Le mystère de la très forte progression des transferts des MRE en 2021

Les Marocains résidant à l’étranger ont déjoué tous les pronostics. Alors que les experts du domaine s’attendaient à une baisse de ces envois en raison de la crise de l’emploi qui touche les principaux pays émetteurs, l’Europe notamment, ces derniers mois ont progressé en 2020 de 4,2% et ont explosé carrément de 46% à fin juillet 2021. Comment expliquer ce mystère ? Réponses.

Le mystère de la très forte progression des transferts des MRE en 2021

Le 14 septembre 2021 à 19h07

Modifié 15 septembre 2021 à 8h29

Les Marocains résidant à l’étranger ont déjoué tous les pronostics. Alors que les experts du domaine s’attendaient à une baisse de ces envois en raison de la crise de l’emploi qui touche les principaux pays émetteurs, l’Europe notamment, ces derniers mois ont progressé en 2020 de 4,2% et ont explosé carrément de 46% à fin juillet 2021. Comment expliquer ce mystère ? Réponses.

La dynamique des transferts des MRE depuis le début de la pandémie a surpris tout le monde. Experts, économistes et même les autorités financières du pays s’attendaient à une chute des envois de fonds de la diaspora, en raison de la pandémie et de la crise économique qui touche les pays européens, principaux pays d’accueil de la diaspora marocaine.

Tourisme, IDE et MRE : les prévisions du gouvernement pour l'année 2020 - Médias24

En 2020, malgré les prévisions pessimistes, confortées par la tendance baissière des trois dernières années (de 65,9 à 65 milliards entre 2017 et 2019, voir graphique de l’évolution des transferts MRE sur les 4 dernières années), les transferts des MRE ont connu une croissance de 4,5% passant à 68,2 milliards de dirhams selon les données de l’Office des changes.

Source : Office des changes / Chiffres en millions de dirhams

A l’Office des changes, au ministère des Finances, ainsi qu’à Bank Al Maghrib, on expliquait cette croissance surprise par l’effet de solidarité affiché par les MRE vis-à-vis de leurs familles au Maroc. Un effet qui devait en principe s’essouffler comme nous l’expliquait l’expert mondial Iñigo Moré, qui nous disait que la crise économique en Europe et le chômage galopant dans les principaux pays émetteurs (France, Espagne, Italie…) plaidait pour un fléchissement de la tendance. Les transferts des diasporas étant intimement corrélés au marché du travail.

En 7 mois, les transferts des MRE ont déjà atteint 80% du total de 2020

Mais double surprise : en 2021, ces transferts n’ont pas simplement poursuivi leur trend haussier de 2020, mais ont carrément explosé à un niveau jamais vu auparavant, signant à fin juillet une progression de 45,6%. Sur sept mois, les envois de nos compatriotes résidents à l’étranger ont déjà atteint les 54 milliards de dirhams (voir graphique sur l’évolution à fin juillet des transferts des MRE à fin juillet), soit 80% du total des transferts reçu tout au long de l’année 2020. Un mystère, mais aussi un véritable paradoxe économique.

Évolution des transferts mensuels des MRE entre 2017 et fin juillet 2021 (millions de DH)

Contacté par Médias24, l’Office des changes nous explique que cette tendance ne concerne pas seulement le Maroc, mais qu’elle est mondiale.

"Selon la dernière édition de la note d’information de la Banque mondiale sur les migrations et le développement "MIGRATION AND DEVELOPMENT BRIEF N°34" publiée en mai 2021, les envois de fonds officiellement enregistrés vers les pays à revenu faible et intermédiaire sont restés quasiment stables par rapport à 2019 (540 milliards de dollars en 2020 contre 548 milliards de dollars en 2019).

Par région, les transferts des migrants ont progressé en 2020 de 6,5% en faveur des pays de l’Amérique latine et des Caraïbes, de 5,2 % pour les pays d’Asie du Sud et de 2,3 % pour les pays du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. A titre d’exemple, ces transferts ont augmenté de 18% et 17% en 2020 dans le cas du Bangladesh et du Pakistan, respectivement. De même, les transferts de fonds des migrants du Mexique ont marqué une amélioration de 10% durant la même période", nous détaille l’Office des changes.

Un constat paradoxal, confirme l’Office des changes, mais qu’il est possible d’expliquer.

"La constance des envois de fonds des migrants peut en grande partie s’expliquer par les mesures de soutien budgétaire dans les pays d’accueil, qui ont contribué à une conjoncture économique plus favorable qu’attendu, la généralisation des transactions par voie numérique plutôt qu’en liquide et le recours accru aux canaux formels, ainsi que par les fluctuations cycliques des prix du pétrole et des taux de change", nous explique-t-on.

L’argument des mesures de soutien déployées dans les pays d’accueil se tient quand on sait que la quasi majorité des transferts viennent de l’Europe, où de nombreux pays ont mis le paquet pour soutenir les ménages et les entreprises pour limiter les dégâts de la récession. Contrairement à des pays, notamment ceux du Golfe, où ces politiques de soutien n’ont pas été adoptées.

Les chiffres de l’Office des changes appuient ce constat. Dans les pays européens qui ont déployé des filets de sécurité, les transferts ont progressé. En France, premier pays expéditeur des recettes MRE avec une part de 35,7% du total des recettes MRE, les envois de fonds ont progressé de 5,8% en 2020, soit 1,3 milliard de dirhams de plus qu’en 2019. Les recettes MRE reçues de l’Espagne et l’Italie ont progressé, elles aussi, de 9,8% et de 6,5% respectivement.

A l’opposé, les recettes MRE en provenance des Emirats arabes unis, pays ultra libéral qui n’a pas déployé de filets sociaux pour les victimes économiques du Covid-19, ont reculé de 3,1%.

Quand la statistique rattrape la réalité…

Contacté par Médias24, l’expert mondial Iñigo Moré, enseignant à Berkeley et fondateur de Remesas.org, organisation qui suit l’évolution des transferts d’argent dans le monde, partage l’explication donnée par l’Office des changes. Mais estime que la solidarité ne peut pas être le seul élément d’explication de cette tendance.

"La solidarité existe évidemment, et se poursuivra. On ne peut pas le nier, elle est même à l’origine des transferts. Mais cet effet n’explique pas la forte progression réalisée en 2020 et surtout en 2021", selon lui.

Iñigo Moré pense que cette progression affichée par les statistiques est essentiellement due à la formalisation des transferts. Et que les chiffres d’aujourd’hui reflétaient déjà une réalité qui existait, mais qui n’était pas affichée dans les chiffres officiels.

"Avant, un Marocain de l’étranger pouvait entrer à n’importe quel moment de l’année au pays avec de l’argent dans sa poche. Un argent dont il laissera une partie à la famille. Ce n’était pas comptabilisé comme un transfert. Mais avec la fermeture des frontières, les restrictions au voyage, ce flux est devenu par la force des choses formel, car passant par les circuits formels. Il est donc intégré désormais dans la statistique. Je pense que la statistique a rattrapé une réalité qui existait déjà, d’où la forte progression que l’on voit aujourd’hui dans les chiffres."

Autre effet, mais qui n’a pas beaucoup joué selon lui : les taux d’intérêts. En Europe, nous explique-t-il, les taux d’intérêt sont négatifs ou sont à un niveau proche de zéro, contrairement au Maroc où l’épargne est rémunérée à des taux compris entre 2 et 3,5% selon le terme des dépôts. Entre placer son épargne dans son pays de résidence à un taux négatif ou proche de zéro et les transférer au Maroc pour mieux les fructifier, le choix est vite fait.

"Il est facile de voir la différence entre payer pour déposer son argent, et être rémunéré au- dessus de 2%. Cet effet existe, mais il ne joue pas beaucoup bien sûr", précise-t-il.

Consulté en septembre 2020 par Médias24, cet expert mondial prévoyait pourtant un essoufflement de cette tendance haussière dès septembre 2020. Une prédiction contredite par la réalité.

"En effet, c’était ma prévision. Je disais que ça allait baisser à partir de septembre 2020. Mais on est face à une situation nouvelle qui chamboule tous nos modèles de prévision. Lorsqu’on étudie les transferts des immigrés, on utilise normalement un modèle qui met en relation les transferts et le marché du travail, deux variables qui sont parfaitement corrélées. C’est avec ce modèle qu’on faisait des prévisions. Mais ce modèle doit aujourd’hui être corrigé, pour intégrer le facteur de la formalité, tenir compte également des taux d’intérêt et du taux de change, qui est aussi un facteur important à prendre en compte."

Cet effet de change n’a pas joué, selon lui, en 2020 et en 2021. Mais doit être pris en compte pour analyser les dynamiques des transferts.

"Le cours des devises impacte les transferts de manière directe. C’est vrai que le cours du dirham n’est pas très haut aujourd’hui, mais dans le passé on a vu cet effet. En 2018 par exemple, l’euro s’échangeait à 11,5 dirhams. Aujourd’hui, la parité est de 10,5 dirhams. Pour 100 euros, on vous donnait 1.150 dirhams au Maroc. Aujourd’hui, si vous mettez le même montant en euros, vous n’aurez que 1. 050 dirhams, c’est 100 dirhams de moins. Là, on peut dire que le taux de change ne joue pas dans cette progression. Mais quand la tendance des cours de change changera, la tendance des transferts va encore plus s’accroître", explique-t-il.

Une croissance forte, mais minorée par un décalage statistique ?

Mais là où Iñigo Moré nous surprend, c’est quand il affirme que les chiffres affichés par le Maroc ne reflètent pas toute la réalité. Et que la progression actuelle doit en principe être beaucoup plus importante que les statistiques publiées par l’Office des changes.

Il se base en cela sur les chiffres qui viennent d’être publiés par la Banque d’Espagne, qui montrent que les Marocains ont transféré 1 milliard d’euros de plus à leur pays en 2020 par rapport à 2019. Au moment où l’Office des changes ne parle que de 600 millions d’euros.

"C’est un décalage étonnant. Ce n’est pas normal que la Banque d’Espagne déclare un chiffre et que l’Office des changes en déclare un autre. Sachant qu’on ne parle pas d’un petit décalage, mais presque du double. On ne sait plus où est la vérité", nous dit notre expert.

Ce décalage, qui minore les statistiques affichées par l’Office des changes, s’explique selon lui par des raisons techniques.

"Je ne crois pas que l’Office des changes soit en train de cacher des choses. C’est une question de méthodologie statistique. Ça doit nous faire réfléchir sur la représentation de la réalité. Il y a une réalité, la migration, les dynamiques de transferts de fonds, et comment on se  la représente. S’il y a une différence de méthodes, ou de normes statistiques, cela peut produire de tels décalages", souligne Iñigo Moré, qui reste toutefois convaincu que la méthode espagnole est beaucoup plus fiable que la méthode marocaine.

"D’un point de vue technique, la plupart des pays européens et occidentaux s’intéressent plus aux transferts reçus et non aux fonds envoyés. Ce n’est pas parce que je suis espagnol que je dis cela, mais le seul pays au monde, ou presque, qui fait une statistique sérieuse des transferts envoyés par les immigrés, c’est l’Espagne. Et il le fait directement à partir des données des opérateurs de transferts de fonds déclarées à la Banque centrale. La méthodologie marocaine n’est pas exactement la même. Je crois qu’à un moment, les statistiques marocaines devraient se mettre à un niveau similaire à celui des pays émetteurs. Car ce n’est pas normal d’avoir ce genre de décalages dans les chiffres", affirme Iñigo Moré

Selon lui, une étude doit être menée sur le sujet pour savoir si ce décalage ne concerne que l’année 2020 ou si c’est une problématique historique. Il faudrait pour cela comparer les statistiques affichées sur une longue série de temps par les principaux pays émetteurs avec ceux communiqués par l’Office des changes, et chercher, à ce moment-là, l’origine du problème pour avoir une explication scientifique de la différence entre les chiffres déclarés ici et là.

Pour étayer sa thèse sur les points qui peuvent biaiser la statistique marocaine, Iñigo Moré donne l’exemple de la confusion qui existe dans certains cas entre recettes de voyage et transferts des MRE.

"Si des billets d’euros apparaissent sur le marché de change au Maroc, on pourrait penser que ce sont des recettes de voyage de touristes qui viennent et échangent leurs euros contre des dirhams. Mais si ces euros arrivent dans le marché par le biais de transferts informels de MRE, ils seront échangés sur le marché, et ne seront pas comptabilisés comme des recettes de transferts, mais comme des recettes de voyage", explique-t-il.

Interrogé par Médias24 sur la méthodologie de comptabilité des transferts des MRE, sur ce qui rentre dans cette rubrique et ce qui n’y figure pas, sur le mode de calcul des envois de la diaspora et sur ce qui est considéré comme transfert MRE, l’Office des changes a tenu à défendre sa manière de faire, réfutant le décalage entre les normes marocaines et celles appliquées à l’international.

"Les statistiques des échanges extérieurs sont établies et diffusées par l’Office des Changes selon un référentiel méthodologique et des normes internationales. La conformité de l’Office des changes aux dernières normes internationales, son alignement sur les bonnes pratiques statistiques et son respect des délais de production et de diffusion confèrent qualité et fiabilité à ses différentes publications statistiques. Garantir des statistiques de qualité est un souci permanent pour l’Office des changes. Objectif : faire de ces indicateurs un véritable outil de prise de décision en reflétant la situation de l’économie nationale et en renseignant sur son attractivité, sa compétitivité et ses capacités d’adaptation", nous déclare l’institution.

Quant aux envois de fonds des MRE et leur mode de calcul, l’Office des changes nous explique, sans toutefois trop de détails, "qu’ils font partie des revenus secondaires du compte des transactions courantes de la balance des paiements. Leur compilation est basée, principalement, sur les déclarations bancaires et celles des sociétés de transfert de fonds".

Une réponse qui laisse ouvert le débat sur le décalage entre les chiffres affichés par l’Espagne par exemple et ceux annoncés par le Maroc.

Médias24 consacrera un article à ce sujet pour essayer de comprendre d’où vient la faille : du Maroc, ou des pays émetteurs, comme l’Espagne ?

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