La Covid ou la « crise sur le gateau » pour les grands promoteurs immobiliers

M.M. | Le 1/10/2020 à 18:34

Adohha, Alliances, Dar Saada étaient déjà mal en point avant la pandémie. Mais avec la Covid, leur descente aux enfers s’est accélérée, aussi bien au niveau des résultats que des cours boursiers. Analyse d’un secteur qui est passé du statut de star de la cote à celui d’un compartiment pestiféré.

 

Les valeurs immobilières cotées à la Bourse de Casablanca ont touché le fond. Et continuent de creuser.

L’action Addoha, ancienne star de la cote, ne vaut plus aujourd’hui que 5,80 DH. Elle a chuté de plus de 46% depuis le début de l’année, et se négocie avec un multiple de résultat de moins de six fois ses bénéfices futurs. La firme d’Anas Sefrioui ne vaut en capitalisation boursière que 2, 2 milliards de dirhams, soit 500 millions de dirhams de moins que les 35% de parts vendus en Bourse en 2006 par le fondateur du groupe !

Même tendance pour Alliances, qui cote à 32 DH, soit une baisse de plus de 41% par rapport au début de l’année. Son PER est de 9 fois ses bénéfices futurs, avec une capitalisation boursière de 705 MDH. En 2008, au moment de son introduction en Bourse, la boite de Alami Lazraq était valorisée à près de 10 milliards de dirhams.

Résidences Dar Saada n’est pas en reste : sa valeur a chuté de 55% depuis le début de l’année, cotant actuellement à 25 DH pour un PER de…2,2 fois ses bénéfices attendus. La filiale du groupe Palmeraie Développement a battu même un record en termes de valorisation. « De mémoire, jamais une firme cotée à Casablanca ne se négociait à ce niveau de multiple de résultats. En cela, RDS a fait une première ! », lance un analyste.

Des cours et des ratios de valorisation devenus insignifiants

En cette année de Covid, les immobilières n’affichent pas seulement les plus fortes chutes de l’année, mais se négocient à des niveaux de valorisation qui font tourner des têtes et chamboulent toute la grille théorique de l’analyse financière.

« Dans la théorie, des actions qui traitent à des PER de 2 ou de 5 doivent être considérées comme ultra attractives, surtout dans un marché qui cote en moyenne à 18 fois ses bénéfices futurs. Mais pour le cas des immobilières, cet indicateur perd tout son sens. C’est plus le signe de valeurs abandonnées par le marché, auxquelles personne ne touche, que le signe d’un niveau de prix intéressant qui pousserait les gens à l’achat », explique notre analyste.

Un constat que nous confirme un banquier d’affaires qui connaît bien le secteur : « Il y a quelques malins qui tentent toujours l’aventure en se disant qu’avec ces niveaux de valorisations, ca ne pourra que monter un jour. Mais ce sont des aventuriers. Et ils sont peu nombreux. Les investisseurs qui agissent de manière quotidienne et structurée sur le marché savent que ces niveaux de PER ne signifient rien, à part le désintérêt total que porte la place pour ce secteur », nous dit-il.

Ces valeurs ne sont pourtant ni en faillite, ni en redressement judiciaire. Elles disposent d’actifs physiques, ont pu réduire leur endettement au fil du temps, et certaines ont réadapté leurs stratégies pour capter plus de croissance. Que reflète donc cette situation que vivent les immobilières depuis bientôt 10 ans et qui a été exacerbée par la Covid ?

Pour plusieurs experts consultés, cette descente aux enfers est le mélange de plusieurs éléments, une sorte de cocktail où plusieurs solutions acides, nocives, se sont réunies en même temps… Certaines sont d’ordre fondamental, d’autres tiennent au contexte de marché, et d’autres sont plutôt psychologiques. Et ce sont ces dernières qui comptent le plus dans la perception négative qu’a développé le marché vis-à-vis de ces actions.

Course au foncier : le péché originel

Il y a d’abord les résultats de ces valeurs et leurs perspectives d’évolution. Depuis le déclenchement de la crise de 2008, les résultats des immobilières ont commencé à chuter. Une descente qui s’est accentuée en 2011, avec le contexte du printemps arabe, de la faible croissance économique, et du tassement de la demande sur tous les segments, y compris le social qui fait le plus gros de leur business.

Résultat des courses : les stocks de foncier constitués pendant les années « folles » de l’immobilier ont commencé à perdre de la valeur, sans la possibilité de les exploiter pour lancer de nouveaux projets au vu de la chute de la demande.

« On le voyait notamment à Marrakech, Tanger ou Fès. Des terrains d’Addoha et d’Alliances étaient vides avec des grues à l’arrêt. Un chantier à l’arrêt, c’est un terrain qui dort, un terrain financé à crédit. Donc c’est un crédit qui dort aussi, des fournisseurs à l’arrêt, un potentiel de crédits acquéreurs qui est stoppé… C’est toute une machine qui s’est enrayée », explique un banquier spécialiste de l’immobilier.

Le pire, c’est que l’essentiel des stocks de foncier ont été acheté à des prix élevés. « Les gestionnaires de ces boites croyaient peut être que les arbres pouvaient monter jusqu’au ciel. Les prix du foncier étaient exorbitants entre 2005 et 2009, mais ces promoteurs continuaient à faire du stock de foncier, en l’annonçant au marché comme une victoire. Ils étaient dans une sorte de course effrénée aux annonces d’achat de foncier, car pour le marché à l’époque, plus de foncier, c’est plus de projets, plus de chiffres d’affaires, plus de bénéfices et plus de dividendes… Cette mécanique fonctionnait quand le marché immobilier était à la hausse, quand il y avait de la demande étrangère notamment sur le haut standing (MRE et étrangers), mais ce château de cartes s’est écroulé après la crise de 2009, dont on continue tous (promoteurs, investisseurs, petits porteurs, banquiers…) de payer le prix jusqu’à aujourd’hui », raconte notre banquier, qui continue de gérer, comme il nous le confie, les ardoises de l’explosion de la bulle immobilière du début des années 2000.

Mais malgré ce retournement de cycle, ces sociétés arrivaient toujours à dégager des bénéfices, bon an mal an. Et tentaient tant bien que mal de se restructurer, de réduire leur voilure et leur endettement pour se relancer sur de nouvelles bases. Certaines ont choisi de miser sur des marchés relais, en Afrique subsaharienne notamment, histoire de compenser l’essoufflement du marché marocain… Mais le marché boursier ne suivait pas.

« On voyait tous ces plans, dont certains ont fonctionné d’ailleurs comme pour le cas d’Addoha. Mais la confiance était cassée. Les investisseurs avaient peur de toucher au secteur. Ca relève de la psychologie, car le marché a vécu une sorte de traumatisme avec les valeurs immobilières. Les investisseurs regardaient donc ces plans de restructuration mais attendaient de voir des résultats concrets… C’était le seul moyen pour rétablir la confiance », explique notre banquier d’affaires.

Addoha comme Alliances ont pu grâce à des plans d’austérité massifs réduire leur voilure, rembourser et reprofiler une grosse partie de leurs dettes et réorienter leurs efforts d’investissement sur des niches porteuses, notamment en Afrique Subsaharienne. Mais à peine ces stratégies commençaient à donner des résultats, qu’une nouvelle crise est arrivée, balayant tout sur son passage.

2020, l’année des pertes sèches

Avec la Covid, en effet, la situation n’a fait qu’empirer : arrêt total des chantiers sur le deuxième trimestre, arrêt des transactions, dégradation du pouvoir d’achat des ménages, report des décisions d’achats, baisse des préventes… L’impact a été direct et assez violent sur toute la profession.

Addoha qui a réalisé au premier semestre 2019 un bénéfice net de 340 MDH est passé dans le rouge au 30 juin 2020, avec une perte sèche de 80 MDH. Son chiffre d’affaires qui se comptaient en milliards (2,01 milliards au 30 juin 2019) a fondu à 438 MDH un an plus tard.

RDS est passée également en zone rouge, avec une perte de 36 MDH au terme du premier semestre, contre un bénéfice de 83 MDH un an auparavant. Quant à ADI, son bénéfice net est passée de près de 100 MDH à 9 MDH à fin juin 2020…

La forte chute des cours de bourse de ces valeurs sur 2020 peut donc se comprendre par ces éléments objectifs. Mais il n’y pas que cela selon nos sources.

« La crise touche tous les secteurs. Il y a un manque de confiance en l’avenir, un manque de visbilité. Mais pour l’immobilier, les incertitudes sont encore plus grandes. Et les investisseurs, qui n’avaient déjà plus confiance en les promoteurs et en leur capacité à se relever, ne les regardent même plus aujourd’hui avec cette crise du Covid» , explique un banquier d’affaires.

« Avant la pandémie, on avait déjà des difficultés à évaluer ou à valoriser les immobilières, car il y avait un manque de visibilité notamment sur le segment du social. Mais on s’en sortait quand même et on pouvait avoir une idée sur la trajectoire que pouvait prendre ces valeurs. Mais la crise du Covid est venue blanchir l’ensemble des constats qui prévalaient auparavant. Les paradigmes ont changé et notre manière d’analyser aussi… Même dans les dossiers de financement, notre manière d’analyser a changé. On est dans l’expectative… On est dans un tunnel, on ne voit ni le bout par lequel on est entré, et encore moins celui par lequel on va sortir », explique notre banquier.

Turbulences et fortes incertitudes sur l’avenir

En plus de la chute de leur activité, liée à la crise du Covid, l’immobilier est un secteur qui navigue dans une zone de fortes turbulences, avec un brouillard empêchant toute visibilité sur l’avenir.

Avant la Covid, le manque de visibilité s’expliquait selon les analystes du marché par les incertitudes autour de la reconduction des avantages fiscaux dont bénéficiait le logement social et économique et qui arrivaient à échéance fin 2020. Avec la Covid, ces avantages ont été prolongés de quelques mois pour permettre aux promoteurs de rattraper le retard pris sur les chantiers pendant le confinement. Mais la question de la reconduction de ces avantages n’est toujours pas tranchée. Encore moins celle se rapportant aux logements pour la classe moyenne, que les promoteurs voient comme leur unique salut pour sortir vite de cette crise. Et ce point, quoique important car l’essentiel du business d’Addoha, d’ADI et de RDS se fait toujours sur le social, est devenu secondaire avec la crise du Covid. Le mal est aujourd’hui plus profond. Il est structurel et pas simplement technique ou fiscal, selon une de nos sources.

« Avec la crise, ses effets sur l’emploi et les revenus des ménages, je doute fort que la demande sur l’immobilier puisse reprendre de sitôt. Jadis, la pierre était la valeur refuge pour les Marocains. Mais cela a changé aujourd’hui. Les gens ont d’abord perdu leur épargne avec la crise. Ceux qui avaient encore du gras ont commencé à fondre, et ne veulent surtout pas s’exposer en faisant des achats immobiliers. Les gens préfèrent aujourd’hui garder leur argent dans des coffres, faire du bas de laine, que d’investir. C’est la peur de l’avenir, mais aussi la crainte que les autorités se retournent vers le capital physique en ces temps de disette… », explique notre banquier.

Les chiffres sur la sortie de cash des banques confirment cette analyse. Entre janvier et juillet 2020, le cash en circulation a augmenté de 25%. C’est 62 milliards de dirhams qui sont sortis du circuit officiel en 7 mois, faisant passer le stock de cash en circulation à 312 milliards de dirhams. 62 milliards de DH de hausse en 7 mois, c’est 3 à 4 fois l’augmentation annuelle de la circulation fiduciaire au cours des dernières années…

« C’est de l’argent qui était dans le circuit formel, visible, et qui est passé aujourd’hui dans l’informel pour être caché. Et les gens qui sortent leur cash des banques ne vont surtout pas s’amuser à aller faire des investissements visibles en achetant des appartements ou des villas… », précise notre banquier.

Même le marché normal, fait de l’offre et de la demande de base, se cassera selon notre source.

Avec l’épuisement de la demande sur le social et le rattrapage du déficit de logements en la matière, les promoteurs misent depuis ces dernières années sur les jeunes couples qui veulent accéder à un premier logement. Avec une offre dans le social à 250 000 DH et des appartements de moyen standing à des prix de 1 à 1,5 MDH.

« Même la demande sur ces segments va se casser aujourd’hui avec la crise, les pertes d’emplois, les baisses de revenus des salariés, les faillites de PME et de TPE, l’incertitude sur l’avenir… Qui voudra s’engager aujourd’hui dans un crédit sur 20 ans alors qu’il ne sait pas s’il va rester en poste demain, ou s’il va rester vivant… Car on l’oublie souvent, on est d’abord dans une crise sanitaire, humaine. Les gens pensent d’abord à leur santé. Puis à assurer leurs arrières en cas de perte d’emploi ou de revenus. Les décisions d’investissement, les projets d’achat d’appartements ou de villas sont le cadet de leurs soucis. Et ce comportement risque de durer encore longtemps », nous dit notre banquier.

Pour les promoteurs immobiliers, cette crise sanitaire, économique et sociale est un peu comme la goûte d’eau qui fera déborder le vase. Car sans perspectives de revenus, sans croissance future, il est impensable de se lancer dans de nouveaux projets. Et encore plus difficile de poursuivre les plans de désendettement lancés depuis 2015 pour assainir les bilans et redonner confiance aux investisseurs et au marché…

Changement de modèle : l’immobilier passé à la trappe

Mais il n’y pas que les clients ou les investisseurs qui fuient les promoteurs. Les autorités publiques aussi. Dans le discours public, l’immobilier n’est plus considéré comme un levier de développement comme on pouvait l’entendre dans le début des années 2000.

L’Etat s’est beaucoup investi dans ce secteur au début des années 2000, a misé sur le privé, lui a accordé une batterie d’avantages et d’incitations, pensant que le secteur de la pierre allait d’abord absorber le déficit en logements sociaux, puis être au passage une locomotive de développement, de création de richesse et d’emploi… Ce modèle, basé sur la pierre, le BTP, n’a pas donné les résultats escomptés comme le démontrent plusieurs rapports officiels (CESE, BAM, Banque Mondiale, HCP…). Le principe du « quand le BTP va, tout va » n’a pas fonctionné comme attendu. Car le secteur a créé certes de la valeur et des emplois, mais c’était insuffisant pour un pays come le Maroc qui traîne de lourds déficits sociaux…

Aujourd’hui, les autorités publiques et tous ceux qui réfléchissent au nouveau modèle de développement du pays ne parlent que d’industrie, de digital, de la santé, de l’éducation, du développement du capital humain… Ce sont les nouveaux secteurs porteurs pour l’avenir. Et l’immobilier est passé du coup à la trappe.

« Cette méfiance et désintérêt affiché en Bourse vis-à-vis de l’immobilier vient aussi de cela », confirme une de nos sources. « Les investisseurs voient que les décideurs publics ne considèrent plus l’immobilier comme une priorité. Ils le voient à la limite comme un fardeau politique, puisqu’on leur reproche d’avoir engraissé des acteurs privés à coup d’avantages sans aucun retour sur investissement. Donc forcément, cela alimente la défiance, surtout dans un marché marocain qui carbure aux signaux, visibles et invisibles ». 

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