Les réassureurs marocains en danger : Chakib Abouzaid plaide pour une protection

INTERVIEW. En visite de travail au Maroc, le secrétaire général de l’Union générale de l’Assurance arabe nous parle des dégâts causés par l’ouverture des marchés de la réassurance dans la région à la concurrence étrangère. Une libéralisation qui a causé la disparition de plusieurs opérateurs locaux et qui menace également les compagnies marocaines, la SCR à leur tête.

Les réassureurs marocains en danger : Chakib Abouzaid plaide pour une protection

Le 4 mars 2021 à 10h30

Modifié 10 avril 2021 à 23h23

INTERVIEW. En visite de travail au Maroc, le secrétaire général de l’Union générale de l’Assurance arabe nous parle des dégâts causés par l’ouverture des marchés de la réassurance dans la région à la concurrence étrangère. Une libéralisation qui a causé la disparition de plusieurs opérateurs locaux et qui menace également les compagnies marocaines, la SCR à leur tête.

Réassureur chevronné, Chakib Abouzaid milite depuis sa nomination en tant que secrétaire général de l’Union générale de l’Assurance arabe pour la protection des marchés locaux contre la concurrence internationale. Une cause qu’il défend dans toute la région, et notamment au Maroc, dont il est originaire et qu’il connaît très bien.

L’enjeu pour lui est crucial puisqu’il a assisté, comme il nous le raconte dans cette interview, à la disparition de plusieurs réassureurs arabes, mis à genoux par l’ouverture des marchés à la concurrence étrangère.

Un scénario que vit le Maroc aussi depuis la signature des divers ALE et de la levée de la cession légale de 10% dont profitait le réassureur national, la SCR. Un privilège historique qui a sauté, règles du libéralisme obligent.

Pour lui, le Maroc doit repenser sa stratégie dans le marché de la réassurance, en protégeant d’abord ses acteurs locaux, au risque de les voir disparaître petit à petit. C’est une question de souveraineté nationale, nous dit-il.

Par quels mécanismes ? En réinstaurant la cession légale ? En surtaxant les réassureurs étrangers, comme on le fait depuis l’éclatement de la crise du Covid-19 sur les importations de certains produits finis industriels ? Voici ce que recommande M. Abouzaid. 

- Médias24 : Vous faites depuis quelques années de la protection des réassureurs locaux contre les opérateurs des marchés développés une cause aussi bien dans vos interventions que dans vos publications. Qu’est-ce qui vous motive ? Et c’est quoi l’enjeu de ce sujet ?  

- Chakib Abouzaid : Pour comprendre les enjeux, il faut faire un peu d’histoire. Quand les réassureurs régionaux ont commencé à éclore, notamment « Egypt Re » en 1958 et la SCR en 1960, ainsi que les autres compagnies arabes qui sont nées dans les années 1970, ils avaient pour objectif de donner aux marchés locaux un moyen de conserver le maximum de primes au niveau national. C’était cela la fonction primaire des réassureurs locaux. L’une des recommandations de la CNUCED était la création de réassureurs nationaux.

Cela a permis ainsi d’éviter la sortie de devises, notamment dans les années 1970 et 1980 où on parlait par exemple d’augmenter la rétention par la réassurance et réduire ainsi l’hémorragie de devises.

Mais ces opérateurs n’avaient pas que ce rôle. Si on prend l’exemple de la SCR, qui est un cas d’école, cette compagnie a permis non seulement la rétention des primes au niveau national, mais a joué aussi un rôle de régulateur du marché…

Pour ma part, je considère qu’il faille faire de la protection des réassureurs nationaux un objectif central pour la promotion et le développement d’un marché national.

- Que voulez-vous dire par régulation du marché, sachant qu’au Maroc il existe déjà un régulateur national qui chapeaute tout le secteur, qui est l’ACAPS ?

Ce sont deux formes de régulation différentes. Au Maroc l’ACAPS est le régulateur du marché dans sa globalité. Mais cette régulation se fait au niveau formel et administratif de l’organisation du marché, des lois, de la protection du consommateur… C’est la fonction première d’un régulateur national.

Mais la SCR, comme tous les réassureurs nationaux, faisait de la régulation du marché par la réassurance et les taux de prime. Ces réassureurs ont évité à leurs marchés de sombrer dans une concurrence féroce.

Quand vous ouvrez trop un marché de l’assurance à la concurrence, cela crée un nivellement par le bas. Les opérateurs commencent à se faire de la concurrence, et ça finit par causer des dégâts pour tout le monde.

Un exemple qui illustre bien cela, c’est le cas du marché automobile marocain. La concurrence acharnée entre opérateurs sur ce segment a créé une forte détérioration des résultats de cette branche les années 2017, 2018 et 2019.

Sur les grands risques, industriels ou commerciaux, la SCR a permis de maintenir des niveaux de tarification technique acceptable. Ce qui a permis au Maroc d’éviter des catastrophes comme dans certains pays du Golfe ou d’Asie du Sud-Est.

- Qu’est ce qui s’est passé dans ces marchés ?

Les taux sont devenus tellement bas que les résultats du marché sont devenus trop déficitaires. On est arrivé, juste à titre d’illustration, à des situations où un réassureur produisant par exemple 1 milliard de primes pour une sinistralité de 1,2 milliard (120% de S/P). Ce qui n’est pas tenable.

Au Maroc, puisque tous les risques transitent par la SCR, cela a permis de maintenir la stabilité des taux, surtout sur les risques industriels, commerciaux et tout ce qui est risques spéciaux.

Des risques comme Taqa, la Samir, OCP ou Tanger Med passent par la SCR. Et de par ses capacités et les liens qu’elle a avec le marché international, la SCR a réussi à maintenir des taux acceptables techniquement.

Malheureusement, ceci a commencé à changer. Et le marché marocain entre progressivement dans une spirale compétitive qui va finir à terme par lui nuire.

- Comment s’exerce cette concurrence étrangère ?

Je vous donne un exemple très simple. Un gros risque industriel est coté par exemple à X pour 1000. Une compagnie étrangère, ou des courtiers basés à Londres ou ailleurs, viennent et le cotent 40% moins cher et décrochent l’affaire. Ça s’est passé dernièrement avec quelques risques prisés par les grands réassureurs. Pendant longtemps, la SCR jouait en quelque sorte un rôle de gendarme du marché pour éviter ce genre de situations.

- Quand est-ce que les choses ont basculé sur le marché marocain ?

Quand la cession légale a cessé d’exister, les choses ont commencé à changer, la cession légale au niveau des traités de réassurance (conventionnelle) était automatique pour la SCR ; depuis sa levée dans le sillage des négociations de l’ALE avec les Etats-Unis et les accords de l’OMC, la SCR a perdu de son pouvoir d’imposer ses taux.

Nous avons aujourd’hui des compagnies qui ne cèdent plus leurs risques à la SCR ; je ne puis les juger ; ils ont leurs considérations.

Je pense que les réassureurs locaux ont encore un rôle à jouer. Les marchés émergents n’ont pas encore donné tout leur potentiel. Or, on voit déjà un recul des réassureurs nationaux. Quelques-uns ont disparu ces dix dernières années dans les pays arabes.

Si on veut que nos pays aient des réassureurs locaux, ou régionaux, car la SCR par exemple ne travaille que sur le Maroc, il est du devoir des pouvoirs publics de continuer à les soutenir et de trouver les moyens de les protéger.

- Comment peut s’opérer concrètement cette protection ?

Il peut y avoir des dispositions comme le « Droit de premier refus », la Malaisie le pratique. Lorsqu’un risque d’un groupe doit être couvert, il va être proposé d’abord aux réassureurs nationaux. Au Maroc, il y en a deux : la SCR et Mamda Re. Puis, on passe aux réassureurs installés notamment à Casablanca Finance City. Et comme il restera toujours des parts à couvrir, on peut alors approcher le marché international.

C’est une pratique qui existe sur le terrain ; en Malaisie par exemple l’assureur de la compagnie pétrolière Petronas s’adresse d’abord à son marché national ; il va céder ensuite aux opérateurs de Labuan (zone franche) avant d’aller sur le marché international.

Si on veut développer les réassureurs nationaux, mais aussi CFC, on peut éventuellement imaginer un système basé sur le « Droit de premier refus ».

- Ce ne serait pas une mesure de protection contraire aux règles de l’OMC ou aux ALE signés par le Maroc ?

Est-ce que cette règle contredit les recommandations de l’OMC ou les ALE signés par le Maroc ? Peut-être. Mais je constate simplement que cette mesure existe dans d’autres pays qui sont également ouverts à l’international. Je ne pense pas qu’on soit dans l’impossibilité de le faire.

L’Algérie pratique toujours une cession légale de 50% au profit de son réassureur national ; et personne n’est venu lui taper sur les doigts…

- La cession légale, ce n’est pas une forme de rente qu’on donne à un opérateur ?

Ça peut être perçu comme ça. Mais je ne pense pas que la SCR demandera une rente ou le retour de la cession légale. La cession légale, on ne peut pas revenir dessus. Mais on peut la remplacer par un « Droit de premier refus ».

- Est-ce qu’il y a d'autres mécanismes de protection à part le « Droit de premier refus » ?

On peut coupler le « Droit de premier refus » à l’octroi d’avantages ou de facilités spécifiques aux acteurs locaux. Le marché marocain fait 5 milliards de dollars. Ce n'est pas énorme, mais le Maroc est une porte d’entrée pour l’Afrique de l’Ouest. Si on instaure un système de protection, avec des avantages fiscaux par exemple, CFC peut jouer un rôle majeur dans le marché régional de la réassurance.

- Dans l’industrie, on protège les opérateurs nationaux en mettant des droits de douanes. Est-ce que cette logique peut être appliquée à la réassurance, avec une sorte de surtaxation des opérateurs étrangers ?

A mon avis, ce n’est pas une bonne solution. Ça peut paraître comme une bonne mesure de protection, mais la réassurance a toujours fonctionné avec pratiquement 0% de taxes. Et on ne peut parler de droits de douanes, car en fait vous n’importez pas, mais vous exportez des primes. Et vous ne pouvez pas imposer des exportations.

Ce type de mesures ne peut pas être efficace. Quand les Emiratis ont décidé d’imposer une TVA de 5% sur les opérateurs, ça a irrité toutes les compagnies du DIFC ; je ne pense pas que cette mesure ait facilité l’entrée de nouveaux opérateurs.

La réassurance est une activité internationale par nature, une activité capitaliste et très libérale. Elle n’accepte pas d’être taxée.

Le Maroc a une chance historique avec CFC. Le cadre légal existe et CFC peut jouer un grand rôle dans le développement de la réassurance au Maroc, si ce « Droit de premier refus » est mis en place.

Mais cette décision appartient aux pouvoirs publics. L’ACAPS et le ministère des Finances doivent être convaincus de la pertinence de cette protection et de l’effet qu’elle peut avoir sur le développement du marché local de la réassurance.

- Et si on ne protège pas le marché, quel serait le risque ?

Si on ouvre complètement le marché et qu’on ne donne aucun privilège aux acteurs locaux, comme la SCR, on ne rend service ni à la SCR ni au marché.

La SCR est une compagnie qui a 60 ans. Ce serait dommage de la voir disparaître petit à petit.

Si on fait le cumul de tout ce que la SCR a économisé en devises au Maroc, et qu’on ajoute à ça tout ce qu’elle a payé comme taxes et impôts au fisc et les générations de professionnels de la réassurance qu’elle a formé et qui brillent à l’international, je pense que les autorités marocaines ont tout intérêt à donner tous les moyens à la SCR et aux réassureurs nationaux pour continuer de vivre et de se développer.

La SCR et la Mamda Re ne sont pas simplement des compagnies locales, mais elles sont des ambassadrices du Maroc dans toute l’Afrique et dans le monde arabe.

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