut-être besoin de dispositions légales spécifiques qui organisent la flexibilité, le temps partiel, etc. C’est extrêmement important", avance-t-elle.

Les autres leçons qu’elle a tirées de la crise, ce sont celles que l’on connaît tous : la protection sociale, l’éducation nationale... "Et c’est pour cela que l’on assume de dire, même dans une situation difficile, que ces chantiers sont fondamentaux et qu’il faut les accomplir, et surtout, les réussir."

Petite digression sur l’éducation nationale et son titulaire qui travaille sur la feuille de route de la réforme : "Très belle feuille de route. Je suis très contente que ce soit M. Benmoussa qui s’en charge, et très fière de faire partie du même gouvernement que lui parce qu’il a de la conviction, du savoir-faire, de la détermination et beaucoup de calme."

Une deuxième digression sur l’ex-Caisse centrale de garantie (CCG), devenue Tamwilcom : "Tamwilcom est en train de devenir un instrument auquel les banques tiennent et auquel les entreprises font confiance. C’est donc l’institution où l’on peut avoir la neutralité qu’il faut pour pouvoir challenger les conditions avant le financement." La ministre n’accepte pas que des entreprises aient besoin d’être financées par des crédits à la consommation. Elle estime que "Tamwilcom peut challenger les banques sur ce sujet".

Qui dit financement, dit garanties. Troisième digression donc, cette fois-ci sur les sûretés. "Un sujet important sur lequel on est en train de réfléchir."

Voici pourquoi : "Quand on pense “entreprise”, on pense “patrimoine”. Au Maroc, on pense que le chef d’entreprise doit avoir 50% ou 75%. Cela n’existe plus dans le monde. Ou que l’entreprise doit avoir un terrain et des murs. Parce qu’un dirigeant ou propriétaire aborde l’entreprise comme son patrimoine et parce que lorsqu’il discute avec les banques, elles lui demandent des sûretés réelles. Quand on parle de manager une entreprise, je souhaite voir de la technologie, des ressources humaines et des brevets. Mais quand on se tourne vers le secteur financier, et même dans notre inconscient à tous, on commence par le capital, le contrôle du capital et le patrimoine. C’est une question sur laquelle je veux réfléchir avec toutes les parties prenantes. Ce n’est pas un gouvernement qui la réglera, mais une approche collective avec toutes les parties prenantes."

Les six priorités de Nadia Fettah Alaoui

Ses priorités ? "Il y a les miennes et celles que je dois gérer avec mes collègues. Mes priorités sont bien entendu l’opérationnalisation du fonds Mohammed VI, l’Agence de gestion stratégique des participations de l’Etat, la retraite, la protection sociale. D’autres sujets également, comme l’économie, pour que cette partie du ministère soit remise plus haut dans les priorités."

La ministre de l’Economie et des finances a, forcément, des sujets prioritaires partagés avec d’autres ministères : "La transition énergétique, les problématiques de l’eau, l’accélération de notre stratégie industrielle et la politique d’investissement. Certaines avec plus ou moins d’intensité et d’urgence, mais je travaille avec tous mes collègues. Il n’y a donc pas que ces dossiers."

Avant même la nomination des directeurs généraux du Fonds Mohammed VI et de l’Agence de gestion stratégique des participations de l’Etat, le gouvernement travaillait déjà sur ces sujets.

Le Fonds Mohammed VI permettra de créer une industrie de linvestissement

"L’agence est faite pour que l’Etat joue pleinement son rôle d’actionnaire, qu’il améliore la gouvernance de ses établissements publics, qu’il synchronise ou coordonne des stratégies plus claires sur les grands secteurs dans lesquels il est opérateur. Le portefeuille est connu mais cela n’empêche pas de travailler avec les ministères de tutelle, aujourd’hui concernés par la mise en œuvre opérationnelle. Je travaille avec la direction des entreprises et établissements publics, je fais des business review, je rentre dans les détails, je m’assois avec les ministres, avec les établissements en question pour comprendre. C’est important de dire que du travail est fait pour pouvoir avancer."

Concernant le Fonds Mohammed VI, elle qui connaît bien le marché répète que "c’est historique". Nous comprenons que ce sujet ne peut pas être effleuré et qu’il mérite un entretien à lui tout seul. Certes, le fonds qui a été pensé d’abord pour la relance "a une très belle taille pour construire une belle industrie de l’investissement".

Les DTS non utilisés

Nous évoquons une question sous-médiatisée : les distributions effectuées par le Fonds monétaire international (FMI) sous forme de DTS à tous les pays membres, en 2009 et en 2021, n’ont pas été consommées par le Maroc. Cela représente, selon notre estimation, l’équivalent de 1,7 milliard de dollars. Pourquoi garder cet argent ? "Nous n’avons pas besoin de cash maintenant", répond la ministre.

Nous rappelons le déficit budgétaire et le nécessité d’emprunter cette année sur les marchés internationaux. "Je suis une ex-assureur. Il y a gérer la crise et gérer une très grande crise. Je pense qu’il nous faut rester prudents et très disciplinés pour que cet argent ne soit pas utilisé pour le moment." En d’autres termes, cet argent est une réserve, "une assurance". L’Etat dispose d’avoirs qu’il n’utilise pas et emprunte quand même... C’est un choix.

Des sorties à l’international sont prévues

Nadia Fettah Alaoui nous confirme des sorties à l’international, ainsi que les chiffres avancés par le wali de la Banque centrale concernant la couverture des surcoûts budgétaires imposés par la sécheresse et l’inflation internationale. OCP distribuera un dividende exceptionnel de 8,1 milliards de dirhams [nous n’avons pas envisagé de faire pression sur les monopoles. Les conseils d’administrations sont passés ; nous avons donc une meilleure visibilité. Il se trouve qu’OCP a fait un résultat exceptionnel]. La cagnotte des financements dits innovants passera de 12 milliards à 20 milliards de dirhams.

La ministre défend les financements innovants : "Il ne faut pas avoir une approche patrimoniale. Ce qui intéresse l’Etat dans les universités, c’est qu’il y aie des étudiants bien formés. Les terres, les murs, c’est un autre métier, c’est important. On a un pipe de 20 MMDH, plein de choses intéressantes, les universités, les ports... Il peut y avoir plein de choses dedans." Elle dément qu’il s’agisse d’endettements déguisés.

Elle attend comme nous tous les recettes fiscales du mois de mars (mois de l’IS), mais d’ici là : "Nous avons eu de bons mois en termes de TIC et de TVA. Si ça dérape en cours d’année, il y a un pipe de financement innovant estimé à 20 MMDH, préparé bien avant la crise. Nous travaillons également sur un programme de privatisation."

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