Nezha Lahrichi

Administratrice indépendante BOA Group BMCE, ex-présidente du Conseil national du commerce extérieur, ex-conseillère du Premier ministre

Guerre en Ukraine : enjeux enchevêtrés et perspectives incertaines

Le 18 avril 2022 à 11h12

Modifié 18 avril 2022 à 13h35

La guerre en Ukraine suscite de nombreuses questions dont la plupart restent sans réponse pour le moment. Voici un tour d'horizon sur l'essentiel de ce dossier, réalisé par Nezha Lahrichi, qui pose les interrogations les plus pertinentes et dresse la perspective historique, géopolitique et économique mondiale.

L’invasion Russe de l’Ukraine inquiète. Elle dure. L’Ukraine est meurtrie, l’occident indigné et la Chine déconcertée. Une guerre militaire qui comporte le risque de l’usage du nucléaire impliquant comme réponse une guerre financière inédite : toutes les réserves extérieures de la Russie placées dans les autres banques centrales du monde sont gelées, du jamais vu ! Un séisme de l’ordre financier international qui ouvre la voie à la contestation de l’hégémonie du dollar. Des représailles non anticipées par Vladimir Poutine, grand joueur d’échecs qui a pris soin de diversifier les réserves de change de la Banque Centrale de Russie en augmentant son stock d’or et en réduisant la part du dollar à 20% seulement. Il faut ajouter aussi toutes les dispositions pour isoler la Russie, en particulier la révocation par le congrès américain de son statut commercial comme c’est le cas pour Cuba et la Corée du Nord.

Avant cette invasion, la Russie avait une stratégie de la lutte armée, héritée de la fin de la guerre froide qui s’appuie sur des moyens non militaires et relèvent d’instruments informationnels, cybernétiques, économiques et diplomatiques.

Pourquoi une telle rupture stratégique ? Est-ce que la stabilité de plusieurs décennies en Europe était trompeuse ? Peut-on dire que le temps est revenu en arrière ? S’agit-il d’un conflit avec l’occident au nom de l’identité russe et de l’histoire conjointe de la Russie et de l’Ukraine ? Est-ce un conflit entre démocratie et dictature ?

Autant de questions qui montrent combien les réponses nécessitent d’interroger la rhétorique russe et l’idéologie ultra-nationaliste qui inspire le Kremlin. Elle se traduit dans les Discours de Vladimir Poutine et les déclarations de ses conseillers, en particulier Sergueï Karagonov, ou encore des politologues comme Timofeï Sergueïtsev, Vladimir Mojegov….dont les chroniques et les tribunes sont publiées par les plus importantes agences de presse dont RIA Novosti et Tass.

Si on part de l’idée que ce qui se joue dans les conflits est enfoui dans les imaginaires collectifs, il est certain qu’il faudrait penser l’histoire russe dans la durée et rendre compte du processus qui a fait de la Russie un empire mais, surtout d’identifier les facteurs de continuité entre la Russie tsariste, la Russie soviétique issue de la révolution de 1917 et post soviétique après la chute et la dislocation de l’URSS en 1991.

UN PEU D’HISTOIRE... une tentative pour éclairer l’avenir

Pour essayer de comprendre, interrogeons l’histoire en s’aventurant en amont de 1917 avec un historien Michel Heller dont l’ouvrage de référence, entrepris en 1990, a été écrit en Russe: « Histoire de la Russie et de son empire ».

Il n’est pas possible, dans le cadre d’un article, de remonter aux origines kiéviennes de l’histoire de la Russie jusqu’à l’avènement de Pierre le Grand à la fin du 17e siècle. Signalons néanmoins que formellement, l’Empire de Russie est né en 1721 lorsque Pierre le Grand, vainqueur de la guerre du Nord se déclara empereur. Mais dès le XVe siècle, Ivan le terrible se déclare l’héritier de l’empire romain ; il prend le titre de tsar de toute la Russie (transformation du César latin). Les historiens russes évitent de décrire les contraintes pour la constitution de l’empire, en occultant la politique coloniale de la Russie, ce que Michel Heller n’a pas manqué de faire. Il a été déchu de sa nationalité soviétique.

L’idée qui mérite d’être convoquée est l’oscillation entre ouverture et fermeture à l’Europe. En effet, le règne de Pierre le Grand et de ceux qui ont suivi, illustrent le conflit historique entre occidentalisation et russification. Avec Pierre le Grand, la Russie a connu un tournant crucial grâce à l’ouverture aux influences extérieures à la recherche de la modernité. Son armée victorieuse sur plusieurs fronts a permis l’extension des frontières et la constitution d’un Empire. Cependant, le projet d’occidentalisation de Pierre Le Grand, pour faire de la Russie une grande puissance européenne, dérange une large partie des élites attachées à leurs valeurs et à leur « russité ». Un processus de russification s’engage sous les règnes d’Alexandre III puis de Nicholas II, dernier empereur de Russie de la dynastie des Romanov avant la révolution d’octobre 1917. Le nouveau régime soviétique, né sur les ruines de l’empire russe, renoue avec les pratiques autoritaires ancestrales et dont l’ampleur n’a disparu qu’avec l’effondrement en 1991 de l’Union Soviétique.

Après l’annexion de la Crimée en 2014, l’invasion de l’Ukraine vise à acter le monde russe : Russie, Biélorussie et Ukraine

Les deux cataclysmes, 1917 et 1991, sont considérés comme des tragédies, des parenthèses de l’histoire : que représentent quelques décennies dans l’immensité de l’histoire ? Toute construction d’un nouvel ordre mondial ne peut se faire sans le monde Russe? soucieux de sa revanche sur l’histoire et convaincu de l’opposition de l’occident à toute tentative de reconstruction de l’empire soviétique.

Un monde multipolaire… mais avec la puissance russe

Le conflit en Ukraine met au grand jour les enjeux du nouvel ordre mondial et les manœuvres pour la sauvegarde et /ou la conquête des zones d’influence des grandes puissances. L’intégration à l’OTAN de huit ex-républiques soviétiques est vécue par la Russie comme son encerclement de fait qui constitue une illustration de l’hostilité de l’occident.

Après l’annexion de la Crimée en 2014, l’invasion de l’Ukraine vise à acter le monde russe : Russie, Biélorussie et Ukraine qui dispose de grandes richesses minérales et d’immenses terres arables. Une telle puissance est en mesure de redéfinir les relations avec l’Occident perçu comme étant dans sa phase décadente. La doctrine de Poutine repose donc sur la création de la grande Eurasie, à cheval sur deux continents et réunissant l’Europe et l’Asie. Le rapprochement avec la Chine s’inscrit dans ce cadre et illustre les perspectives d’évolution des rapports de force entre les grandes puissances occidentales et asiatiques, la Chine de toute évidence mais également l’Inde.

Imbrication et divergence des intérêts des puissances asiatiques.

Chine et Inde : quel risque de démondialisation ?

La Chine a initié un partenariat économique régional global entré en vigueur le premier janvier 2022. Il réunit 15 pays dont le Japon, la Corée du Sud, l’Australie, la Nouvelle Zélande et les dix pays de l’ASEAN. Il s’agit du plus grand accord commercial au monde, une zone de libre échange qui couvre 30% du PIB mondial et près de deux milliards d’habitants. Mais la Chine a encore besoin de l’Occident, en particulier les Etats-Unis, l’Union Européenne et la Grande Bretagne qui représentent près de 40 % de ses débouchés civils, alors que la Russie est un nain commercial avec 2% seulement. Mais les liens Russie/ Chine sont d’une autre nature : ils sont stratégiques et géopolitiques.

Le stratégique concerne l’armement et l’énergie. Même si l’industrie de défense chinoise s’est beaucoup développée, la Chine continue d’importer massivement des armes qu’elle ne peut acquérir des pays occidentaux. Quant à l’énergie, un partenariat d’envergure a été construit faisant de la Russie le premier fournisseur de gaz de la Chine, à travers la mise en service en 2019 du gazoduc « power of Sibéria ». L’accord pour la construction d’un second gazoduc a été signé. A ces liens commerciaux s’ajoute la construction, pas à pas, d’un système économique et financier alternatif à celui du monde occidental ; la mise en place de systèmes alternatifs au SWIFT n’est qu’un élément de cette construction.

Les enjeux sont aussi géopolitiques dans la mesure où les partenariats Chine/ Russie scellent l’émergence d’un pôle asiatique contribuant au renforcement du langage des rapports de force. La pression américaine sur Pékin pour ne pas aider la Russie à contourner les sanctions économiques s’inscrit dans ce cadre. Il s’agit également d’une pression pour trouver un accord de paix compte tenu de la spécificité de leurs relations. La menace miroitée concerne les conséquences sur l’intégration de la Chine dans l’économie mondiale. D’ailleurs la dissociation économique Etats-Unis/ Chine fait l’objet d’études pour évaluer les effets de la démondialisation. Le coût pour les Etats Unis serait de 2% du PIB au cas où les tensions géopolitiques conduiraient à un isolement économique de la Chine.

 L’Inde n’a pas condamné l’invasion de l’Ukraine, la neutralité diplomatique d’un si grand pays vient renforcer la puissance du pôle asiatique.

L’Inde est le premier importateur d’armes au monde et c’est la Russie qui couvre 60% de ses besoins loin devant les Etats-Unis et Israël. A cela s’ajoute leur coopération dans le nucléaire civil indien avec transfert de technologie. Les pressions américaines n’ont pas réussi à rallier l’Inde aux sanctions contre la Russie en particulier l’achat du pétrole russe. Des contrats d’approvisionnement Russie/Inde ont été signés, à l’instar de ceux conclus avec la Chine et payables en roubles, yen, yuan et même en troc ; autant de moyens pour échapper au dollar et aux sanctions américaines. Le pôle asiatique est certes décidé à atténuer l’hégémonie du dollar et œuvrer pour un rééquilibrage du Système monétaire international mais c’est une affaire de long terme appelée, néanmoins, à s’accélérer.

En attendant, la guerre continue, le projet de Vladimir Poutine pensé et mis en exécution depuis des années se poursuit dans sa phase actuelle, celle de la conquête des territoires menant à la Crimée soit le Dombass après Marioupol. Un président russe déterminé malgré la durée inattendue de la guerre et l’échec du projet initial de la prise de la totalité de l’Ukraine ; il faut ajouter les pertes matérielles, la destruction du Navire Moskva de la flotte russe, ou encore la création d’un commandement unique de l’ensemble des opérations et confié à un général ( Dvornikov) connu pour son efficacité après avoir dirigé l’intervention russe en Syrie .

Il est difficile de rendre compte de l’état réel des forces en présence sur le terrain militaire tant la guerre informationnelle, mensongère par définition, est sans limites. Cependant, les protestations de la Russie contre les livraisons d’armes à l’Ukraine deviennent inquiétantes car elles se traduisent par des menaces proférées en termes de sécurité régionale et Internationale.

En attendant, les répercussions sismiques des deux guerres, militaire et économique, se font sentir dans tous les pays du monde. Au-delà des conséquences connues et vécues par tous les pays et subies par les populations malgré les soutiens des gouvernements, c’est la situation du marché énergétique qui interpelle : plus que la flambée des prix, c’est l’extrême volatilité des cours, surtout du gaz, suite aux déclarations des responsables politiques qui perturbent les prix du marché. Le risque de l’arrêt des flux du gaz Russe existe soit à travers un embargo européen, soit à cause d’une décision du Kremlin. La conséquence serait un effondrement du marché gazier dont l’impact serait équivalent à celui d’une crise du marché financier international à l’instar de la crise de 2008 ; en effet ce marché nécessite des liquidités et des garanties bancaires qu’imposent les contrats gaziers à terme. Une perspective non souhaitable !

La seconde question qui interpelle est celle de l’envolée des prix des denrées alimentaires qui continue. Aucune accalmie n’est attendue dans les mois à venir. Toutes les denrées sont concernées mais l’inquiétude est plus forte pour les céréales, la Russie et l’Ukraine représentant plus de 30% des exportations mondiales. En plus des conditions objectives, destruction des superficies de culture, menaces sur les prochaines récoltes, problèmes de fret, il faut ajouter le refus des livraisons aux pays hostiles au Kremlin.

La forte hausse des matières premières et les difficultés d’approvisionnement constituent les premiers indicateurs de ce qui est nommé « économie de guerre ». Celle-ci se caractérise, également, par le renforcement de l’intervention de la puissance publique qui met en place un contrôle des prix et, le cas échéant, une régulation des quantités et des approvisionnements. Cette intervention implique une augmentation des dépenses publiques et pose la question de leur financement et du rôle de la politique monétaire qui ne peut que faciliter le financement des déficits alors que l’inflation est de retour. Au Maroc, la Banque centrale maintient sa politique monétaire accommodante pour soutenir l’activité économique, le taux directeur étant maintenu à 1,5%. BAM a donc fait le choix de la croissance et non celui de la lutte contre une hausse des prix importée, en misant sur une inflation provisoire avec un retour à la normale en 2023. Tout dépendra de la durée de la guerre !

En définitive, la question centrale est de trouver les moyens pour amortir les conséquences économiques et sociales du conflit. Un débat économique et politique s’impose pour le court terme et une réflexion sur les changements systémiques qui s’annoncent ; ils découlent de la tentation occidentale de s’autonomiser économiquement de la Chine et de la Russie.

Quel est ce nouvel ordre mondial qui s’installe ? Allons-nous vers une fragmentation du monde en blocs ? Quelles transformations pour toute l’architecture et les organisations issues de la seconde guerre mondiale ? Cette réflexion reste conditionnée par le dilemme de l’occident : comment réussir la guerre à la guerre ?

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