Aziz Chahir: “la classe politique doit prendre en charge la politique sécuritaire”

ENTRETIEN. Le rapport entre la morale et la politique, l’épiphénomène du Tcharmil, une brigade des mœurs moralisatrice, l’absence de politique sécuritaire, autant de thématiques que Médias 24 tente de décrypter avec l’aide de Aziz Chahir, docteur en sciences politiques.

Aziz Chahir: “la classe politique doit prendre en charge la politique sécuritaire”

Le 9 juin 2014 à 11h12

Modifié 9 juin 2014 à 11h12

ENTRETIEN. Le rapport entre la morale et la politique, l’épiphénomène du Tcharmil, une brigade des mœurs moralisatrice, l’absence de politique sécuritaire, autant de thématiques que Médias 24 tente de décrypter avec l’aide de Aziz Chahir, docteur en sciences politiques.

Il est professeur à l’Institut royal de formation des cadres et à l’Université internationale de Rabat.

 

Qu’est-ce qu’une politique sécuritaire ?

Démystifions d’abord ce que signifie une politique publique. Elle consiste en une matrice comprenant un diagnostic du terrain, un plan d’actions, son exécution, son suivi et enfin son évaluation.

Au Maroc, je défie quiconque de brandir un document d’une politique publique, discutée bien évidemment au parlement, élaborée par des experts, encore  moins d’en présenter un sur une politique sécuritaire.

Toutefois, il existe des plans d’actions traitant de politique sécuritaire mais celle-ci reste purement policière. Elle repose sur le cadrage ou encore la collecte d’informations sur les individus. Nous sommes dans le makhzen dans sa version sécuritaire bien évidemment mais aussi dans sa version caduque et rudimentaire. C’est le makhzen du sultan Moulay Ismaël, qui consistait à cadrer le territoire avec un maillage caïdal. 

Donc, il n’y a pas de vraie politique sécuritaire…

 

Plantons le décor. Nous évoluons dans une politique de sécurisation basée sur le règlement, la collecte des données personnelles et l’intimidation.

Un système administratif, celui de la gestion des affaires publiques et  locales dénommé grossièrement «démocratie locale». Une gestion qui assure la sécurité du territoire et des individus. C’est une approche qui a démontré en fait ses limites.

Comment a-t-elle démontré ses limites?

Le système de sécurité policière prend de l’ascendant sur la société civile lorsque la structure administrative et  bureaucratique prend l’ascendant sur l’individu. Ce dernier est complètement écrasé. La gestion repose sur celle des tensions.

Quelle serait donc l’alternative?

Le tissu associatif et la société civile représentent le cœur et la matrice principale sur lesquels on doit se pencher. Et s’ils n’existent pas? Et bien, allons vers un débat national et cherchons à savoir comment  égrener une culture de la société civile.

Aux Etats-Unis, les associations de quartier et de proximité permettent de garder le lien entre les élus locaux et la population. Cela aide à désamorcer des bombes. Et puis, il y a le rôle de l’Etat. Un rôle de gouvernance qui réside justement dans l’approche participative.  L’Etat s’engage à mobiliser des ressources  financières dans un cadre participatif, en impliquant les partis politiques, les associations. Et la gouvernance sécuritaire, c’est exactement cela: impliquer un ensemble d’acteurs.

Il n’est pas question d’opposer morale et politique, il faut juste les distinguer

 

Que vous inspire-t-il  le débat lancé suite à la médiatisation des interpellations effectuées par la brigade des mœurs de Marrakech?

A ce niveau, nous sommes face au rapport de la morale et de la politique. Il n’est pas question de les opposer. Quoi qu’il faille établir une distinction quand il s’agit de gestion des affaires publiques.

La morale ne doit pas se substituer à la gestion de la chose publique. Dans le cas présent, le discours moralisateur est puisé dans le référentiel religieux.  Il se traduit par de l’interventionnisme et par l’immixtion dans la sphère privée. Le risque commence car les libertés individuelles sont touchées.

Car dans la pratique quotidienne, il est nécessaire de rechercher un dosage entre le respect des libertés individuelles et le système de valeurs prédominant.

Où en sommes-nous au Maroc?

Nous prétendons inaugurer une phase de transition démocratique: en accordant plus de pouvoirs aux élus locaux, en donnant de l’ascendant à un système d’élections, en assurant  les droits des femmes.

Toutefois, le poids de la religion et de la tradition est tel que finalement chaque fois que l’on veut transiter, il subsiste un blocage. Cette situation n’est pas inhérente à une résistance des partis politiques. Je dirais tout simplement que ce sont des résistances culturelles car le carcan de la tradition est réel.

Même avec le nouveau concept d’autorité, lancé par le Souverain en 1999, qui donne plus de liberté aux individus et tente de désacraliser l’institution politique, l’Etat profond a fait en sorte que l’appareil sécuritaire prenne de l’ascendant sur le politique au sens noble du terme, c’est-à-dire en tant que garant des libertés individuelles.

Une situation qui s’abreuve de  l’absence de relais locaux, d’agents de socialisation et de société civile.

La grande question est de respecter les libertés individuelles tout en assurant un respect des coutumes

 

Quelles en sont les manifestations? 

Quand par exemple la brigade des mœurs tombe dans un registre moralisateur, de traditions et de valeurs dominantes au sein de la société, on peut dire qu’il y a un conflit. Comment dès lors assurer le respect  des coutumes sans pour autant porter atteintes aux libertés individuelles?

Il se trouve que nous sommes face une double logique de raisonnement: fonder une société sur des pratiques modernes, démocratiques, innovantes et de libertés individuelles mais la matrice moralisatrice est toujours présente dans l’arrière-boutique de l’administration sécuritaire : le Roi est commandeur des croyants, garant de la préservation des mœurs et coutumes.

Par exemple, la brigade des mœurs n’intervient pas sous couvert d’un discours moralisateur. Ce dernier n’est pas identifiable. On agit donc avec un flagrant manque de visibilité mais il est prémédité. Attention, le Makhzen a toujours agit de la sorte: en créant le flou généralisé, de l’opacité, tout ceci se transforme en mode de gouvernance. Cette situation peut paraître anarchique, mais bien au contraire, elle est contrôlée, voulue et régie. Le makhzen est en train de tester un vieux modèle sécuritaire.

Mais avons-nous jamais quitté ce modèle?

Je crois qu’avec l’avènement du nouveau règne, il y a eu l’espoir, la volonté du Roi de sortir du makhzen traditionnel, en instaurant le nouveau concept d’autorité.

Il était question justement de revisiter ou de réformer la structure makhzénienne traditionnelle. La tentative du monarque à l’époque était de couper avec le makhzen de My Ismaël. Ceci n’a pas marché non à cause des seules résistances du makhzen traditionnel mais aussi parce que la classe politique n’était pas prête. Et ce, en raison surtout de l’effet générationnel (des dinosaures à la tête des partis refusaient une refonte du makhzen). Les raisons économiques sont prépondérantes:  clientélisme et népotisme. Il est difficile de couper court avec ce système!

Les sécuritaires eux-mêmes sont dans la confusion

 

Que se passe-t-il aujourd’hui?

Les sécuritaires sont vraiment dans la confusion: on leur demande à la fois d’être les représentants d’une institution bureaucratique au sens moderne du  terme en maintenant une certaine distance avec le citoyen, d’appliquer un certain nombre de règles, de se conformer au  règlement, de respecter des conventions internationales et d‘assurer l’ordre public…

Des notions qui relèvent en fait d’un système démocratique, mais ils restent confrontés à un système où prédominent les «instructions», «circulaires» et «orientations». On peut y voir également une réinvention de l’appareil sécuritaire makhzénien.

Comment comprendre le phénomène du tcharmil ?

Quand il y a une anomie, une absence de valeurs, on assiste à l’émergence de mouvances de protestations et de manifestations identitaires. Je dirais qu’elles sont dans un sens tout à fait légitimes. Des ados qui s’expriment avec des couteaux, exhibent leur butin de guerre.

Lorsqu’on le fait sur internet, c’est un cri de désarroi. Ce sont des mouvements qui traversent la société, nous ne devons pas en être étonnés! Il faut reconnaître qu’il y a des jeunes qui sont marginalisés, des laissés pour compte, qui sont complètement dans le dénigrement, laissés dans l’indifférence et qui veulent se manifester.                            

C’est le cas des Ultras,  à la recherche d’espaces d’expression identitaires non conventionnels hors ceux de l’associatif et des représentations partisanes.

L’expression des jeunes dans les stades, ce sont des phénomènes de mobilisation, ils cherchent à transmettre un ensemble de revendications. Ce n’est pas un système de gangs, ce n’est pas du banditisme! Il ne faut se tromper de débat!

Mais la répression s’exerce quand même à leur encontre…

L’utilisation de l’oppression à travers un mode autoritaire donne des effets pervers. Lorsque l’on rase le crâne d’un adolescent de 16 ans, sachant qu’à cet âge-là, se produit la construction de sa personnalité, qu’il traverse une crise identitaire, qu’il s’identifie en appartenant à un groupe, on connaît le résultat. La tenue vestimentaire d’un ado n’est pas à prendre à la légère, quand il y a intervention sur le mode de vie culturelle, la liberté individuelle est touchée.

Où se situeraient les limites à la liberté individuelle au Maroc? 

Pour être clair,  on ne peut pas tracer de limite aux libertés individuelles. Il y a une perméabilité de croisement, d’interaction voire même de tension. C’est très ambivalent. Il s’agit de resserrer l’étau. A aucun moment, il n’a été fait allusion à la loi. On parle de répression, de «mater» la meute, de sécurité. Même l’utilisation de la terminologie est significative. S’il y avait application de la loi, le citoyen aurait ses droits et l’agent d’autorité n’aurait pas le droit de raser des crânes. C’est un mélange des genres, on a fait l’amalgame entre la morale et la politique et on a permis à ce que le domaine sécuritaire soit entaché de mesures qui relèvent de la moralisation de l’espace public.

En conclusion,les récents événements sont un test de la capacité des institutions du système politique. Au lieu d’emprunter des raccourcis sans résultats probants, il conviendrait d’élaborer une politique sécuritaire nationale. Il revient au ministère de l’Intérieur d’en prendre conscience.

La classe  politique devrait prendre en charge la question sécuritaire. Afin qu’elle ne continue pas à être gérée de manière rudimentaire.

 

 

 

 

 

 

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