Abdelaziz Enasri : « Le Maroc peut lever jusqu’à 7 milliards d’euros à l’international »

Mehdi Michbal | Le 21/5/2020 à 19:51

INTERVIEW. Expert en marchés internationaux, Abdelaziz Enasri pense que le Maroc est capable de réaliser une grande levée sur les marchés européens de la dette, en « one shot », s’il muscle bien son dossier. Une sortie qui se fera, selon lui, à un taux plus élevé que celui de l’année dernière et qui doit de préférence cibler des maturités moyennes de 5 ou 10 ans au grand maximum.

PhD et Executive MBA en économétrie financière à la Temple Univeristy de Philadelphie, Abdelaziz Enasri est expert international en finance et gestion des risques de marchés. Basé à Paris, il est également professeur associé à l’IAE et l’EM Normandie et dirige en parallèle le cabinet « Blue Cap », spécialisé dans le conseil en gestion des risques pour le compte de régulateurs et d’institutions financières européennes.

Un cabinet qu’il a fondé après une longue carrière en tant que Head of Capital Market de plusieurs banques européennes, comme le Crédit Agricole ou encore Natixis Global Associate International.

Après l’annonce du ministre des Finances, Mohamed Benchaâboun, au Parlement au sujet de la sortie imminente du Trésor sur le marché international de la dette, nous l’avons consulté en sa qualité d’expert des marchés de la dette pour savoir si le moment était opportun pour une telle sortie, et connaître éventuellement dans quelles conditions celle-ci pourraient se faire.

Tout en notant l’emballement des taux sur les marchés européens qui ont doublé en moins de deux mois pour des émetteurs comparables au Maroc, notre expert pense toutefois que le moment est idéal pour une sortie du Trésor. Le Maroc pourrait, selon lui, lever entre 5 et 7 milliards d’euros en une seule fois, mais en ciblant de préférence des maturités moyennes : 5 ans, voire 10 ans au maximum.

Pour mieux négocier sa sortie, le Maroc devrait, selon lui, muscler son dossier par un plan de relance intégrant outre les outils classiques de macroéconomie, plusieurs dimensions nouvelles, devenues, au-delà du simple rating, des critères importants dans la prise de décision chez les investisseurs internationaux.

- LeBoursier : Le Maroc se prépare à faire une nouvelle sortie sur le marché international de la dette. Pensez-vous que le timing est opportun pour faire des levées en devises ?

- Abdelaziz Enasri : D’abord, il faut savoir que la crise du Covid-19 a fortement impacté les marchés obligataires Hight Yield et Investment grade qui étaient presque à l’arrêt jusqu'à il y a un mois. Actuellement, on observe un redémarrage de la demande, provenant notamment des émetteurs Investment Grade.

Cette situation d’augmentation de la demande, conjuguée à un manque de liquidités à destination de ce marché s'est traduite par une forte progression des spreads de crédits. Les émetteurs n’hésitent pas à proposer des taux de rémunération très attractifs pour pouvoir lever des fonds dans un marché devenu très concurrentiel. La tension sur les liquidités persiste du fait de l’inquiétude des investisseurs qui craignent que la crise économique se transforme en crise financière.

Si le Maroc cherche à renforcer les réserves de change, avec des taux optimisés, c’est le moment de sortir.

- Le Maroc a levé l’année dernière 1 milliard d’euros à un taux de 1,5%. En suivant votre raisonnement, on peut penser que le Maroc paiera plus cher sa prochaine levée...

Oui. Parce que les conditions de marché ont changé. La prime de risque exigée par les investisseurs sur les émetteurs Investment grade a doublé depuis le début de la crise sanitaire. Donc on paiera forcément plus cher. Le différentiel de spread entre les émissions en Euro Investment Grade et la courbe des taux allemande (considérée par les investisseurs comme risk-free) est passée par exemple de 109 pbs le 06 Mars 2020 à 213 pbs actuellement, soit plus que le double en deux mois.

- Pourtant, en Europe, on parle depuis quelques semaines de financements souverains à taux zéro voire négatifs...

Ce phénomène ne concerne que les bons ratings, AA et AAA. Comme pour la France ou l’Allemagne. L’Italie qui est également Investment grade ne bénéficie pas de ces conditions par exemple. Entre le 3 mars et aujourd’hui, le taux de ses levées sur 10 ans est passé de 0,998% à près de 2%. Et ce, malgré l’appui du programme de rachat massif de l’Union Européenne. Donc le Maroc ne pourra pas échapper à cette envolée des taux sur la catégorie Investment grade.

- Une levée en dollars serait-elle plus intéressante ?

La réponse dépend des urgences en termes de dépenses en devises du Maroc pour les prochains mois (remboursement de la dette et importations de matériel sanitaire, de matières premières, pétrole, gaz et blé...). Mais selon mon point de vue, il est plus optimal d’opter pour des emprunts en Euro car les taux d’intérêt qui seront exigés par les investisseurs seront plus intéressants. Le différentiel entre la courbe souveraine Euros et la courbe souveraine US est estimé à 113 pbs pour les maturités moyen et long terme. Autrement dit, les taux d’un emprunt Euros seraient inférieurs à celui en USD de 1,13%.

- Le Maroc réalisera un gros déficit budgétaire cette année pour répondre aux exigences du moment. Et les besoins de financement sont énormes. Combien à votre avis peut-il prétendre lever ?

En termes de montant de levée, je ne pense pas qu’il pourra lever au-delà de ce qui est budgétisé dans la loi de Finances et les récentes mises à jour. Mais face à l’incertitude qui plane et la tension sur les liquidités, il est préférable qu’il lève la totalité de ses besoins en cas de sortie, que j’estime entre 5 à 7 milliards d’euros. Je ne pense pas qu’il aura un problème dans ce sens, étant donné que la principale agence de notation S&P a maintenu son rating.

- Est-il possible de lever de tels montants en une année ? Ce sera une première en tout cas…

Oui, c’est possible de le faire du moment qu'on a assisté ces derniers jours à des levées importantes, y compris chez des corporates.

Les entreprises Investment grade lèvent en moyenne, ces derniers jours, entre 500 et 1,5 milliard d’euros. Pfizer a levé récemment, en un seul coup, 4 milliards d’euros sur différentes maturités.

Les Etats aussi ont augmenté les montants de leurs sorties. Exemple de la Roumanie, qui est un peu comparable au Maroc, et qui a levé hier (mercredi 20 mai) 3,3 milliards d’euros en une seule sortie. Avec des taux de 2,75% pour la partie 5 ans et 3,62% pour le 10 ans.

- Malgré la crise, le Maroc a pu maintenir son Investment grade. Pensez-vous que cela peut aider le Trésor à négocier des taux intéressants ?

Comme ce fut le cas en 2008 et 2014, le marché intègre implicitement dans la prime de risque une part du risque de liquidité. Dans ce sens, on assiste à une absence de logique en termes de taux d’intérêt que les investisseurs exigent.

A titre d’exemple, les placements à 20 ans de l’Italie cotent actuellement 2,35%, alors que l’Espagne a levé pour les mêmes maturités à un taux de 1,22%. Or, les deux pays figurent dans le même niveau de classe de risque. Le Portugal, avec un rating moins important, a pu lever pour cette même maturité à un taux inférieur aux deux, à peine 1,2%. Le rating en soi n’est donc pas l’élément clé de la décision actuellement.

Les effets escomptés de la crise sanitaire, la pertinence et la cohérence des plans de relance peuvent être très déterminants. Je pense que le Maroc pourra cibler pour des maturités longues un taux autour de 2-2,5% en Euros et 3,2-3,6% en USD. La prime de risque que les investisseurs accepteront de payer dépendra de la pertinence de son plan de relance post-Covid et des mesures qui seront prises pour retrouver la croissance, sauvegarder les entreprises et l’emploi, principaux leviers pour améliorer les recettes de l’état.

- En l’absence donc de plan de relance, le Maroc ne pourra pas aller actuellement sur le marché ?

Il peut toujours aller sur le marché, mais les conditions seront beaucoup plus corsées. Il est préférable d’avoir au préalable un plan de relance, clair et pertinent, à présenter aux investisseurs. Le dossier Maroc ne doit pas comporter que des mesures techniques, macro-économiques, mais doit aussi faire ressortir des engagements pour l’environnement, l’amélioration de la gouvernance, des mesures en faveur du secteur privé et de l’entreprise, qui sont aujourd’hui des critères de choix déterminants pour les investisseurs. C’est ce qui fera que le Maroc pourra négocier des conditions confortables ou du moins conformes à la norme du marché.

- Sur quelles maturités faut-il aller ? Certains recommandent aujourd’hui aux Etats de lever sur du très long terme, 50 voire 100 ans pour lisser le service de la dette. Pensez-vous que c’est faisable pour le cas du Maroc ?

Je pense que le Maroc pourra lever beaucoup plus facilement sur des périodes courtes ne dépassant pas 10 ans et de préférence 5 ans. La seule raison qui pourra justifier d’aller vers des maturités très longues, c’est qu’il y ait un manque de visibilité sur les capacités de remboursement en devises sur le moyen et long terme.

Il faut une cohérence du discours. Le surplus de levée projeté par rapport à ce qui a été fixé dans de la loi de Finances a été justifié par une situation exceptionnelle, liée au confinement et à la baisse conjoncturelle des flux de devises et non pas à des problèmes structurels au niveau des réserves de change. De plus, les investisseurs ont actuellement plus d’appétit pour les maturités moyennes qui procurent un risque de taux relativement faible (duration).

En cas de levée sur 5 ans, le Maroc profitera de taux d’intérêts beaucoup plus intéressants. Le différentiel de taux entre le 20 ans et le 5 ans sur la courbe Euro est de 120 pbs. Et il est de 0,73% pour le dollar américain. L’impact sur le service de la dette serait donc très important.

A titre d’exemple, un emprunt de 100 euros sur 5 ans coûtera en intérêt 3,2 euros à l’Etat, alors que celui sur 20 ans lui coûtera 28 euros selon les conditions de taux au 20 mai.

Quant à la possibilité d’aller sur du 50 ou du 100 ans, je ne pense pas que cela soit possible. Les références d’emprunt de 50 à 100 ans sont très rares et seules les caisses de retraites et les fonds de pension peuvent y avoir de l’intérêt, mais uniquement pour des émetteurs de très bonne qualité (AA à AAA). Le Maroc n’est pas dans cette catégorie…

- Certains appellent l’Etat à éviter les sorties à l’international, puisque les taux sur le marché intérieur sont bas également. Et que cela nous évitera, pour une question de souveraineté économique et budgétaire, d’être à la merci des marchés internationaux. Que pensez-vous de ce débat ? Est- il plus opportun de s’endetter en interne que d’aller chercher de l’argent à l’étranger ?

Je pense sincèrement que c’est un débat inutile. Du moment que le Maroc a besoin de devises pour faire face à des dépenses en devises, il n’a d’autres choix que d’aller sur les marchés internationaux. Le dirham n’et pas convertible, on ne paie pas le pétrole en dirham, et les échéances d’anciens emprunts internationaux qui tombent tous les ans ne peuvent pas être payées non plus en dirham. Donc on n'a pas trop le choix, ou le luxe de faire des arbitrages entre dette intérieure et extérieure.  

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