Abdou Filali-Ansary

Philosophe et islamologue marocain.

La quête de légitimité dans les contextes musulmans : Un drame en quatre actes (II)

Le 30 avril 2013 à 10h55

Modifié 11 avril 2021 à 2h34

  Les formules qui incarnent la légitimité politique sont forgées à des moments spécifiques de l’histoire. Comme si, en quelque sorte, il se produisait des « plis » dans le temps de l’imaginaire social, pour reprendre le langage de la théorie de la relativité. Des plis qui demeurent et qui présentent le plus grand intérêt pour celui qui veut comprendre la configuration de l’imaginaire politique d’une société. La notion de légitimité est familière aux sociologues. Nous ne nous attarderons pas sur les définitions et les analyses que lui ont consacrées les spécialistes. Nous l’entendons ici comme une croyance que les membres d’une société partagent (de nos jours, nous dirions la population d’un pays), ce qui suppose qu’une espèce de consensus est atteint, souvent fondé sur la manière dont les conflits passés ont été résolus ou dépassés. L’idée de présenter la quête de légitimité dans les contextes musulmans comme un « drame en quatre actes » vise à souligner certains tournants essentiels de l’histoire, qui ont contribué à donner aux aspirations des populations des formes particulières. Des formes que nous devons avoir à l’esprit pour comprendre les développements actuels. La première chronique a été consacrée à l'Acte I, celui des moments fondateurs, ceux qui ont vu la naissance de la religion islamique et d’une forme de vie politique qui en aurait découlé, à savoir les premières décennies de l’histoire des musulmans, d’abord sous la direction du Prophète et ensuite sous la règne de ses Compagnons proches. Voici l'Acte II.

Les attitudes décrites dans cet « acte II » commencent à se manifester quelques décennies après les événements de la fin de la période précédente : la dynastie mise en place par Mu’awiya, celle des Omeyyades, règne pendant près de cent ans, une autre, celle des Abbasides, invoquant plus agressivement la légitimité religieuse, donc jouant franchement avec les espoirs de légitimité qui s’étaient installés dans le cœur des musulmans, a pris le pouvoir.

Mais il devient assez vite bien clair qu’une dynastie en a remplacé une autre, et que le pouvoir exercé demeure tout autant, sinon plus, de type mulk (pouvoir monarchique, héréditaire, où les intérêts des familles régnantes prédomine), donc opposé au régime des « vicaires vertueux », qui étaient, ne l’oublions pas, cooptés par quelques membres de la communauté, et qui semblaient faire passer l’idéal de la communauté morale qui sert ses membres avant celui de l’Etat fort qui sert ses maîtres. Les multiples soulèvements qui avaient eu lieu, essentiellement par des Chiites, mais aussi par d’autres communautés, animées elles aussi par des versions de l’idéal (ou l’utopie, comme diraient certains aujourd’hui) de communauté morale, n’y font rien. Aucune des révoltes ne parvient à ébranler le système du califat dans sa deuxième version, celle du mulk, du pouvoir dynastique dénué de motivation religieuse (mais instrumentalisant la religion). Les masses musulmanes – car on peut parler maintenant de masses, l’empire s’étant étendu jusqu’en Espagne à l’Ouest et jusqu’aux steppes d’Asie centrale à l’est, et ayant intégré les populations locales par des conversions massives - commencent à éprouver un certain découragement. Le pouvoir idéal, pleinement légitime, semble bien s’être éloigné sans possibilité de retour.

Dans ces conditions toutefois, un espoir s’esquisse. Une voie indirecte semble s’ouvrir pour permettre justement de construire un cadre de vie aussi proche que possible de celui d’une communauté morale. Une forme de vie peut-être pas idéale, mais plus acceptable. Un compromis qui permet de créer des conditions requises pour la mise en place d’une communauté morale, entendue cette fois-ci comme une communauté qui se plie à la volonté divine telle qu’exprimée dans le texte sacré, par l’exemple donné par le Prophète et à travers la communauté qu’il a mise en place.

Un compromis entre chefs militaires et politiques d'un côté et savants de l'autre

En effet, dès qu’il devient clair que les nouveaux détenteurs du pouvoir, ceux qui ont remplacé les califes de la première heure, ne présentent pas le profil de vicaires entièrement dédiés à la cause définie par la religion, des hommes sentent l’appel de se consacrer à retrouver, formuler et enseigner les règles qui permettraient aux individus et aux groupes de vivre une vie conforme aux préceptes religieux.

Ces hommes, qu’on trouve dans pratiquement toutes des régions intégrées dans l’ « empire » mais plus particulièrement dans les zones de concentration de populations (les villes) d’Arabie, Irak, Syrie, Egypte, Khorassan etc., voient se constituer autour d’eux des cercles d’individus qui cherchent à connaître les préceptes qu’il faudrait suivre pour pouvoir mener une vie conforme à leur religion.

Ainsi se produit, dans les faits, une distribution de rôles qui n’avait pas été planifiée au départ : les détenteurs du pouvoir deviennent de plus en plus des chefs militaires dont la « culture religieuse » n’est, le plus souvent, guère supérieure à celle du commun.

En revanche, la mémoire des enseignements religieux est maintenue par des hommes d’un tout autre profil. Au début, ils étaient commerçants, artisans etc., bref, des membres du public. Peu à peu, les tâches de recherche et d’enseignement absorbent tout leur temps et ils deviennent des spécialistes de la chose religieuse, les premiers ‘ulama (savants) et fuqaha (experts) des sociétés de musulmans.

Leur travaux vont faire école (littéralement), puisque autour des tous premiers se constituent des groupes d’étudiants (qu’on appelle des écoles de jurisprudence, une bien mauvaise approximation). Leur objectif, encore une fois, est de formuler les règles qui permettent de mener une vie sous l’emblème de l’islam, des règles qui portent sur des relations entre individus (donc jurisprudence) mais aussi sur bien d’autres choses, allant de l’hygiène individuelle, à ce que nous appelons aujourd’hui « rituel », « étiquette », « déontologie » et choses du même genre, bref, tout ce qui permet de mener une bonne vie conformément aux idéaux proposés par la religion.

La méthode adoptée par ces « spécialistes de la chose religieuse » se précise petit à petit. Le texte sacré tout d’abord est la référence principale, mais comme les prescriptions qu’il fournit ne couvrent qu’une partie des situations qui se présentent, le premier réflexe est de reprendre les coutumes locales et/ou ce que la raison paraît indiquer comme plus compatible avec le modèle islamique, puis, dans un deuxième temps, une collecte systématique des dits du Prophète (Hadith), une application méticuleuse de techniques de l’analogie, permettent de produire des espèces de « guides » permettant de trouver la voie islamique dans diverses situations de la vie courante.

Naissance et légitimité de la shari'a

L’essentiel, ici, est qu’on soit parvenu à développer ce qu’impliquerait la voie islamique indépendamment des pouvoirs en place. La séparation des fonctions et des domaines devient plus claire, assez nette et prend parfois la forme d’oppositions et de confrontations. Les fonctions politiques (calife, ‘amil, ‘amir etc.) et religieuses, les domaines respectifs de la politique, du maintien de l’ordre et la poursuite de la guerre d’une part, et le religieux, prêche, mariage, héritage, adjudication de disputes.

Justement, le Coran parle d’une voie à suivre dans ces affaires, le mot utilisé étant shari’a. Il sera adopté pour désigner à la fois l’idéal (la voie idéale) et la pratique « jurisprudentielle ». L’approche qui permet de reconnaître la voie dans les cas qui se présentent est appelée ‘ilm (savoir) ou fiqh (expertise).

La séparation entre les deux types de fonctions, entre les deux domaines était-elle une forme de sécularisation ? Ceux qui se sont posé cette question, comme Mohamed Abed Jabri, savent bien qu’à l’époque, la religion encadrait à la fois les conceptions générales du monde, les perceptions de l’histoire et l’interprétation des valeurs, donc il n’était pas question (sauf au sein d’une toute petite élite, qui avait accès à la sagesse antique, qu’elle provienne des Grecs, des Indiens, des Persans ou des Arabes) d’avoir une vision sécularisée ou indépendante de la religion, ou même de concevoir la possibilité d’une telle vision. Mais ils n’en soulignent pas moins le fait de cette séparation des domaines, l’un relevant de la religion (rituels, ontologie, statut personnel) et l’autre de la gestion pratique (maintien de l’ordre public, techniques, pratiques économiques, conduite de la guerre), ainsi que le fait qu’ils relèvent d’approches différentes, mobilisent des savoirs et des techniques différents et donc requièrent des profils différents.

Ce qui compte le plus, pour notre propos, est que la « voie » (la shari’a) devient la norme islamique que la société fait sienne et qu’elle intériorise comme l’expression concrète de la volonté divine, le moyen de construire l’ordre moral que l’islam a enjoint à ses adhérents de mettre en place.

Les prescriptions de la shari’a sont développées par des individus dotés d’un savoir essentiel. Elle acquiert très vite le statut de norme supérieure de l’ordre social et en tire un immense prestige aux yeux de la population. Une telle évolution, nous disent des historiens contemporains, s’explique par le fait que la shari’a constituait, dans les conditions de l’époque, l’ultime rempart qui permettait à la société de se protéger contre un pouvoir politique qu’elle ne pouvait pas maîtriser et qu’elle considérait comme illégitime. Tout se passe comme si, ayant perdu l’espoir de restaurer le système politique pleinement légitime, la société se replie sur un système de normes conçu et mis en œuvre indépendamment des pouvoirs en place.

La société se donne le moyen de prendre en mains ses propres affaires, de les retrancher des mains des potentats, en les déclarant sujettes à des décrets divins, et donc entièrement et définitivement soustraites aux manipulations des humains, y compris (surtout) ceux qui ont le pouvoir. La « sacralisation » de la shari’a viendrait justement de là, des conditions politiques particulières où elle a été développée. L’évolution subséquente est claire : devient légitime ce qui est conforme à la shari’a, ou ce qui en permet la mise en œuvre, tenue désormais pour la loi fondamentale de la société.

La shari'a devient un dispositif esentiel de l'arène politique

Les pouvoirs politiques se déclarent être les « bras armés » de la loi, se font les champions de son application intégrale. En fait, elle devient un dispositif essentiel dans l’arène politique : ceux qui détiennent le pouvoir se disent être ses défenseurs, ceux qui s’insurgent contre le pouvoir se disent être ses vrais défenseurs. Même les envahisseurs mongols qui ont détruit Baghdad, la capitale du califat abbasside, en 1258, ont dû se convertir à l’islam et se proclamer défenseurs de la shari’a pour pouvoir continuer à régner sur les populations de ce qu’on appelle aujourd’hui le Proche-Orient. Des ‘ulama zélés comme Ibn Taymiyya osent les défier en proclamant que leur islam demeurait insuffisant, donc inacceptable, puisqu’ils appliquaient des lois autres que celles déduites de la shari’a.

Mais on sait bien que la shari’a, la loi suprême de la société, ne dit rien ou presque rien sur le pouvoir politique. Elle inclut des dispositions relatives à ce que nous appelons aujourd’hui « statut personnel », droit commercial, rituel… mais ne propose rien qui s’apparente à ce que nous appelons droit public. Des penseurs musulmans s’en sont étonnés ou indignés. M. A. Jabri, par exemple, a reproché aux ‘ulama et fuqaha d’autrefois de n’avoir pas fait pour le pouvoir politique ce qu’ils ont fait pour d’autres domaines : raisonner par analogie, formuler à partir des principes coraniques des règles qui auraient pu restreindre, réguler, organiser le pouvoir politique.

Il n’était pas le seul à formuler des reproches à l’égard des penseurs musulmans de l’âge classique. Dans le même sens, des économistes ont dénoncé l’absence totale de toute disposition sur les organisations, les institutions, bref, ce que nous appelons aujourd’hui des « personnes morales ». Fazlur Rahman est allé plus loin : il a simplement accusé les générations passées de théologiens musulmans, surtout les toutes premières qui ont tracé la voie pour celles qui ont suivi, d’avoir trahi le message coranique

Tous ces critiques, toutefois, outre le fait de commettre des formes de rétroprojection, ignorent le fait majeur que le souci principal des premiers savants et experts était de formuler les règles d’une vie proprement islamique indépendamment du pouvoir politique. L’idée était, en quelque sorte de réduire le « mal nécessaire » qu’était le pouvoir politique, au strict minimum et, en même temps de le souscrire dans un cadre très restreint, le maintien de l’ordre public, la défense contre le danger extérieur, le tout au nom d’une incontestable, divine, éternelle, immuable loi. La loi dans les contextes musulmans a donc pris cette forme particulière, celle de ne reconnaître que les « personnes physiques » et ne gérer que leurs relations, justement parce que le domaine public, déjà échappé à tout contrôle, ne pouvait qu’être évacué, contraint dans les limites les plus strictes.

Pouvons-nous dire, au terme de cet « acte II », que la shari’a a remplacé le régime des « vicaires vertueux » comme emblème de légitimité politique en contextes musulmans ? Qu’on en est arrivé à une conception de la légitimité comme règne du droit, suprématie du droit (Rule of Law) où la loi est représentée par la shari’a, et où le pouvoir politique est repoussé hors du domaine du droit et confiné dans un rôle d’exécutant en charge de missions administratives particulières ? Certains le pensent aujourd’hui. D’aucuns vont jusqu’à en dériver une explication de ce qui se passe actuellement en contextes musulmans. Les musulmans auraient profondément intériorisé cet idéal de légitimité, et ne peuvent concevoir ni accepter rien d’autre. La démocratie ne leur « dit » rien, ils ne la veulent pas, ne la comprennent pas. Ce qu’ils veulent, c’est le système qui assure une séparation des pouvoirs entre clercs religieux défenseurs de la norme islamique suprême et potentats dont le pouvoir est réduit à un domaine minimal.

(A SUIVRE)

Lire l'acte I


 

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