Abdou Filali-Ansary

Philosophe et islamologue marocain.

La quête de légitimité dans les contextes musulmans : Un drame en quatre actes (IV, suite et fin)

Le 24 juin 2013 à 13h40

Modifié 11 avril 2021 à 2h34

Les formules qui incarnent la légitimité politique sont forgées à des moments spécifiques de l’histoire. Comme si, en quelque sorte, il se produisait des « plis » dans le temps de l’imaginaire social, pour reprendre le langage de la théorie de la relativité. Des plis qui demeurent et qui présentent le plus grand intérêt pour celui qui veut comprendre la configuration de l’imaginaire politique d’une société. La notion de légitimité est familière aux sociologues. Nous ne nous attarderons pas sur les définitions et les analyses que lui ont consacrées les spécialistes. Nous l’entendons ici comme une croyance que les membres d’une société partagent (de nos jours, nous dirions la population d’un pays), ce qui suppose qu’une espèce de consensus est atteint, souvent fondé sur la manière dont les conflits passés ont été résolus ou dépassés. L’idée de présenter la quête de légitimité dans les contextes musulmans comme un « drame en quatre actes » vise à souligner certains tournants essentiels de l’histoire, qui ont contribué à donner aux aspirations des populations des formes particulières. Des formes que nous devons avoir à l’esprit pour comprendre les développements actuels. La première chronique a été consacrée à l'Acte I, celui des moments fondateurs, qui ont vu la naissance de la religion islamique et d’une forme de vie politique qui en aurait découlé, à savoir les premières décennies de l’histoire des musulmans, d’abord sous la direction du Prophète et ensuite sous la règne de ses Compagnons proches. La seconde a été consacrée à l’Acte II, celui qui voit la naissance des premières dynasties, omeyyade puis abbaside, avec la naissance d’un couple qui va traverser les siècles : d’un côté, les détenteurs du pouvoir temporel, militaires et/ou politiques, de l’autre les savants, maîtres dépositaires de la norme islamique. C’est là que nous assistons à la naissance de la shari’a, indépendamment des pouvoirs en place. Cette première séparation était-elle une forme précoce de sécularisation ? La troisième a été consacrée à l’acte III, qui s’étend jusqu’aux XIXème et XXèmes siècles. Nous y avons vu que l’idée de légitimité dans les contextes musulmans est affectée de deux façons notables, l’une résultant de la fascination éprouvée par certains penseurs musulmans pour les formes et institutions européennes, où ils ont vu une meilleure approximation de l’idéal de communauté morale que l’islam aurait proposé, l’autre dérivant d’initiatives prises successivement par les Etats musulmans pour codifier la shari’a et en faire un manuel comparable aux manuels de gestion administrative produits pour d’autres secteurs que l’Etat prenait en charge. Mais les tentatives d’édifier un Etat moderne ont subi de nombreuses vicissitudes conduisant les observateurs à s’interroger sur l’éventuelle existence, chez les musulmans, d’un langage politique qui leur serait propre. Et de nos jours, que dire de la légitimité dans les contextes musulmans.Voici l’Acte IV, qui clôt la série. N’hésitez pas à nous adresser vos réactions : [email protected]  

Cet “acte” a commencé très récemment et, clairement, se déroule encore. Nous ne savons pas encore de quelle manière il doit se terminer.

A la fin de l’acte dernier, nous nous sommes retrouvés devant une sorte de spectacle de déclin.

Plusieurs décennies après la naissance de la plupart des Etats dans le Tiers-Monde, tout ce qu’on peut voir est un spectacle de désolation : des gérontocraties fatiguées, des politiques de développement en pleine déroute et une immense désillusion mêlée d’amertume au sein des populations.

Des partis islamistes s’affairent à encadrer le mécontentement populaire. Ils promettent un avenir meilleur par une moralisation de la vie publique et un retour aux valeurs et formes que les musulmans ont adoptées durant des siècles. Le plus souvent, ils tombent victimes de l’illusion d’optique qui consiste à considérer les codes produits par les Etats modernes (y compris des clauses prudemment mises de côté, par exemple en matière de droit pénal) comme le prototype d’un système de régulation où la shari’a produirait pleinement ses effets.

Rhétorique islamiste

L’un de leur slogans (ou, du moins, des plus radicaux parmi eux) devient : « Application de la Shari’a ! ». Oubliée l’expérience historique des musulmans, les conditions à travers lesquelles leurs concepts (y compris celui de shari’a) ont été forgés et ont évolué au fil des générations ainsi que les aspirations des jeunes générations d’aujourd’hui.

Ces aspirations comprennent bien le besoin de respect, d’emploi, de logement, bref de choses concrètes requises pour mener une vie digne d’être vécue.

La rhétorique islamiste produit son effet: de plus en plus de jeunes et de moins jeunes y trouvent les termes appropriés pour le type de contestation qu’ils veulent exprimer. Au sein d’une population de plus en plus nombreuse et aux prises avec des infrastructures défaillantes et des ressources insuffisantes, le voile revient chez les femmes, mais pas dans sa forme qui a prévalu dans les milieux urbains d’autrefois, plutôt sous des aspects produits dans les temps récents, pour appliquer des commandements dont l’origine est tout sauf certaine et clamer une identité bien marquée.

Sur ce fond, une étincelle allume un feu.

Un jeune tunisien éduqué mais sans emploi est réduit aux extrêmes par des forces de l’ordre obnubilées par leur puissance et par l’impunité qui leur est généralement accordée. Il se suicide par le feu et déclenche ainsi un incendie qui commence par emporter un des potentats que tout le monde croyait planté dans le paysage pour une durée indéterminée. Le plus remarquable dans le flot de protestations que cette chute déclenche partout au sud de la Méditerranée est l’apparition de concepts nouveaux pour exprimer les aspirations des masses.

Les slogans qui fleurissent partout invoquent un Etat qui respecte les droits et qui opère dans le cadre de la loi (Dawlat al-Haq wa al-Qanun), un Etat fait d’institutions (Dawlat al-Mu’assassat), la défense de la société civile, les libertés publiques etc.

Les deux premiers sont cités comme des exemples d’innovations dans le lexique politique, qui ne doivent rien à la tentative d’ « importation » de concepts européens qui avait marqué les débuts du XXe siècle ni les appels au retour à l’ancien qui ont suivi. Bref, on voit se réaliser une prédiction faite par un philosophe maghrébin, que démocratie et droits de l’homme deviendraient des valeurs ultimes dans toutes les sociétés modernes, qu’elles constitueraient en quelque sorte une « religion implicite de l’humanité »[1].

Même les plus conservateurs se justifient en leur nom. Dans ces contextes qu’on disait imperméables aux idéaux politiques modernes, on voit donc fleurir ce qu’on peut proprement appeler de nouveaux langages politiques.

La thèse d’un langage politique de l’islam, un, total et inamovible se trouve pleinement contredite par l’émergence de langages politiques nouveaux inventés par des musulmans, comprenant certes des catégories contradictoires, telles l’idée d’application de la shari’a et l’illusion optique sur laquelle elle repose, mais telles aussi que les catégories qui définissent l’air politique que tout le monde veut respirer aujourd’hui : celui de la liberté, de la dignité des citoyens face aux pouvoirs, de la nécessité de réaliser des progrès palpables dont tout le monde peut sentir les effets.

La légitimité politique dans les contextes musulmans a de nouveaux noms et prend de nouvelles formes. Il ne s’agit plus d’attendre le retour d’un imam qui a disparu (comme chez les chiites) ou le retour d’un califat qu’on a perdu (comme chez les sunnites intégristes) ; il ne s’agit plus de rétablir un ordre où des faqihs (clercs religieux) prononcent les édits d’une norme divine qu’ils seraient seuls à savoir reconnaître ; il ne s’agit plus, non plus de reprendre des valeurs modernes et de les habiller par des vêtements bien de chez nous. Désormais, la chose a des noms qui lui sont propres et les populations n’hésitent plus à l’appeler par ces noms.

La souveraineté appartient au peuple, la légitimitée est dérivée du vote populaire

Plus encore, toutes les forces politiques, modernistes et islamistes, acceptent désormais que la souveraineté appartient au peuple, que la légitimité est dérivée du vote populaire. A part les extrémistes purs et durs qui n’acceptent aucune référence à la volonté du peuple, pour qui il y aurait une loi divine qui devrait être appliquée dans son intégralité, la majorité des islamistes sont prêts à accepter l’arbitrage des urnes, même si, pour certains d’entre eux du moins, il y aurait l’idée que le vote populaire serait un moyen d’accéder au pouvoir pour ne plus le quitter, et pour être en mesure d’appliquer la « loi de Dieu ».

Mais en fait, acceptant la légitimité du vote populaire, ils acceptent ipso facto que le pouvoir est responsable auprès du peuple, qu’il est comptable de ses actes vis-à-vis de l’électorat. De même, le soulèvement des masses en faveur des nouvelles idées de la légitimité s’impose dans le spectacle contemporain comme moyen d’expression de la volonté populaire. Non pas qu’il n’y ait pas eu des soulèvements en masse dans les sociétés d’avant le XVIIIe siècle, mais autant par la forme et les contenus, le soulèvement devient « révolution » et est censé placer les pays sur la voie d’une modernité politique qui dit bien son nom.

Faut-il rappeler que, très récemment, il y a eu dans la plupart des pays à majorité musulmane des moments où les populations ont attaché des sentiments de pleine légitimité à la nation moderne: la Turquie avec Atatürk, la Tunisie avec Bourguiba par exemple. Les pères de la nation moderne qu’étaient Atatük et Bourguiba ont pu faire admettre des réformes en profondeur justement parce qu’ils bénéficiaient d’un soutien populaire fort, et étaient perçus comme les représentants légitimes de leurs nations. Certains peuvent croire que c’était un court printemps, comme ceux qui assurent que les musulmans sont retournés au langage politique qui a été leur pendant des siècles.

Toutefois, on peut aisément rétorquer que l’Etat national moderne est déjà pleinement inscrit dans les paysages et dans l’imaginaire social, et que les perceptions de la légitimité le reconnaissent comme cadre effectif de la vie politique.

Langages politiques nouveaux

Des langages politiques nouveaux sont désormais parlés et, directement et indirectement, de nouvelles conceptions de la légitimité politique sont adoptées. Est-ce à dire que les problèmes sont résolus pour autant, ou qu’ils seraient en voie de résolution?

Apparemment de grands obstacles se dressent encore, et ils ne sont pas négligeables.

Le premier de ces obstacles se situe au plan de l’économie, plus précisément du développement économique. En 1959, Martin Symour Lipset, réfléchissant sur les conditions requises pour la transition vers la démocratie mentionne, à côté de la légitimité politique, le développement économique, annonçant en quelque sorte un consensus qui allait s’imposer parmi les observateurs des transitions politiques modernes[2].

Le développement économique a été sans aucun doute une préoccupation majeure dans les Etats du Tiers Monde depuis leur naissance. Il a également donné lieu à une prodigieuse production intellectuelle qui a tenté de prendre le problème à bras-le-corps et à le réduire de toutes les façons possibles.

Toutes les hypothèses possibles, est-on tenté de dire, ont été imaginées, depuis les plus matérialistes jusqu’à celles qui placent la culture et la religion au centre de tout. Force est de dire que, après maintes expérimentations et tentatives, le problème n’a pas été résolu, ou du moins n’est pas résolu comme on le voulait. Non pas qu’il n’y ait eu aucun succès ici ou là, ou que les choses en sont restées là où elles étaient. Même dans les cas où peu ou pas de progrès ont été réalisés, le mode de vie, les habitudes de consommation, les biens disponibles sur le marché (et accessibles à des couches de plus en plus larges) ont évolué.

Par contre, là où les indicateurs conventionnels de succès et où les impressions subjectives dominantes indiquent que des changements positifs substantiels ont été réalisés, on trouve des combinaisons de facteurs difficiles à reproduire ailleurs : masses géographiques et humaines substantielles, politiques démographiques et éducatives volontaristes et, en même temps, une espèce d’adhésion ou de consentement des populations pas nécessairement de type démocratique.

L’exemple le plus remarquable ici est celui de la Chine. Mais on peut penser tout autant à des pays d’Amérique Latine comme le Brésil. Parmi les pays dits « musulmans » où pareilles conditions pourraient se trouver réunies on peut penser à l’Indonésie, mais on doit peut-être attendre pour pouvoir juger.

Dans la masse des autres pays « musulmans », les conditions que nous avons relevées ne sont pas présentes. Les situations sont contrastées : depuis les riches pays ayant des revenus pétroliers, où des familles étendues ayant accaparé le pouvoir concèdent quelques fractions du « magot » à leurs populations, jusqu’aux Etats très pauvres où se bousculent des activistes des pays du Nord pour apporter une aide humanitaire de base, le spectre paraît large.

Là où la question démographique se pose

Il est cependant un problème qui paraît se poser avec acuité dans certains d’entre eux, et dont on ne parle pratiquement plus depuis des années : c’est le problème démographique. Même si des indicateurs récents montrent que les taux de natalité dans les pays du Tiers Monde sont en train de s’aligner sur ceux des pays développés, il reste que la situation dans certains pays est à la limite du tenable. L’Egypte et le Pakistan sont peut-être les cas extrêmes auxquels on pense immédiatement. Mais bien d’autres pays n’en sont pas loin et sont peut-être en train d’évoluer dans la direction que les deux premiers ont empruntée il y a quelques décennies. Faut-il croire, comme le soutenait un économiste maghrébin il y a quelques années, que le développement n’a été possible que là où on a pu limiter les excès de population ?[3]

L’Europe du XVIe au XVIIIe siècle aurait « exporté » ses « excès » de population vers le Nouveau Monde, l’Australie, l’Afrique du Sud. La Chine du XXe siècle aurait adopté la politique de l’enfant unique pour atteindre un objectif similaire. De telles conditions ne semblent pas être susceptibles d’être reproduites sous d’autres cieux et dans d’autres conditions. Il n’empêche que le problème démographique peut handicaper les politiques de développement, ou même paralyser toute action publique, river les dirigeants à la seule gestion de la survie.

"Savoir" apologétique et propagandisme religieux

L’autre défi majeur se situe au niveau du symbolique, des conceptions et représentations qui prédominent au sein de la population. Nous avons approché cette question à partir de la notion de légitimité, et avons tenté d’en suivre l’évolution à travers les âges, de proposer une sorte de généalogie des attitudes symboliques, pour employer un langage similaire à celui des sociologues. Nous devons maintenant revenir sur la situation présente pour examiner de près certains développements récents dont l’influence pourrait être déterminante dans les années, peut-être les décennies à venir.

Certains pays de la région sont connus pour entretenir une classe de clercs religieux formés dans les institutions traditionnelles et reproduisant un discours religieux qu’on peut décrire comme très conservateur. On pense immédiatement au royaume saoudite en Arabie, ou à la république d’Iran.

En fait, d’une part, le genre institution d’éducation religieuse traditionnelle est bien implanté partout dans les contextes à majorité musulmane. D’autre part, il s’agit de quelque chose que les termes « conservateur » ou « traditionnel » décrivent mal. Il serait plus juste de dire que le « savoir » disséminé par ces institutions et ces clercs repose sur une vision du monde, sur des présupposés qui sont largement dépassés et ne sont acceptés nulle part dans les domaines où il est question de connaissance ou de savoir.

Un savoir « obsolète » en quelque sorte, puisqu’il est reproduit par une tradition restée fermée sur elle-même pendant des siècles. Un savoir qui s’apparente plus au genre dit « apologétique », une forme de prêche qui emprunte des argumentations de type rationnel pour défendre la foi, qui opère par sélection, filtrage et remodelage pour produire une image qu’il considère acceptable du passé, y compris des conceptions et des attitudes qui y ont prédominé.

Le travail sur l’héritage religieux peut être comparé à celui des propagandistes politiques (pensez aux communistes des années cinquante) qui produisent des narrations très particulières sur les faits et données qui les intéressent.

L’histoire racontée, particulièrement celle des « moments fondateurs », est le produit d’un travail de modelage qui avait été destiné à soutenir certaines interprétations aux dépens d’autres.

Il se trouve que, depuis plus d’un siècle, l’histoire et les sciences humaines en général ont adopté des approches qui leur permettent d’éviter des narrations béatement sectaires, se sont donné des outils qui aident à avoir une vision critique des différentes données qu’elles ont sous la main.

Des traditions d’éducation religieuse, en contextes chrétiens par exemple, ont eu à faire face à une situation où leurs versions du passé ont subi les effets « rongeurs » de la critique historique. Elles se sont ajustées à cette situation. En tous cas, dans le domaine scientifique et universitaire, il a été possible de dérouler une approche séculière des faits religieux et de l’héritage des sociétés en question. Les approches de type apologétique se sont trouvées obligées de battre en retraite. Même les prêches religieux ont dû changer de ton pour s’adapter à cette situation.

Discours officiels sectaires et idéologisés

Dans la majorité des contextes à majorité musulmane, il n’en a pas été de même. Des régimes politiques en place (Royaume saoudien, Iran notamment) ont volontairement imposé le maintien de clercs religieux attachés à des versions qui ignorent l’apport des sciences humaines modernes et qui continuent de reproduire les mêmes discours sectaires, idéologisés et réconfortants pour des interprétations particulières de l’héritage religieux.

Dans la grande majorité des autres cas, les régimes en place n’ont pas osé, ou pas voulu faire face aux clercs religieux qui diffusent ce genre de versions et forcent leurs manières de voir sur les nouvelles générations. Il en résulte que les discours ainsi reproduits sont devenus la base de l’enseignement religieux « officiel », dispensé souvent même par les établissements éducatifs créés par l’Etat moderne[4].

Aujourd’hui ce discours, relayé par des groupes d’amateurs utilisant l’internet, est considéré comme le programme officiel d’éducation religieuse un peu partout dans le monde, à peine atténué dans des institutions situées en Occident. Nombreux sont ceux qui considèrent un tel discours comme le seul possible, le seul légitime, le produit du savoir que les musulmans ont élaboré à propos de leur héritage. En fait, un examen historique même rapide montre qu’il s’agit de constructions produites dans des conditions particulières, remises en vie et renforcées par le soutien de régimes politiques particuliers. Des auteurs contemporains ont emprunté la formule d’un titre d’ouvrage célèbre : le déclin et la chute de l’empire romain, pour des travaux sur d’autres empires historiques. Récemment, un universitaire a adopté la formule en l’inversant : le déclin et le retour en force de l’Etat islamique. Dans un certain sens, on pourrait corriger cette formulation en disant : le déclin et le retour en force des clercs religieux médiévaux.

Nous avons dû prendre ce long détour pour souligner le fait que le genre d’éducation en question, ainsi que le type de conscience historique qu’il impartit aux jeunes générations, continuera à enfermer de nombreux individus dans des conceptions, des manières de voir qui ne sont nullement appropriées aux temps que nous vivons, et nullement soutenues par le savoir historique accessible par les approches modernes. Le fait qu’elles soient transmises et reproduites de génération en génération par des clercs religieux formés de la même manière a été décrit par Fazlur Rahman comme le plus vicieux des cercles vicieux qui enferment les sociétés musulmanes contemporaines[5].

Un tel discours produit aujourd’hui, et continuera à produire des individus qui ne peuvent concevoir l’islam autrement, qui resteront enfermés dans un monde symbolique coupé des réalités de leur temps, et coupé d’une connaissance mesurée de leur héritage. Les individus en question ont, et auront toujours une vision de la légitimité politique bien en retrait par rapport aux aspirations des masses de leurs contemporains, et radicalement opposée aux concepts qu’ils ont adoptés pour l’exprimer.

Epilogue

Nous avons vu (Acte I) qu’une conception de la légitimité a émergé parmi les musulmans à un moment de crise profonde, celui de la Fitna Kubra (la Grande Discorde ou Grande Anarchie), où ils ont senti que leur communauté avait basculé d’un état où elle était constituée autour de principes religieux et de règles morales (une communauté tournée vers l’adoration de Dieu et vivant dans la conscience de son omniprésence), vers un état où elle était subjuguée par des chefs attelés à servir leurs intérêts (une communauté servant de base à une entité politique dominée par un monarque). Le sentiment de légitimité est donc né à un moment fortement entaché du sentiment du tragique, de nostalgie pour une espèce de félicité perdue et marqué par le goût amer de la défaite d’un idéal supérieur.

Mais (Acte II) les dures réalités de la politique ont finit par imposer, chez la majorité, des attitudes plus réalistes, d’abord chez ceux qu’on appelé ultérieurement des sunnites, puis chez les chiites, qui voulaient rester légitimistes jusqu’au bout. Au lieu d’une pleine légitimité, réalisée par une communauté idéale, l’on s’est replié vers une configuration marquée par un caractère de légalité. N’importe quel potentat pouvait être accepté pourvu qu’il respecte la loi. En même temps, on interdit aux potentats de manipuler ou de produire la loi. La loi essentielle, celle qui régit la vie de tous les jours, est produite et administrée par des clercs en principe indépendants du pouvoir. Le régime né dans ces conditions connaît un succès durable, puisqu’il tient bon pendant des siècles, et permet aux sociétés de vivre leur vie relativement à l’abri des excès et de l’arbitraire du pouvoir.

Puis (Acte III) un jour arrivent des étrangers, qu’on avait haï et méprisés pendant longtemps, montrant une puissance militaire inouïe et surtout, une excellence dans l’organisation politique et sociale qu’on ne pensait même pas possible. Là la nostalgie de la communauté morale revient, et l’on se met à reconnaître, dans celles des Européens, des traits qui la rappellent, des ressemblances qui frappent. Les libertés politiques sont reconnues comme une forme de justice, la démocratie comme une manière de réaliser la shura, etc. Bref, l’idée de légitimité revient, ou plutôt l’aspiration à la pleine légitimité revient et on commence à croire qu’en revenant aux anciens principes on peut la faire renaître, comme l’ont fait les Européens.

Nouvelles déceptions (Acte IV). Les Etats récemment nés des indépendances n’apportent ni les libertés ni la prospérité espérées. Ils ne permettent pas de retrouver une légitimité qu’on commençait à associer à l’identité nationale. La réappropriation des modèles positifs que l’on a découverts chez les Européens ne semble plus promettre d’être une solution. Mais à la faveur de secousses inattendues, on découvre qu’une évolution s’est bien produite au niveau des concepts utilisés pour exprimer les aspirations populaires. Il s’agit désormais de concepts modernes faisant références à des droits, aux libertés etc. La légitimité a de nouveaux noms. Toutefois, se dresse le spectre d’un héritage mal compris, où certains voient dans une caricature de la shari’a l’emblème essentiel de l’identité et de la légitimité. Le spectre de l’héritage mal compris est entretenu par une approche particulière, elle-même forcée sur les nouvelles générations par des clercs coupés du savoir moderne et des besoins de leur temps. Comme il est facile de le voir à travers l’histoire récente, des « illusions d’optique » semblables à celle qui voit dans un « retour à la shari’a » un moyen de retrouver la légitimité politique tant espérée, peuvent faire beaucoup de mal. Il en a été ainsi pour les idées de créer des régimes « prolétariens » ou de reconstituer l’identité nationale forte (Allemagne et Italie des années 1930).

On le voit donc bien. Le drame n'est pas fini.



[1]Mohamed Abed Jabri. Al-Dimuqratiya wa Huquq al-Insan (Démocratie et droits de l’Homme), Beyrouth 1994

[2]Seymour Martin Lipset, Op. cit..

[3]Omar Akalay, Histoire de la pensée économique en Islam du VIIIe au XIIe siècles. Paris, L’Harmatan, 1998

[4]Mohamed Charfi, dans son Islam et liberté évoque sa surprise quand il a découvert que des écoles publiques enseignaient que seules les formes politiques des temps classiques (califat par exemple) étaient pleinement légitimes.

[5]Fazlur Rahman, Islam and Modernity : The Transformation of a Religious Heritage


 

Vous avez un projet immobilier en vue ? Yakeey & Médias24 vous aident à le concrétiser!

A lire aussi


Communication financière

BMCE Capital Real Estate: Publication de la valeur liquidative exceptionnelle au 05 mars 2024 de l’OPCI « Immo Fund of Africa SPI-RFA »

Médias24 est un journal économique marocain en ligne qui fournit des informations orientées business, marchés, data et analyses économiques. Retrouvez en direct et en temps réel, en photos et en vidéos, toute l’actualité économique, politique, sociale, et culturelle au Maroc avec Médias24

Notre journal s’engage à vous livrer une information précise, originale et sans parti-pris vis à vis des opérateurs.